— Paul Otchakovsky-Laurens

En laisse

Dominique Fourcade

en laisse

sans lasso et sans flash

éponges modèle 2003


Pourquoi trois livres en même temps ? Parce qu’ils ont été écrits simultanément, mais selon des sources d’inspirations, des tonalités et des chemins d’écriture demeurés distincts, ce qui interdisait de les réunir en une seule publication. en laisse est une réaction de l’écriture à des événements contemporains, notamment à la photographie d’un prisonnier irakien tenu en laisse par une soldate américaine, photographie qui colle à la peau du livre ; sans lasso et sans flash part d’un tableau de Simon Hantaï,...

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La presse


Trois coups sous les arbres


Les trois nouveaux livres de Dominique Fourcade, véritable triptyque flottant, sont des exposés fluorescents de notre époque, trois coupes dans notre temps où, nécessairement, l’abject côtoie le sublime.


On peut comparer l’oeuvre de Dominique Fourcade à celle d’André du Bouchet ou de Jacques Dupin, pour la génération antérieure. Elle en a la liberté, l’ampleur et la force de déplacement. Rien ne restreint l’écriture chez Fourcade, sinon sa capacité à se ployer dans la vérité sensible et crue du monde. "Chevilles/ dont le talc est brisé. " (En laisse) Mais il y faut l’art de la composition extrême pour pouvoir inventer une nouvelle vitesse. Projective verse (Olson), métier de pointe, selon Char, dont l’auteur fut un proche ami, énergie en somme où Fourcade peut faire que le politique traverse nos corps, commotionne nos esprits et renverse nos affects. Comme En laissele sera par une photographie témoin de l’abjection de la guerre en Irak, comme Sans lasso et sans flash et Éponges modèle 2003 le seront aussi à leur manière, chacun répondant de l’acte de résistance qu’ouvre et permet l’acte poétique... Entendons : "et au plus faible de la guillotine toute la place est pour la luisance qui rend plus giclé l’événement ".


Avec Sans lasso et sans flash, écrit en écho au tableau de Simon Hantaï,
Écriture rose, que réactualisez-vous de votre rapport à la peinture ?


Il est clair que j’ai toujours eu un rapport à la peinture, mais j’en suis à un point de ma vie où il n’y a pas plus de rapport spécifique avec elle qu’avec quelques autres événements ou faits de la vie. Le tableau de Simon Hantaï, qui m’avait extrêmement impressionné dans les années 70, je crois que je n’en aurais jamais parlé comme j’ai pu en un sens le faire dans Sans lasso..., après trente ans d’impossibilité d’écrire dessus. Avec Sans Lasso... je suis allé autour de ce tableau et je reviens en fait à ne parler que du rapport de ma propre vie avec le temps dans lequel je vis. En fait ce tableau a été à la fois comme un texte laissant venir l’écriture à elle-même et un prétexte, ce qui est très différent. Je voulais régler un compte avec moi-même. Je me suis servi en somme d’Écriture rose comme d’un tremplin, soit de quelque chose qu’on ne quitte jamais, même si on attrape des choses en l’air, comme des nappes d’odeur, des événements, retombant sur sa peau tendue avec l’impression de la trouer et de passer dessous, d’aller y voir sur les côtés. Écriture rose m’a confronté à utiliser à fond la synergie du mouvement pour aller derrière le tableau, à côté. À aucun moment je n’ai eu l’impression de travailler à partir de cette seule peinture, mais de faire un poème lui-même pris dans un autre grand poème. J’ai aussi eu l’impression que je pouvais, trente années derrière moi, vaincre les peurs qui m’attachaient à cette toile comme par ailleurs dans Le Sujet monotype (P.O.L, 1997) Degas était le point d’amarrage à partir duquel s’éloigner, ouvrir une porte, passer de pièce en pièce pour revenir d’où l’on était parti.


Les pièces du poème sont nombreuses, puisqu’on circule entre trois livres. De la peinture d’Hantaï nous allons vers la photographie d’une soldate américaine tenant en laisse un prisonnier irakien, toujours épongés par le réel. Comment comprenez-vous ces sauts de livre à livre ?


Il n’y a pas de sauts de livre à livre, mais sans cesse communication d’une page d’un livre avec les pages des deux autres. On ne va pas vers cette photographie de soldate américaine, on vient plutôt d’elle : un matin, ouvrant un journal, je tombais sur cette photographie, mon temps était là, l’époque était là. En parlant d’elle sans jamais la quitter je me suis dit que je me devais d’en faire un livre. Les trois livres sont en fait trois entrées dans la même pièce. Je ne pouvais pas réunir la matière de ces trois livres en un seul et je ne pouvais pas ne pas les publier simultanément. Ils furent tellement une descente en moi que rien ne s’écrivit comme je pensais le pouvoir. J’ai travaillé à ces livres dans un vertige tel que ça a créé en moi un vide et une énergie incroyable. C’était une sorte d’effet venturi. Je n’ai jamais été confronté à une expérience d’écriture pareille. Je ne dis pas cela pour émettre un jugement qualitatif, mais pour poser un jugement de méthode. Parce qu’il n’y avait dans cette expérience aucun support, aucun savoir, il n’y a eu, paradoxalement, aucune chute. Ce que je ne m’explique toujours pas. J’étais dans un espace qui ne peut plus s’appeler la vie et que l’on ne nommerait qu’abusivement la mort. Un espace qui n’était ni la vie, ni la mort, mais qui participait des deux. Il m’a fallu avancer dans ces trois livres sans me retourner, rassemblant là toutes les expériences de ma vie, comme celle de la torture que j’ai vu pratiquer en Algérie lorsque j’y étais soldat. Je me suis alors vécu égal au torturé et au tortionnaire, parce que je pense qu’il y est question du même homme. Je ne suis pas le seul à penser cela, mais encore fallait-il que je parvienne à le penser moi-même. Écrire épongé par les choses mais en n’oubliant pas qu’il nous faut autant les éponger...


Vous parlez d’ailleurs de leur forme triangulaire...


On est en fait dans une sorte de billard irrégulier, constamment renvoyé d’un angle à un autre. Ces trois livres sont un triangle qui ne peut tenir debout, ni couché, mais à l’intérieur duquel s’entrechoquent des boules d’ivoire, comme un silence de lundi matin en ville...


Éponges modèle 2003 est un titre intrigant, parce qu’il tourne autour du lexique de l’éponge. Vouliez-vous là signifier la tâche du poète ?


On trouve les choses. Si on les cherche, ce n’est pas par là qu’elles adviennent. L’éponge est quelque chose qui aspire et qui rejette, qui n’est pas loin d’être informe, qui ressemble à elle-même depuis presque toujours. Je voulais pourtant contradictoirement dater quelque chose qu’on ne date jamais (l’éponge), parce que j’ai pris conscience en 2003 d’un moment époqual où se disait le destin du temps occidental, c’est-à-dire cet espace démocratique, dominant et dominateur, où se travestissent toutes ses valeurs, où toutes se démolissent sous l’action de son propre mécanisme. Il y a alors ensemble un objet indatable et une date. C’est l’état de la poésie plutôt que la tâche du poète que j’entendais par ce titre. Je crois qu’un titre doit dire simultanément quelque chose de particulier et de général, jusqu’à leur concentration maximale.


On pense aussi bien sûr à Francis Ponge...


En fait c’est Francis Ponge qui conduirait à éponge ! Disons que dans l’état dans lequel j’ai écrit ces livres, je n’avais pas plus besoin de Ponge que de n’importe qui. À ce stade de ma vie d’homme et d’écrivain, s’est mis en branle tout le dispositif qui me faisait être l’un et l’autre. Ces trois livres sont la transcription de cet ébranlement. Toute la culture est donc contenue dans ce mouvement, tout ce que j’ai pu lire, écrire ou voir.


À plusieurs endroits vous parlez d’ailleurs d’un " poème qui aille comme un gant à la réalité " ou encore de " l’époque éponge (à dire) en un seul mot... "


J’ai très longtemps travaillé mon écriture afin qu’elle épouse chaque millimètre carré de ce qu’elle avait à dire. Travailler à ce que l’écriture soit une peau, la plus fine possible et qui colle au sujet qui tente d’apparaître, qu’elle absorbe toutes les concavités, les convexités de ce qui se présente à elle. Je fais aller l’écriture là où elle ne peut pas aller sans travail, quand même à force de travail d’écriture on en vient à être ce gant presque naturellement. Il faudrait que l’écriture soit diaphane, pas transparente, qu’elle éclaire d’une certaine lumière les choses.


Vous écrivez pourtant, à la suite de cette " époque éponge " à dire " en un seul mot " : " ceci est mon ", sans rien nommer de plus, contrairement à la phrase biblique... Pourquoi cette suspension de la parole ?


Je voulais à la fois mettre en valeur que "ceci" est mon époque éponge, mais en même temps traduire de façon ultrarapide une amputation qui est le lot de mon quotidien. Mettre en lumière que je n’arrive pas à dire, que le poème c’est cela que l’on ne peut pas dire. Ce que je voudrais dire je ne suis jamais arrivé à le dire, voilà la vérité des choses.


Ces trois livres tournent autour d’un questionnement central : comment dire le temps dans lequel nous vivons, notre époque...


En laisse est contenu dans Sans lasso... de la même façon que chacun des livres se contient aussi dans Éponges modèle 2003. Chaque livre est une autre face poétique de l’époque, un de ses aspects, une proposition. Il y a, par exemple, une profondeur de l’image, une profondeur où on est attaqué, souillé et où l’image vous livre votre vrai visage d’homme. L’implication de cette photographie permet de mieux se comprendre et de mieux comprendre l’espace qu’a ouvert pour moi le tableau de Simon Hantaï. Tout ce que j’ai écrit dans Sans lasso... n’est là que dans la résonance de ce que j’ai eu sous les yeux écrivant face à cette photographie, comme s’il n’avait jamais été question là que d’un double autoportrait. C’est moi qui me suis pris en soldate américaine tortionnaire et en prisonnier irakien torturé, dans un seul et même document. C’est moi qui me suis pris en lasso et en flash.


En somme, pour bien se comprendre il faut être face à des prototypes qui vous renvoient face à vous-même. Cette photographie, de même qu’Écriture rose, sont deux prototypes d’une condition d’existence à laquelle nous appartenons. Et dans les deux cas, qu’est-ce que je fais : j’écris ces situations, je m’écris en elles, dans chacune de leur configuration. La question étant bien sûr celle de l’écriture, de la façon dont elle va prendre en charge, ou se charger, de ces événements. Alors, là, je ne peux que vous répondre sur le plan de l’écriture, je ne peux que vous dire comment je l’ai, dans ces trois livres, lâchée, vous dire que tout cela est avant tout, et doit être promu tel, de l’écriture, avant même que cela soit une méditation sur l’époque.


Ces trois livres sont une grande forme d’écriture qui, elle-même, englobe une multitude d’écritures et de formes. Et ça, je pense fondamental que je le dise, d’autant plus que le lecteur cherche à me river à une photographie, à un tableau... Tout ce qui est médité, ne l’est que parce qu’il y a, en premier lieu, travail sur la langue, soit des proses et des vers en poèmes, des sonnets, des bribes d’essai, des mélodies, des cacophonies volontaires, des versions modernisées de poèmes anciens, il y a Dante, Rilke..., il y a tout un travail sur les rythmes, des études de rythmes en tant que tels, des re-sensibilisations d’états, des variantes, toute une minutie et un lyrisme que je crois n’avoir touché que dans ces trois livres-là, soit une concentration où il a été question de créer de l’espace à l’intérieur d’un non-espace écrasant.


Propos recueillis par Emmanuel Laugier pour Le Matricule des anges de juilllet-aôut 2005





Dévoré par son époque


Dominique Fourcade tente de trouver un chemin dans le présent, en quête du poème « qui aille à la réalité comme un gant »


Dominique Fourcade est le premier à poser la question : « Pourquoi trois livres en même temps ? » Il y répond avec une parfaite clarté dans le prière d’insérer commun aux trois ouvrages : « Parce qu’ils ont été écrits simultanément, mais selon des sources d’inspiration, des tonalités et des chemins d’écriture demeurés distincts... » Après la distinction, l’unité : « ...les trois livres ouvrent sur le même espace-temps, ils sont dévorés d’une même époque, et leurs trames sont étroitement mêlées ».


Cette « époque » est explicitement la nôtre : le XXIe siècle inauguré un certain 11 septembre. C’est pourquoi l’oeuvre de Fourcade est moderne. Non pas à l’avant-garde du temps - il n’anticipe pas, ne fait pas de poésie-fiction, mais dans le temps mouvant de l’actuel. A la différence des autres genres littéraires, la poésie n’a pas obligation de reconstituer ce qu’elle nomme. Elle peut se contenter de le donner à voir et à entendre. Et si ce qui la sollicite est un désordre, un chaos, ce désordre et ce chaos devront être audibles et visibles dans le poème. En même temps se pose évidemment la question de la subjectivité du poète. De sa personne, de sa voix, de son corps. Fourcade cite Heidegger, qui a le mieux interrogé, quoi qu’on dise, ce qu’il en est de cette présence et du « chemin » qui y conduit. « Jamais ce chemin n’a été su d’avance : au contraire il est resté vacillant et encombré de retours brutaux en arrière et d’errances. » Ce non-su, cette ignorance, le poète nous demande d’en partager le risque. Et aussi l’exaltation.


Métamorphose poétique


Pour mesurer ce risque et cette ignorance, il suffit de se retourner sur l’itinéraire de Dominique Fourcade. Né en 1938 à Paris, il publia son premier livre - Epreuves du pouvoir (éd. José Corti, 1961) - dans la mouvance et sous l’influence de René Char. Trois autres recueils suivirent, jusqu’en 1970. Puis ce furent treize années de silence au terme desquelles il manifesta une sorte de métamorphose poétique, une « crise », au sens mallarméen du terme. Depuis toujours, « la poésie est en moi, sous la forme de son principe même », écrit-il aujourd’hui. Le Ciel pas d’angle en 1983, puis Rose-Déclic un an plus tard et Son blanc du un (1986), tous chez POL, qui sera désormais son éditeur (avec Michel Chandeigne), en furent les premières étapes. Cette mutation n’avait pas la facilité pour principale vertu. Mais en saluant Xbo en 1989 (dans Libération), Jacques Roubaud n’écrivait-il pas : « L’énigme de la poésie aujourd’hui n’est pas qu’elle est difficile, elle ne l’est jamais, pour peu qu’on prenne la peine de la lire, l’énigme insupportable de la poésie est qu’elle refuse de disparaître. » Comme l’expliquera Fourcade - qui n’a pas l’habitude de fournir, avec sa poésie, son mode d’emploi - il s’est agi, à partir des années 1980, d’entrer dans « l’inconnu », de perdre ses « bases », d’avancer dans le « vide ». Et surtout de faire « quelque chose que je ne sais pas faire ». « Mon métier n’est pas à moi », écrit-il aujourd’hui. Les peintres - Cézanne, Matisse et Pollock en tête - l’aideront à sortir de ce qu’il nomme le « monde chrétien », c’est-à-dire de cette idée de centralité, « avec un Christ trônant, un empereur, un chef, ou un président placé au-dessus de ses sujets... ». Toute la vision poétique, toute « l’écriture dérivante » de Dominique Fourcade en découle. C’est aussi une vision de l’époque : « La surface est le grand thème de notre époque/ Et le tunnel sa grande réalité » , écrivait-il dans Xbo. « Mais le présent comment le vit-on et qu’est-ce que c’est ? » Trois livres sont là pour tenter de répondre à ces deux questions, ou plus exactement pour étendre infiniment leur champ, leurs potentialités. Dans En laisse, il s’agit de s’interroger sur « l’écriture comme vulnérabilité », à partir de la photographie de la soldate américaine tenant un prisonnier irakien en laisse dans la prison d’Abou Ghraib. C’est un tableau de Simon Hantaï, Ecriture rose, datant de 1958-1959, qui, dans Sans lasso et sans flash, est le motif d’une réflexion sur l ’« infime cruciale petite zone non prévenue » à partir de laquelle l’auteur tente de trouver son « chemin », ou plutôt son « carrefour obscur ». Eponges modèles 2003, enfin, est la tentative, en vers et comme en souvenir de Francis Ponge, pour penser la dissociation entre les mots et les choses, au profit de la sonorité et du souffle - tout en cherchant à « faire un poème qui aille à la réalité comme un gant ». Ce pourrait d’ailleurs être la définition même du beau et impossible projet de Dominique Fourcade.


Patrick Kéchichian, Le Monde des Livres, 23 juin 2015




Écriture rose ou noire


Trois livres de Dominique Fourcade explorent les mêmes thèmes, sans pourtant se ressembler.


De ces trois livres écrits en même temps, on serait tenté de dire, paraphrasant l’auteur, qui lui-même s’engouffre dans une image proustienne, que nous les recueillons « comme une gelée ». Qu’est-ce à dire ? Dominique Fourcade a longtemps cherché, nous dit-il, l’origine et la formulation exacte d’une phrase de Proust : « Ce livre, je le bâtissais comme une robe et le recueillais comme une "gelée". » Comme une robe, en épinglant feuillet après feuillet, comme un patron qu’on monte. Comme une gelée, où se fondent les saveurs des différentes viandes, les caractères empruntés à tous ses modèles. Les éléments des trois livres de Dominique Fourcade circulent de l’un à l’autre, malgré les différences apparentes des sujets, des démarches. Variant un peu la métaphore proustienne, l’auteur propose : « Je bâtis mes lignes, je n’ose pas dire ambitieusement comme une robe, mais tout simplement comme une éponge. » Comme Proust passait de la cathédrale à la robe, Fourcade passe de la robe à l’éponge. Surenchère dans la modestie ? Changement de régime, plutôt, de l’architecture de pierre ou de tissu, on passe à l’organique, on ne construit plus, on absorbe. « L’éponge est dans ma main et absorbe la nuit qui est en moi, et à force de l’absorber, ma main devient l’éponge, devient la nuit ma main mon bras. » L’éponge est un de ces mots qui circulent de livre en livre en se chargeant des sens propres aux univers de chacun. Dans En laisse, elle est métaphore de l’écriture, dans Éponges modèle 2003, le mot « éponge » entre dans un jeu complexe avec le mot « époque » : échanges de lettres, désarticulation des syllabes, l’absorption se fait visible dans la matière même du mot. Les trois livres se parlent ainsi, réalisent des opérations d’import-export, ainsi le mot « laisse », qui désigne la longe par laquelle la soldate américaine tient son prisonnier, renvoie aussi, souterrainement aux vers de la poésie médiévale, et cette homonymie nous amène à des connexions inattendues entre textes. Pourtant, les propos des trois livres sont, en apparence, des plus éloignés : En laisse est lié à la photographie d’une scène « désormais inscrite au répertoire de notre temps, scène d’une criminalité destinale ». Sans lassoet sans flash est suscité par un tableau du peintre Simon Hantaï, Écriture rose. Éponges modèle 2003 se concentre sur le « sur place, à quoi comme écrivain j’aspire » : l’acte d’écriture, le choc des syllabes, est questionné, loin de tout prétexte, plus intensément que tout. L’écriture y est noire et le désespoir bleu de lave. Ces trois livres ne créent cependant pas de barrières entre eux. Il n’y a pas le livre inspiré par l’actualité, l’écrit sur l’art et l’art poétique abstrait. Thèmes et sujets s’y entrecroisent : violence, sexe, doute sur l’écriture sont présents dans chacun et y composent un ensemble subtil de variantes dans la tonalité de chacune des oeuvres. Rien de désincarné ni de cérébral dans ce jeu suprêmement maîtrisé. On reste pétrifié devant cet appel d’En laisse : « Humanité, qui es-tu pour me manquer à ce point ? » devant cette laisse qui tient « l’extrémité de l’humain ». Il faut lire ces trois livres comme un témoignage de la faille qu’il y a en l’auteur, dit-il « depuis toujours », et qui le pousse à écrire. « On ne me demande rien mais je me dois de le dire au moins à l’écriture. » À méditer par ceux qui cherchent une définition de l’écriture.


Alain Nicolas, L’humanité, 23 juin 2005