— Paul Otchakovsky-Laurens

Coda

René Belletto

Tout au long de ce récit d’apparition et de dispariton un certain nombre d’indices annoncent et développent le thème de la confusion de la vie et du livre : de plus en plus, le héros-narrateur « passe » dans les mots, devient les mots eux-mêmes.

D’ailleurs, la première phrase de Coda, l’exergue, est aussi la dernière du livre qui, de la sorte, se referme sur lui-même, s’engloutit en lui-même.

Quant à l’écriture de Coda, conte fantastique, elle a la perfection de la transparence. Son rôle n’est pas de s’interposer entre le lecteur et le « fond » de l’histoire, son rôle...

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Traductions

Roumanie : Leda-Corint | USA : The University of Nebraska Press

La presse

Mouvements perpétuels


L’encyclopédie Science de la musique, de Marc Honegger propose plusieurs définitions du terme « coda », période vive et brillante qui termine un morceau. Voici l’une d’elles : « C’est le plus souvent le premier thème principal qui est repris en guise de coda, arrondissant ainsi l’équilibre de la forme. » En donnant à son roman ce titre musical, René Belletto, fou de classique et de Bach en particulier, se place illico dans la perspective d’une composition rigoureuse avec un thème clairement énoncé que l’on retrouvera en guise de terminaison flamboyante. Facétie de l’auteur, la phrase qui ouvre et qui ferme ce roman troublant ne commence pas à la première ligne de l’histoire. Elle est mise en italique et en exergue, telle une citation : « Je prends le livre de ses jolies mains fines et je regarde. »

Formule magique, cette phrase en apparence banale nous fait entrer dans le monde de l’imaginaire. Un narrateur, X, qui se veut anonyme, nous raconte l’histoire qu’il a vécue. Mais, nous prévient-il, elle ressemble tant à un rêve qu’il doit la noter dès l’instant où elle se termine pour ne pas la perdre. Cet homme, veuf d’une épouse adorée, assassinée mystérieusement, élève leur fille unique, Anna la belle, qu’il aime avec passion. Un jour d’été torride, alors qu’il vient de fêter les 6 ans d’Anna, le narrateur bascule dans une aventure qui commence dans son congélateur. Il y retrouve un plat surgelé que ni lui ni sa femme de ménage n’ont acheté. Il mène l’enquête, retrouve un ami d’enfance et deux femmes : la sœur de ce dernier et une autre, envoûtante comme le destin. Tenaillé par le doute concernant ce trio – quel rôle joue-t-il vraiment dans l’histoire ? – le narrateur est pris dans un engrenage qui ressemble fort à ce mouvement perpétuel inventé par son père, un système de boules qui actionnent des leviers, allument des lumières et ainsi de suite, non pour l’éternité mais pour vingt-quatre bonnes heures.

Ce petit bijou de mécanique bien commercialisé est la source de sa confortable fortune. Tout pourrait continuer ainsi entre amour et énigme, mais un caillou se glisse dans la mécanique bien huilée : Anna est enlevée dans un parc, où elle jouait…

Les lecteurs de Belletto retrouveront avec plaisir l’étrangeté, la malice, l’atmosphère de danger imminent des premiers romans de l’auteur. Maître de son art, Belletto insinue en nous ces doutes qui le taraudent. La vie est un songe, nous souffle-t-il, dans cette écriture digne des contes du XVIIIe siècle, subtilement mâtinée de modernité. Et si la mort était aussi un songe ? Et la vie un éternel retour ? Et si, comme dans le proverbe latin, in cauda venenum, le poison du doute était l’apothéose de cette coda ? À chacun d’élucider le mystère. Et l’on pense à Brassens parodiant Paul Valéry : « La mort, la mort, toujours recommencée… »


Michèle Gazier, Télérama, 16 mars 2005


C’est un bien étrange récit que Coda, une de ces histoires séduisantes et troublantes dont Belletto a le secret. Le point de départ est pourtant banal : le narrateur, un veuf qui se partage entre la musique, les mouvements perpétuels et l’étymologie, rentre chez lui après un voyage avec sa petite fille Anna. Dans son congélateur, vidé avant son départ, il découvre un emballage de fruits de mer. Or, il ne les aime pas et n’en achète jamais. Doutes, soupçons, enquête. Comme dans Créature (P.O.L, 2000), dernier volumes de la trilogie des aventures de Michel Rey, le climat vire au fantastique, accentué ici par la paranoïa du narrateur. Cela sous les dehors d’une narration lisse, mais truffée de coïncidences surprenantes et de motifs récurrents chers à l’auteur de L’Enfer (thèmes du double ou de l’enlèvement d’enfant). C’est à nouveau le mois d’août, une menace rôde, la mort et la folie ne sont jamais très loin, mais le plus intrigant reste à venir. Après l’espace-temps rétractile imaginé dans Créature, le romancier suggère l’avènement obscur de « notre nouvelle immortalité » – à l’image d’un récit dont la fin est le commencement : beau tour de passe-passe du magicien Belletto !


Isabelle Martin, Le Temps, 7 mai 2005


Une bonne nouvelle : la mort vaincue


Je me rappelle comment, au début des années 80, René Belletto s’était mis à compter pour nous. Un jour de 1986 : L’Enfer venait d’arracher le prix du Livre Inter et le Femina à des romans plus traditionnels, moins juteux, et nous nous dîmes que quelque chose était en train de changer. Hachette/POL, même combat ? On allait voir ça. Or, qu’avons-nous vu ? Que Belletto, qui était un connaisseur de l’Espagne et de la guitare classique, était aussi un sensuel (pas de livre, pas de film sans quelque rêverie charnelle, théorie qui plaira aux lecteurs de ces chroniques…). J’ai dit au passage : « film ». Les lecteurs de Belletto qui étaient allés le chercher un peu loin des rives littéraires avaient découvert un homme de cinéma épatant. Je n’ai pas oublié cette ville de Lyon enfoncée dans la grisaille de ses secrets, les jardins, les maisons cachées, les leçons de guitare, la façon qu’avait Nicole Garcia d’aimer l’amour et de le montrer. Avec Le Revenant, Sur la terre comme au ciel, des romans drus et nostalgiques, sur un rythme et dans un ton pas tout à fait « français », triomphait tout ce que nous aimions.

Là-dessus, qu’est-il arrivé à Belletto ? Un autre romancier paraissait s’être substitué à lui. À partir de La Machine, impossible de le reconnaître. Il paraissait devenu l’otage d’une littérature blanche. Ce n’est pas la couleur à laquelle se vouer si l’on aime les polars bien noirs. Bref, ces équations romanesques nous éloignèrent de Belletto. Allions-nous le perdre de vue ?

Le voilà revenu, mais pas dans nos eaux. Il en est loin et je me demande comment, sans le trahir, évoquer ce non-roman. Si le ton, le style sont d’un roman – nonchalant, murmuré, mais indiscutablement une fiction, et même symbolique, illustrative –, il est probable que Belletto avait « autre chose » en tête. Ce n’est pas le « mystère du congélateur », même si un surgelé (des fruits de mer) est arrivé mystérieusement dans le frigo du narrateur. La marque ? Mary Frigor.

Ce mystère contient tous les autres : pourquoi Agathe est-elle languide ? Pourquoi ce fil rouge sur sa robe, ce tic, son somnambulisme ? Le château de Saint-Rometz est-il un palace pour adultères, le QG d’une secte, un asile, un lieu de trafic d’enfants ? Pourquoi tant de place est-elle donnée à l’immensité luxueuse des décors, au train de vie des personnages ? (Ne serait-ce pas plutôt un train de mort  ?) Quels louches secrets cache Famille unie, ce magazine jeté dans les boîtes aux lettres ? Qui sont Marc et Agathe Kram ? Quel lien entre Marthe et Agathe ? Autrefois, la femme du narrateur s’est fait assassiner et les Michelangeli, ses parents, ont soupçonné leur gendre : quelques années plus tard, c’est Anna, la fille de la morte, qui est enlevée…

Je raconte – non, je ne raconte pas, je caresse du récit le foisonnement de cette histoire, j’essaie de ne pas disperser ce que je crois avoir saisi. Pour faire simple : Belletto nous raconte, sur un ton familier, contrôlé, comment la mort a été vaincue et comment lui, le narrateur, semble bien être pour l’instant le détenteur du secret. Vaincue, vraiment, la mort ? La coda le dit, entre deux accords de passion andalouse. Pourquoi pas ? Changeons un peu d’angoisse…


François Nourissier, Le Figaro Magazine, 28 mai 2005