— Paul Otchakovsky-Laurens

Abraham remix

Frédéric Boyer

Dans ce nouveau roman, Frédéric Boyer interroge le déplacement, la migration, l’exil. Il se sert d’Abraham, le patriarche biblique et le transporte de nos jours, dans nos sociétés, pour en faire un simple émigré et aussi la figure emblématique de l’émigré, ou encore du réfugié. Celui qui quitte tout et tous pour du travail et, au delà, pour vérifier son espoir. Ce sont des variations sur ces thèmes, et ceux de la filiation et de la loyauté, avec une visite systématiques de toutes les situations, dans un ressassement lyrique proprement sidérant parce qu’il mêle le trivial et le sublime, le politique et le mystique avec une...

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La presse

L’inaccessible terre promise


Frédéric Boyer réinvente Abraham, le patriarche biblique, avec une odyssée à travers les horreurs des temps modernes.


Flaubert aurait voulu écrire un roman fait avec « rien », ne tenant que par la force de l’écriture. Même si, d’une certaine façon, par le refus de limiter un personnage à un espace et un temps précis, le propos de Frédéric Boyer participe de ce rêve qui depuis lors n’a cessé de hanter les romanciers, ce n’est pas le rien qui est au cœur de sa nouvelle et très belle fiction, chanson de geste pour le temps présent, c’est le tout. Dans un vaste mouvement panoramique, l’écriture entraîne des télescopages de séquences, d’images, de scènes appartenant au monde vécu, au cinéma, à la littérature, qui ramènent vers nous toute la violence de l’Histoire, la douleur des êtres vivants, simplement figurants dans ce film, tantôt victimes, tantôt bourreaux, toute l’horreur du XXIe siècle en son début.


Ce sont en effet les termes cinématographiques qui viennent à l’esprit au fil des errances d’Abraham, dont la figure mouvante glisse d’un temps à un autre, d’une région à une autre, dessinant la figure de notre époque, celle de l’émigrant. Comme le patriarche biblique, quittant sa Chaldée natale pour la Terre promise, il est très vieux lorsqu’il entend une voix lui ordonnant de partir loin de son pays et plus tard d’immoler son fils, sacrifice qui n’a eu lieu ; mais tous les signes, les stigmates et aussi les jeux de la modernité sont inscrits en cet homme blessé par la vie. Qui est-il ? « Un personnage de Gertrude Stein, de Flaubert ou Chaplin, qui n’existe que dans la littérature des idiots ou le cinéma muet, un personnage biblique avec une grande sécheresse pieuse. »


Aspirant sans cesse à des happy days, il se sent aussi mort que le Malone de Beckett, il lit Tolstoï, correspond en 1872 avec Dostoïevski, discute avec Perec qui en 1978 lui fait visiter la baie de l’Hudson où se sont, au fil des ans, rassemblés tous ceux qui ont fait la nation américaine, il croise des colonnes de réfugiés, rêve sur des photos de motels et de périphériques qui rappellent Wim Wenders, et se retrouve là où de pauvres filles vendues à l’Est sont obligées de se prostituer, où profilèrent des camps – de regroupement, de travail, d’extermination –, où des familles cachées dans des coffres de voitures, tentent de franchir les barrières douanières et policières de l’Europe, trahies par des passeurs cupides, dans un monde où « la révolution prolétaire avait accouché des pères monstrueux », et où le virtuel est en passe de remplacer le texte. Car la Terre promise est inaccessible et sans doute inexistante, Abraham ne sait d’où lui vient la voix qu’il entend, sans doute pas de Dieu, singulièrement absent. Il a déserté la synagogue, et d’ailleurs, pense-t-il, les Écritures sont à présent lettre morte, parce que ce qu’elles contenaient, ce sont des « choses inoubliables et perdues à jamais ».


Francine de Martinoir, La Croix, 13 octobre 2005.



Méprises multiples d’Abraham


Abraham est un type comme un autre, Frédéric Boyer aussi et, si on les laisse faire, ils se mettent tous les deux à rêver à leur père et à Charlot, à leur père en Charlot, deviennent des héros de fiction en pensant à leur père, d’ailleurs Abraham ne peut être qu’« un personnage de Gertrude Stein, de Flaubert ou Chaplin, quelqu’un qui n’existe que dans la littérature des idiots ou le cinéma muet ». Sinon, l’Abraham dont on parle est évidemment celui de la Genèse, et Frédéric Boyer, 44 ans, l’homme par qui le scandale arriva en 2001, avec la nouvelle traduction de la Bible publiée chez Bayard.


Abraham remix est un roman-poème drôle et politique, doucement exégétique, puisque le patriarche, devenu ici notre contemporain, traverse la globalisation et sa terreur en étant « régulièrement raccompagné à la frontière ». Il rencontre Perec et Dostoïevski, lit Freud, mange des légumes mal décongelés dans des chambres d’hôtel, trouve une femme de l’Est et prononce des phrases sages comme « les hommes se séparent parce qu’ils sont tous frères de la même misère ». Lui-même voudrait « tout juste exister » car « il avait abandonné la vérité et préférait croire qu’il y survivrait ». Abraham est bon public, il « aurait aimé appartenir à cette maigre confrérie sans occupation utile et sans autres lois que celles d’un monde voué à la consommation de fétiches industriels », autrement dit notre monde, et Frédéric Boyer en parle volontiers quand on le lui demande. Il évoque la « grande communauté de la connerie », comment il s’y perd ou s’y repère, on ne peut pas l’interviewer sans qu’il glisse en début de chaque réponse « enfin, je vais dire une banalité affreuse » ou alors « mais ça a déjà été dit par des centaines de cons », avoue finalement qu’il y a peut-être un fond d’abjection là-dedans, et il ne parlera ni du suicide ni du sacrifice, encore moins d’un éventuel rapport entre eux.


Exit donc le sérieux du sacrifice d’Abraham, déjà chargé de beaucoup de philosophie. Son Abraham sera avant tout un exilé, une figure de la dissémination. Frédéric Boyer a traité le texte biblique comme un thème musical qu’on réarrange, qu’on jazze. Abraham remix est un livre de littérature, pas un texte théorique, on ne lui fera pas dire ce qu’il ne dit pas, c’est une langue à nulle autre pareille : « L’amour lui disait parfois : je n’ai plus personne. Plus un être pour parler après ça doucement aux choses. Courage pour toi tout seul. Abraham pense aujourd’hui : c’est le vrai chagrin des paroles éteintes qu’on dévore comme ça. L’anthropophagie du genre. Abraham disait dans ses prières : Tu me dis que c’est possible mais je ne vois pas comment. L’amour ne nous aime pas. L’amour pousse tout à l’absurde. »



À partir de l’idée de quiproquo, vous tirez la figure d’Abraham vers le gag.
Tout l’héritage biblique dans notre culture est à mon sens un quiproquo. On présente toujours Abraham comme un exemple édifiant d’obéissance merveilleuse, un homme qui est élu, qui décide de répondre à Dieu et qui fonde une tradition. Mais ce n’est pas du tout cela que le texte biblique met en jeu. En quarante versets, il est dit que Dieu demande à quelqu’un de quitter les siens, de tout abandonner pourquoi, il n’en sait rien, et le gars répond : « d’accord ». C’est quand même fort. Il lui dit : « Je vais te donner une terre promise ». Cette terre, il la traverse en quatre-cinq versets. Il a le temps de faire un petit autel, de dire une prière, bang, c’est la famine. C’est raconté comme ça, c’est de l’ordre du gag. Il est obligé de se précipiter en Égypte. Ce qui m’intéresse, c’est pourquoi on raconte parce que ce n’est pas nécessaire à la cohérence du récit qu’un type, qui trouve refuge chez une nation puissante où il va être accueilli, est obligé de penser que le roi Pharaon va lui piquer sa femme parce que sa femme est très belle. Or il n’est pas dit que sa femme est très belle. Il dit à sa femme (essayez de dire ça à la vôtre) : « Tu es très belle, Pharaon va avoir envie de toi et c’est très bien parce que sinon il va me tuer, alors dis que tu es ma sœur. » Et c’est fait, la femme accepte. Un art de l’ellipse phénoménal. Puis ce type a des fils qui vont s’entre-déchirer. Et il ne verra jamais la terre promise. On lui promet toujours des choses qu’il n’a pas, il y croit toujours et puis un jour on lui dit : « Pars et vas sacrifier. » C’est vraiment de l’absurde. Kafka l’écrit dans son Journal : Dieu l’appelle et il y va. Qui est capable de faire ça à part un idiot ? Ce que j’ai essayé de dire, c’est qu’Abraham n’est pas l’homme de la terre promise, ou alors en ce sens seulement que, s’il y a terre promise, on ne peut qu’y renoncer.



Vous n’avez pas peur de susciter des réactions violentes avec ce livre, comme avec la Bible dont vous avez coordonné la traduction ?


Si les gens le lisaient, ce qui n’est pas le cas, oui, sans doute, certains seraient assez surpris ou choqués parmi ceux qui s’étaient émus de notre Bible. On est dans un formidable retour aujourd’hui de la parole pleine, une restauration idéologique massive. Il y a un accaparement du texte, de la terre par les fondamentalismes. Je vais republier la traduction de la Bible de Sébastien Castellion1. Elle date de 1555. C’est un grand bibliste réformé, il donne une des premières versions en langue vernaculaire, en s’inspirant des travaux de la Pléiade, en libérant le texte des langues liturgiques. C’est le moment où l’on décide que ces Écritures qui ont fondé notre monde doivent s’ouvrir à la raison en même temps que la raison s’ouvre à elles. Qu’il ne faut plus fixer la parole dans une univocité mais donner les Écritures à un sujet libre et confiant, comme dirait Spinoza, lequel sujet va devenir inquiet et ne saura pas toujours interpréter. Aujourd’hui, on vit la fin de cette liberté inquiète de l’interprétation. Remixer, c’est donc prendre les textes et les laisser fuir, ne pas les fixer dans des obsessions, qu’elles soient confessionnelles ou non. Sinon, on rabat le texte sur la terre et on écrase la terre sur le texte et ça devient ce qu’on voit aujourd’hui, et on tue des gens pour ça.


Le remix, c’est aussi un principe de composition musicale.


Je suis une midinette, j’aurais voulu être songwriter. Jérôme Beaujour et moi, on a d’ailleurs cosigné sept chansons, dont une qui s’appelait J’ai la flemme olympique, c’est dire. Mais personne n’en a voulu. Là, je voulais écrire une épopée qui vire à la chanson contemporaine. Un des principes de construction du livre, c’est de bombarder Abraham dans les lieux communs contemporains : la migration, les frontières dont on fait croire qu’on les a effacées alors qu’on n’arrête pas d’en tracer, et de beaucoup plus violentes qu’avant. J’ai essayé d’écrire cette vulgarité dont, je le précise, je ne me sens pas distinct, que j’aime beaucoup. Ce n’est pas la pauvreté du récit d’Abraham qui est en cause, c’est notre pauvreté à nous pour raconter Abraham qui m’a intéressé. Tout se heurte, se télescope. C’est une ritournelle.


Et Wittgenstein dans tout cela, qui apparaît dès la première page d’Abraham remix ?


Toute sa philosophie m’aide à comprendre les dispositifs littéraires qu’on met en place quand on écrit. Il montre comment une fonction grammaticale me crée moi-même en train d’écrire et dans mon rapport au monde. Il n’y a pas de monde, il n’y a qu’une grammaire. Il est aussi très intéressé par les questions spirituelles, traitées à partir du langage. Son « Il n’y a pas d’énigme » est une de mes phrases favorites ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il y ait des solutions. Mon devoir dans la vie, c’est d’avoir le courage d’affronter qu’il n’y ait pas d’énigmes. C’est ce qui me porte à la responsabilité, à l’humilité, et on peut toujours fabriquer des petites explications, tout en sachant que chaque explication est une hypothèse et que chaque explication est un remède. C’est un peu Abraham qui essaie de bricoler des choses de façon digne.


1. Bayard, en librairie le 9 novembre.


Éric Loret, Libération, 3 novembre 2005



Abraham en terre compromise


Maître d’œuvre de la traduction de la Bible en 2001, l’essayiste remixe aujourd’hui le texte saint pour en faire un livre nouveau.


La jeune littérature française revient plus volontiers à l’Agora d’Athènes qu’à la colline de Sion. Lorsqu’ils ne se vantent pas de s’être forgé un imaginaire en allant au cinéma ou en lisant des bandes dessinées, les romanciers à la mode condescendent quelquefois à lire Sophocle. On n’en voit pas beaucoup reprendre le Lévitique ou le Deutéronome. Les filles se prennent pour Antigone, les garçons pour Ulysse, aucun d’eux ne rêve de mettre ses pas dans ceux de Joseph et de Jacob, d’Isaac et d’Esau, d’Esther et de Rébecca. La faute à la psychanalyse, dirons les uns, qui a fait d’Œdipe une figure obsessionnelle ; la faute à la culture catholique, diront les autres, et d’une longue prescription de tout commerce personnel avec l’Écriture.
Qu’il nous soit permis de différer notre arbitrage pour vanter l’audace de Frédéric Boyer, assez seul parmi les écrivains de sa date à avoir élu pour capitaine un personnage biblique. Et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit d’Abraham, fils de Térah, époux de Sara et père de la foi, comme les enfants l’apprennent dans les traditions hébraïque, chrétienne et musulmane. Frédéric Boyer a fait partie des maîtres d’œuvre de la traduction de la Bible publiée par Bayard en 2001. Un « Évangile selon sainte mode », dont nous nous étions moqué, plus agacé par la réclame que par l’entreprise elle-même, un peu snob, mais assez osée littérairement. Percé par ces flèches qui pourtant n’étaient pas méchantes pour lui, Frédéric Boyer en a renvoyé quelques-unes dans La Bible, notre exil. Nous ne sommes pas certain qu’il y fut toujours convaincant. Comme Thomas l’apôtre, nous manquions de preuves pour croire à la sincérité littéraire de la pieuse affaire.


Né d’une confrontation ligne à ligne avec le texte de la Genèse, que Frédéric Boyer a traduit dans la Bible Bayard, Abraham remix nous les apporte. Nous aurions tort de les négliger. Comme Racine, avant lui, et La Fontaine, et Chateaubriand, et Hugo, Frédéric Boyer remixe le Texte saint pour en faire un livre nouveau, plein d’échos et de réminiscences. Hardi projet, qui ne vaudrait rien s’il n’était aussi, s’il n’était surtout une ébouriffante aventure de la langue. De l’hébreu au français, en passant par le grec des Septantes et le latin de la Vulgate, qu’il connaît un peu, Frédéric Boyer met le monde et les mots en demeure de faire sens. Essayiste et romancier, il est aussi poète et n’a rien oublié de la beauté formelle des versets XI à XXV de la Genèse, où est rapportée l’histoire d’Abram, devenu Abraham après avoir conclu une alliance avec Yahvé. « Je vais faire de toi/une grande nation/une bénédiction/un grand nom ». Homme d’hier et d’après-demain, amoureux torturé de questions sous l’œil des satellites de télécommunication, le nouvel Abraham de Frédéric Boyer n’arrive pas à croire que cette promesse lui soit adressée.
« Abraham se demande est-ce que je suis juif. Est-ce que je suis sans patrie. Est-ce que je suis d’un autre peuple. Est-ce que je suis prophète, saint ou imposteur ou apostat. ». Selon les spécialistes, le nom du patriarche apparaît à 250 reprises dans les Saints Livres. On doit au moins le lire aussi souvent dans Abraham remix. Comme Claudel modela son verset sur le mètre du psalmiste, Frédéric Boyer adopte un système de répétitions et d’élisions qui crée un effet immédiat. « Abraham aimait les volcans. Aimait les estuaires. Aimait les romans policiers ». Quel est donc cet homme, à qui son Créateur parle en songe, sans qu’il ait l’idée d’interpréter ses rêves ? Quel est cet homme parti trois jours avec son fils à la demande du Tout-Puissant ? Sur la montagne, Yahvé a retenu le bras d’Abraham prêt à immoler Isaac pour lui montrer la vacuité de tout sacrifice humain. La démonstration n’étant pas suffisante, certain charpentier de Galilée la parachèvera. « Celui qui tue se retrouve à la place de la victime », écrit Frédéric Boyer au terme de son livre, pour dire la morale de cette histoire qui contient toutes les histoires. Morale où s’élucide un art poétique : « Ce fut le rôle obscur de la littérature de rappeler à nos existences toutes les histoires qui leur appartiennent et qu’elles ne croisent jamais la plupart du temps. » Grand livre.


Sébastien Lapaque, Le Figaro, novembre 2005

Agenda

Samedi 8 juin
Frédéric Boyer, Suzanne Doppelt et Christian Prigent à l'auditorium du Pavillon carré de Baudouin

Auditorium du Pavillon carré de Baudouin
121, rue de Menilmontant 
Paris 75020

 

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Et aussi

Vendredi 13 novembre 2015, mémorial par Frédéric Boyer

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Frédéric Boyer dans La Croix

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