— Paul Otchakovsky-Laurens

Fever

Leslie Kaplan

Fever est un livre sur le crime, mais la question, le suspense, le côté thriller, n’est pas qui a tué – ça on le sait tout de suite – mais pourquoi.

C’est un livre sur la folie, mais sur une folie qui ne se voit pas, qui ne se dit pas, sauf justement dans le crime.

C’est un livre sur deux adolescents d’aujourd’hui, mais qui sont rattrapés par le passé, à savoir par ce qui est arrivé à leurs grands-parents.

C’est un livre sur l’irruption violente de l’Histoire dans la vie de deux lycéens d’aujourd’hui.

Deux lycéens, bonne famille, une famille française-française, une famille...

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Traductions

Allemagne : Berlin Verlag

La presse

Kaplan sans mobile apparent


Deux adolescents commettent un crime gratuit. Leslie Kaplan en montre l’origine dans l’occupation.


Entrez dans la danse, et voyez comme elle avance, un pas chez l’un, un pas chez l’autre, glissé, couru, jeté, s’arrêtant juste ce qu’il faut pour laisser descendre la verticalité de la pensée. Leslie Kaplan écrit comme on a envie de respirer, comme on capte le mouvement, le rythme. Fever, dit le titre de son nouveau roman, titre de chanson, toutes les chansons sont en anglais dans les bandes-son de Leslie Kaplan, cela ne désigne pas seulement une origine américaine, pas seulement une appartenance à la génération des enfants du rock et du jazz. C’est l’allégement de nos vies, par les voix de Patti Smith, de Janis Joplin, de Bob Dylan. Et de Peggy Lee : Fever brasse la bonne fièvre des discussions, nous entraîne chez Damien, chez Pierre, garçons de classe terminale amoureux du professeur de philosophie, madame Martin. Ils découvrent Spinoza, testent leurs arguments, bonne et mauvaise foi pêle-mêle. « La passion pour les idées, madame Marin la transmettait d’emblée. Les élèves apprenaient comment penser les impliquait, ici et maintenant. Les théories n’étaient pas des constructions abstraites, mais avaient des enjeux concrets, matériels, et analyser, comprendre, choisir des solutions étaient des activités inscrites dans le monde, passé et présent. » Deux garçons en pleine ébullition textuelle et sexuelle. Pourquoi a-t-elle viré en mauvaise fièvre ?

Fevercommence sans ambages sur un de ces actes gratuits qu’on voyait naguère du côté d’André Gide (Les Caves du Vatican) et de Jean-Paul Sartre (Les Chemins de la liberté). Plus près de nous, on pensera aux faits-divers et à la télévision, on pensera à Elephant, le film de Gus Van Sant et à ProjectX, roman de Jim Shepard, mais la théorie fait ici toute la différence. Damien et Pierre sont dans l’escalier, ils viennent d’assassiner une femme. Sans raison. Pour la beauté du raisonnement, et parce que c’est une femme. Ils l’ont choisie dans la rue, pur hasard, ils ne la connaissent pas. Puisqu’ils n’ont pas de motif, ils ne sont pas des coupables désignés, on ne remontera pas jusqu’à eux. Le crime est parfait. Ils ont eu l’idée de génie en novembre, pendant les vacances, ils sont passés à l’acte en avril, Damien est le leader mais sans Pierre il ne pourrait rien, aussi allons-nous les suivre, ne pas les quitter d’une semelle, un pas chez l’un, un pas chez l’autre, nous mettre dans leur peau, et on n’aimerait pas être à leur place.

Le roman ne dit en aucun cas que le programme de philosophie est responsable de l’idée monstrueuse qui a germé dans le cerveau de Damien et Pierre. On lit : « Madame Martin avait parlé du hasard, elle citait Freud, d’après lui ne pas croire au hasard revenait à soutenir une conception religieuse, superstitieuse du monde, à maintenir l’idée d’une finalité, d’un ordre dernier de l’univers. Tout d’un coup Damien avait dit, Moi je vais plus loin. Non seulement je crois au hasard, mais je le fais travailler pour moi. » L’intelligence est une donnée commune chez ces adolescents, elle va de soi, ils se demandent qui rêve quand ils cauchemardent et si leurs nuits ne sont pas plus réelles que leurs jours, et qu’est-ce que la réalité ? L’angoisse du désir sans objet les travaille, mais aussi, pour Damien, d’être « coupé du langage ».

Les personnages des romans de Leslie Kaplan, depuis le début, depuis Le Pont de Brooklyn en 1987, réfléchissent comme tout le monde, comme l’auteur et comme le lecteur. Ils leur sont égaux ou supérieurs, en aucun cas inférieurs. Il n’est pas question de les prendre de haut. Puisqu’on les suit, pas à pas. On accompagne Damien vers ses hallucinations, vers le clown ricaneur qui l’attend sur son lit, on accompagne Pierre vers la fuite, le cauchemar, la panique, on reste de plain-pied avec leur univers familial, familier. Famille de Damien : une mère secrétaire séduisante, sans doute trop proche de son fils, un père ingénieur rêveur sorti de l’École des mines, un grand-père fonctionnaire adoré dont la femme n’est plus de ce monde, ce qui a permis à Damien d’avoir la révélation suivante au chevet de sa grand-mère bientôt disparue, déjà absente : « La mort, c’est ça. Ne s’intéresser à rien. »


Famille de Pierre, on n’est pas dans Madame Bovary, les trois générations cohabitent, ça fait du bruit, sauf le grand-père qui ne dit mot. Mère et grand-mère juives ne se passent rien, paroles, cris et théières (on a l’impression) volent, les rires aussi quelquefois, il serait étonnant qu’on ne trouve pas, dans un roman de Leslie Kaplan, de ces histoires drôles, absurdes, par exemple le type qui boit trois bières chaque semaine à la santé de ses frères, et qui intrigue le serveur le jour où il n’en prend que deux, pas de quoi s’inquiéter, c’est qu’il ne boit plus. Les histoires drôles sont à l’image des chansons, des citations, Leslie Kaplan ne manque jamais de semer des cailloux que le lecteur amasse.

« Penser, parler, danser. La philosophie, c’est danser. » Madame Martin cite Nietzsche : « C’est une belle folie : parler. Avec cela l’homme danse sur et par-dessus toute chose. » Elle cite Hanna Arendt : « Ce sont des hommes et non pas l’homme qui habitent la Terre. » Dans le recueil d’essais Les Outils, Leslie Kaplan commente une autre phrase d’Arendt : « Ce qui, dans le monde non totalitaire, prépare les hommes à la domination totalitaire, c’est le fait que la désolation qui jadis constituait une expérience limite, subie dans certaines conditions sociale marginales, telles que la vieillesse, est devenue l’expérience quotidienne de masses toujours croissante de notre siècle. » Pierre rencontre un troisième adolescent, fils d’un chômeur dont la situation est l’illustration exacte de cette phrase.

La grand-mère de Pierre est revenue de déportation. Le grand-père de Damien fut un fonctionnaire exemplaire, à Paris, dans quelque ministère pendant et après la guerre. Pierre découvre l’aliénation, Damien la France vichyste, ils mettent en commun leur butin. Le procès Papon achève de les relier à l’Histoire, de les obséder jusqu’à la fièvre, jusqu’à ce qu’ils inquiètent madame Martin. Le grand-père de Damien dit : « Pour qu’il y ait crime il faut qu’il y ait une raison personnelle, un motif, un mobile personnels. Mais si on suit des ordres… » Il y aurait ainsi répétition, d’un crime à l’autre. Le petit-fils suit le hasard ; le grand-père lui aura, peut-être, suivi les ordres.

Les deux garçons s’enfoncent inexorablement dans des insomnies entrecoupées de cauchemars. Pourtant, on ne cesse de se faufiler dans la ville, les rues de Montparnasse, le quartier des romans précédents,Les Prostituées philosophiques (1997) ou Les Amants de Marie (2002), l’assassinat a lieu rue Delambre. Rue Campagne-Première, rue Huyghens, boulevard Raspail, dans ces noms-là Leslie Kaplan a passé son enfance. Un personnage, la jeune Zoé, rebondit d’un texte à l’autre, femme d’aujourd’hui qui incarne le contraire de la mort, puisque « presque tout dans la vie intéressait Zoé ».

La ville est un cinéma permanent : elle aménage de l’espace et du temps, elle ordonne le libre-jeu des rencontres. Du Pont de Brooklynà Fever, il s’agit de déplacer les chapes de plomb, de « transformer son angoisse en questions » (Miss Knobody Knows – Depuis maintenant, 1996), d’écrire en sorte que les questions lestent les phrases, mais que la prose soit aérée de trouvailles et d’associations imprévues. En réalité, on ignore pourquoi la lutte contre la pesanteur est le ferment de l’œuvre en apparence si limpide de Leslie Kaplan. « – Ce que je ne comprends pas, disait Marie (à son psychanalyste dans le si jubilatoire Psychanalyste), c’est pourquoi de nouveau je me sens si lourde, si lourde, un poids mort. C’est tellement difficile, disait Marie. Mais quoi ? »


Claire Devarrieux, Libération, 6 janvier 2005



Deux ados dans la folie du crime


Peut-on tuer sans raison ? Quelles motivations peuvent pousser au crime ? Avec « Fever », Leslie Kaplan livre un récit troublant sur deux adolescents perdus dans le présent et le passé.


Pierre et Damien sont amis d’enfance. Ils ont grandi à Paris, passé leurs vacances ensemble en Bretagne, et tué une femme, « par hasard », rue Delambre, dans le XIVe arrondissement de Paris, à quelques mois du bac. Une histoire peu banale, surtout quand l’Histoire, avec un grand H, intervient dans la vie de ces deux mineurs issus, pour l’un, d’une famille 100 % française et, pour l’autre, d’une famille juive qui vécu l’horreur des camps et de l’extermination.


Quand le passé intervient :


« Pour qu’il y ait crime, il faut qu’il y ait une raison personnelle. Mais si c’est par hasard… » C’est cette affirmation d’un des protagonistes qui remettra en cause les faits du passé, toutes ces horreurs de la Seconde Guerre mondiale qu’ils vont découvrir et pour lesquelles ils vont se passionner. À mesure que le récit avance, Auschwitz, Maurice Papon, Paul Touvier ou Marie Reille refont surface. Pierre et Damien, hantés par leur geste irréversible et happés par la folie, tenteront de comprendre comment le citoyen le plus sage peut sombrer dans le mal. « Par hasard » ou « sur ordre », y a-t-il réellement une raison qui puisse justifier que l’on tue ?


Aurélie Sarrot, Métro, 6 janvier 2005



Le prix élevé du crime gratuit


Dans « Fever », Leslie Kaplan met deux adolescents aux prises avec le fantôme d’un acte monstrueux. Et recherche l’origine de leur folie dans les non-dits de l’Histoire.


Les livres de Leslie Kaplan, surtout ceux de la suite intitulée Depuis maintenant, dont Fever est le cinquième, dessinent une danse avec les mots. Celle qu’évoque Nietzsche : « C’est une belle folie, parler. Avec cela l’homme danse sur et par-dessus toute chose. » Madame Martin, qui enseigne la philosophie aux adolescents de Fever, leur a donné cette citation en début d’année. Et dans Psychanalyste, ceux qui fréquentent le cabinet de Simon Scop cherchaient à s’alléger du poids du non-dit qui entrave le mouvement. Ce qui pèse sur Damien et Pierre est terriblement lourd : dans un vertige de folie, ces deux garçons brillants et apparemment sans problème ont commis un crime gratuit. Pour affirmer leur liberté, par défi, pour mettre à l’épreuve l’idée de liberté, ils ont tué une femme prise au hasard, un acte longuement préparé depuis les vacances de la Toussaint et exécuté eu printemps, à quelques semaines du baccalauréat.

Maintenant, ils vivent avec le fantôme de ce geste. Souvent, ils l’oublient, se plongent dans les exercices de maths ou de physique, courent les rues et les jardins de Paris, en suivant des topographies chères à Leslie Kaplan, mais il est toujours là, dans leurs rêves, dans les hallucinations de Damien et les angoisses de Pierre. Tout est comme « coupés du langage ». Cette coupure, ils le sentent confusément, remonte à plus loin que leur geste insensé. C’est l’hypothèse de Leslie Kaplan : le crime tu, enfoui, engendre le crime. C’est dans le silence des familles qu’il a germé.

Des familles plutôt sympathiques, à première vue. Celle de Damien, un peu étouffante, entre une mère « jolie, jolie », trop peut-être, et un père ingénieur, distrait mais amical, qui lui a offert, pour ses 15 ans, 150 livres. Un couple Bovary, pense le fils. Avec aussi un grand-père très aimé, fonctionnaire à la retraite, galant et distant. Celle de Pierre est plus encombrante : les disputes entre mère et grand-mère (rescapée des camps) l’agitent ; et, plus lourd à supporter, le silence du grand-père la plombe. Ce qu’il a à dire, plus persone ne veut l’entendre, il a choisi un mutisme souriant. Le père, lui, raconte des blagues, de celles dont Leslie Kaplan aime bien baliser ses livres, histoires mélancoliques et drôles.


Tout comme elle les parsème de citations de films (iciStromboli de Roberto Rosselini), de chansons (Fever et bien d’autres de la même époque). Dans Le Psychanalyste, Kafka servait de fil rouge ; pour Les Amants de Marie, c’était M le Mauditde Fritz Lang. Dans Fever, la mauvaise fièvre qui ronge ces garçons, c’est chez Hanna Arendt qu’on en trouve peut-être la clef. Le cours d’histoire sur la Deuxième Guerre, le procès Eichmann, celui de Maurice Papon avec sa bonne conscience de fonctionnaire obéissant : il y a de quoi troubler des jeunes gens à l’entrée dans la vie. Qu’a fait mon grand-père si prudent, alors au début de sa carrière dans l’administration ? se demande Damien. Quel secret indicible recouvre le silence du mien ?, c’est la question muette, elle aussi, de Pierre.

La philosophie pourrait aider à vivre ; penser, c’est d’abord comprendre le monde et agir sur lui, affirme Madame Martin, dite Alice, dont les élèves sont amoureux. Mais tout le monde n’a pas la chance d’acquérir ces outils, le plus grand nombre en est privé. Comme Yves, un autre adolescent déboussolé, et son père, ouvrier que le chômage a dépouillé de son identité. Le garçon a été viré de son lycée pour avoir joué à défenestrer son prof de français (qui s’appelle Yves Laplace, mais c’est par hasard ! ). Dans ce tissu d’angoisse, une figure habituée des livres de Leslie Kaplan passe en parallèle et éclaire le récit : Zoé, la vivante, que « presque tout intéresse ».

La place occupée par les grands-parents, morts ou vifs, dit le lien entre les générations, l’héritage des crimes qui continuent à miner en silence la vie des descendants et engendrent la répétition. Que feront les garçons du leur ? Ils ont juré de le taire mais ils savent qu’il les tuera. La question reste ouverte.


Isabelle Rüf, Le Temps 15 janvier 2005



De sang froid


Autour d’un meurtre d’adolescents, Leslie Kaplan interroge la nature du crime par une mise en perspective subtile d’un acte individuel dans l’histoire. Très fort.


Fever, douzième roman de Leslie Kaplan – et cinquième de la série « Depuis maintenant », initiée en 1996 avec Miss Knobody Knows, qui inscrit son œuvre dans la présence durable et instantanée du passé et en particulier dans l’après-68 –, est une histoire de meurtre. Poisseuse, la fièvre y est tiède, moite, grise. Comme la ville.

Damien, petit-fils de fonctionnaire français, et Pierre, petit-fils de Juif déporté, élèves intelligents et bûcheurs de terminale rive gauche, exaltés par la séduction conceptuelle de la découverte de la philosophie et par leur jolie prof, réfléchissent énormément. Ensemble, ils sont les auteurs d’une fiction sanglante : un crime parfait, expérimental et sans mobile. Avec passage à l’acte. Ils ont choisi leur victime au hasard et tout se passe comme sur des roulettes. L’enquête tombe dans une impasse et le fait divers dans l’oubli. Pas l’ombre d’un soupçon ne pèse sur eux. Pas vraiment de remords non plus. Juste la découverte de l’intranquillité. Le rétrécissement menaçant des distances de sécurité, le monde qui se rapproche soudain à toute vitesse, la réalité qui frappe à la fenêtre comme un mauvais rêve.

Avec un œil froid et calme sur les agitations intérieures, Leslie Kaplan écrit comme on arpente un périmètre, sans relâche, ne cédant jamais. D’une précision topographique dans la localisation du récit (quelques rues du XIVe arrondissement), sa géographie est avant tout mentale. Prolongeant sa réflexion de prédilection sur les rapports (au sens équation) réalité/fiction, engagement/détachement, Fever est un roman d’apprentissage de la pensée où les adolescents jonglent avec les idées, nouent des liens entre leurs lectures, bâtissent des échafaudages de concepts qui culminent, vacillent, avant de s’effondrer.

Car il n’y a pas que la philo en terminale, il y a aussi l’histoire, Vichy, les camps et le procès Papon. Irruption bouleversante, mise en perspective d’une intimité envahissante. Alors Damien fait parler le grand-père fonctionnaire, qui n’aime pas l’idée de « crime contre l’humanité ». « Pour qu’il y ait crime il faut qu’il y ait une raison personnelle, un motif, un mobile personnels. Mais si on suit des ordres… » Alors Damien et Pierre s’interrogent. Quels ordres le grand-père a-t-il suivis ? Suivre des ordres ou suivre le hasard, quelle différence ? Quelle indifférence ? « Mais ce qui augmentait encore le malaise de Damien était une petite pensée supplémentaire, une pensée infime, ridicule, mais qui restait encore là, collée, vraiment une pensée de n’importe quoi, qu’il écartait comme une mouche en se disant, et alors. La pensée restait là, moi aussi, pensait Damien, moi aussi je dis souvent bof. »

Une fois qu’elle est venue à l’esprit, on peut tenter d’ignorer une pensée, mais on ne peut plus la faire taire. Dans le faux calme frontalier des alentours de la folie, Fever dit la recherche désespérée de ce silence perdu, l’acclimatation épuisante et douloureuse à l’éveil de la conscience.


Judith Steiner, Les Inrockuptibles, 21 janvier 2005



Petit meurtre au hasard


Une femme est assassinée à Montparnasse : deux lycéens sont coupables. On le sait. Mais le nouveau roman de Leslie Kaplan, « Fever », nous fait vivre un suspense beaucoup plus trouble.


Nous sommes en plein cœur de Montparnasse. Aujourd’hui. Il y a la tour et ses fenêtres aveugles, le cimetière avec ses visiteuses qui ne sont peut-être que des folles égarées, à moins qu’elles ne soient que des fantômes dans des rêves récurrents. Et la vie de tout un quartier avec ses cafés, ses boutiques… et ses bribes de conversations entendues sur les trottoirs. Ses passants.

Il y a Pierre et Damien, deux jeunes lycéens, un peu fous de leur professeur de philosophie Mme Martin, surnommée Alice en raison de sa ressemblance avec la chanteuse Alice Snow, celle qui chante Fever. La prof leur parle beaucoup de Freud, d’Hannah Arendt, d’Auschwitz… et du hasard, ce dieu de la vie quotidienne.

Le hasard qui fait qu’un beau jour Pierre et Damien choisissent une femme de la rue Delambre. La suivent et l’assassinent dans son appartement. Un meurtre raconté en quelques lignes. Très sobrement. Puis ce crime s’efface, on en parle à peine, deux ou trois allusions d’une voisine curieuse ou d’un concierge bavard de nature. C’est tout. On ne voit pas la police à l’œuvre. Le quartier engloutit son crime.

Mais Pierre et Damien, eux, vont continuer à vivre. Culpabilisés ? Non. C’est le secret qui ronge leurs pensées. Cette femme de la rue Delambre est présente sans rien changer à leurs habitudes, mais elle est là comme un feu de croisement qui n’arrêterait pas de clignoter dans la pénombre. Toutes les relations avec leurs familles – on va chez l’une, on va chez l’autre – se modifient lentement. Toutes les conversations s’orientent d’une drôle de façon. On parle beaucoup de Vichy, de l’attitude de René, grand-père de Damien, pendant le temps de l’occupation. Qu’a-t-il Fait ? Et pourquoi le silence d’Élie, grand-père de Pierre, dont la femme Sarah a été déportée ?

Un autre professeur leur parle encore d’Hannah Arendt, qui disait des nazis : « Une bande d’hommes déclassés qui cherchent à ôter aux autres leur sens de la réalité. » Damien et Pierre quelle est leur réalité, avec leur secret, avec leur affrontement à cette violence de l’Histoire qui les terrifie ?

Ils ont peur. Mais ils poursuivent leurs interrogations : alors, Vichy, l’Occupation, que s’est-il passé vraiment ? Un fièvre de savoir.

De comprendre. Le plus souvent le silence, mais toujours l’angoisse. Ainsi Pierre n’avait qu’une, envie « disparaître » : « il se voyait, avancer, arriver au bord du monde, le monde serait plat, il tomberait de l’autre côté, il tomberait dans le vide, dans un trou, plus de Pierre, adieu à tout jamais ».

Un roman dont les héros sont les exemples inquiétants d’une folie sourde dans un monde particulièrement chamboulé : Leslie Kaplan, avec calme, tendresse…a écrit une belle et intrigante histoire.


André Rollin, Le Canard Enchaîné, 19 janvier 2005



Un crime gratuit sert de fil rouge à Leslie Kaplan pour remonter le cours des générations


Depuis maintenant est le titre générique que Leslie Kaplan donne à ses romans depuis dix ans. Ce « maintenant » est donc la figure impérative de son projet d’écrivain. Et c’est « depuis » cette figure, depuis l’éthique littéraire qu’elle suppose, dans l’urgence et le souci qu’elle appelle, que l’auteur de L’excès-l’usine ( P.O.L, 1982) écrit. Et s’il faut rappeler que Duras et Blanchot la saluèrent, ce n’est pas au titre de trophée que l’on brandit mais pour indiquer dans quel paysage on se situe.

Car avant de juger tel ou tel type de littérature et de décréter autoritairement ce que devrait être ou ne pas être la littérature – engagée, politique, citoyenne, loin ou non de l’intimité, etc. –, on serait bien avisé de prendre connaissance de ce que chaque type peut engendrer. En bien ou en mal. La réussite de Leslie Kaplan, quel que soit le sujet abordé, tient à une certaine exigence maintenue, à une volonté presque farouche de comprendre le monde dans lequel nous vivons où les générations s’enchaînent, reconduisant les malentendus, transmettant le poison des trahisons, des lâchetés, des renoncements.

Justement, cette question des générations est au centre de Fever – qui emprunte son titre à une chanson connue d’Alice Snow. Nous sommes à Paris, de nos jours, dans le petit périmètre de Montparnasse, entre le cimetière, le boulevard Edgar-Quinet, le carrefour Raspail, la rue de Rennes… c’est le début du printemps. Deux jeunes gens intelligents, bosseurs, fils de famille de la petite bourgeoisie, préparent leur bac dans un lycée du quartier : ils le réussiront, avec une mention.

Lorsque le roman commence, Pierre et Damien descendent les rues d’un immeuble de la rue Delambre. Ils viennent d’assassiner une femme choisie au hasard. Sans motif. Pour se prouver à eux-mêmes que le hasard et la gratuité sont à la fois des images du destin et que pour se soustraire à toute poursuite, et conséquemment à toute culpabilité, il faut et il suffit de n’avoir aucun mobile, aucun intérêt au crime.


Peu à peu, le champ s’élargit, s’approfondit. D’autres personnages apparaissent, donnent de la densité à ce qui n’est plus un simple fait divers. Les éléments de la vie familiale, morale et sociale des deux adolescents s’additionnent, s’entrecroisent. Pierre est issu d’une famille juive. Il regarde son grand-père, « ce vieil Élie qui ne parlait pas mais qui n’en pansait pas moins, qui toute la journée restait assis, impuissant, dans son fauteuil et ressassait “Exterminez-les” ». Damien, lui, interroge son propre grand-père, René, sur son attitude à la même époque de la guerre : discours désespérément convenu pour justifier la lâcheté ordinaire des jours, la débrouillardise comme morale, le silence comme engagement maximal. Le cours de philosophie des deux lycéens sert de contrepoint à l’angoisse et aux rêves qui viennent les hanter. Le geste criminel n’est donc qu’une réponse folle à l’interrogation e vivre. Mais surtout parce que la question est comme antérieure à Pierre et à Damien. Elle a informé la vie de leurs parents, de leurs grands-parents. C’est pourquoi elle les déborde aujourd’hui… On ne peut pas être vierge de l’histoire dont on est issu.

À la fin de son livre, Leslie Kaplan revient sur le procès Eichmann vu par Hanna Arendt, ou sur celui de Maurice Papon. Tout ici trouve sa juste place, sans effet de démonstration grossière. Car c’est en romancière, avec la licence et la règle que l’on se fixe à soi-même, que l’auteur parvient à son but : montrer comment la responsabilité se transmet. Et de quoi nous sommes contraints d’accepter l’héritage.


Patrick Kédichian, Le Monde, 21 janvier



Le crime en héritage


Damien et Pierre, deux lycéens parisiens, bons élèves et apparemment « normaux », commettent un crime gratuit (comme le Lafcadio des Caves du Vatican, de Gide). Jusqu’à ce qu’ils découvrent, atterrés que ce qui a motivé ce geste, « obéir à la loi du hasard », « se soustraire à toute réflexion », est exactement ce que fit le grand-père de l’un d’entre eux pendant la guerre, fonctionnaire modèle façon Maurice Papon… On voit ainsi comment un passé refoulé peut surgir dans le présent sous l’apparence d’un acte apparemment « libre ». Leslie Kaplan a l’intelligence de ne pas juger ses personnages. Elle se contente de montrer, par petites touches rapides, Damien et Pierre potasser leurs devoirs, manger avec leurs grands-parents adorés, croiser la trajectoire de multiples personnages – un fils d’ouvrier au chômage, une jeune femme qui rêve d’être actrice… Elle le fait avec cet intérêt passionné pour l’autre, qui caractérise sa littérature depuis son premier roman, L’excès-l’usine, paru en 1982. Damien et Pierre ne sont pas des salauds exemplaires. Ils sont sensibles, désemparés et croulent progressivement sous le honte et le remords. Tout l’intérêt de ce livre puissant est de mêler la grande et la petite histoire, le quotidien et l’exceptionnel – le crime – et de nous montrer un exemple concret, moderne, possible de cette « banalité du mal », dont parlait Hannah Arendt lors du procès du nazi Eichmann. Comment éviter pareil scénario ? Sans doute en explorant sans cesse notre passé et les peurs qui nous constituent, répondrait Leslie Kaplan, qui a écrit Le Psychanalyste en 1999.


Patrick Williams,Elle, 7 février 2005


Agenda

Mardi 4 juin 2024
Leslie Kaplan à l’Institut français de Berlin

Institut français Berlin
Kurfürstendamm 211
10719 Berlin
Deutschland

+49 (0)30 - 885 902 0

info.berlin@institutfrancais.de

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Leslie Kaplan Prix Wepler 2012 pour Millefeuille

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Leslie Kaplan Grand Prix de la SDGL 2017 pour l'ensemble de son oeuvre

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Leslie Kaplan, Fever, Fever, le film, par Raphaël Neal