— Paul Otchakovsky-Laurens

Les Trois Vies de Lucie

Iegor Gran

Le pari était un peu fou ; le résultat tient de l’alchimie. Raconter trois histoires en un seul livre, en se servant du découpage naturel des pages pour créer trois narrations différentes : la première histoire se déroule uniquement sur les pages de gauche, la deuxième uniquement sur les pages de droite, la troisième étant obtenue par la lecture continue gauche + droite comme dans n’importe quel roman normal.
Les personnages principaux sont les mêmes dans chaque histoire – Lucie et son mari André, naufragés de leur vie de couple après quinze années de mariage –, mais les trois narrations sont indépendantes et opposées....

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La presse

Lucie dans le fiel



Dans ce récit à deux voix, celles de Lucie et d’André, couple en crise, le romancier épingle les clichés de l’époque.
Quinze ans de mariage : évidemment, c’est la guerre. Lucie et André ne se supportent plus. Chaussons nos lunettes et observons ce couple de plus près. Il y a une fille, Sandrine, qui traîne les pieds comme tous les adolescents. Les parents se disent qu’un petit voyage ne leur ferait pas de mal. Mais pour aller où ? Ah la la, la vie ! En attendant, il faut se préparer à accueillir ce collègue de bureau qu’on a invité à dîner. André passe l’aspirateur en pestant, calcule combien lui coûterait un divorce. Pourquoi était-ce toujours à lui d’enlever la poussière ? Lucie se charge de la cuisine. Pendant le repas Lucie fait les yeux doux à Du Perray, qui porte des chaussures en zébu.

Iégor Gran, qui n’est pas né de la dernière pluie, a le don pour ce genre de détail, l’album Cézanne sur la table basse. On signale qu’un personnage a des chaussures en zébu et on voit tout de suite à qui on a affaire. Il y a du Sempé, chez lui, ce trait fin, cette lumière un peu grise, ce sourire malgré tout. Les bobos offrent un terrain d’étude sans pareil. André rêve d’écrire. Il ne sait pas quoi, mais ça le titille. Lucie pratique l’aïkido (l’aikido on se demande un peu) et consulte une voyante. Ne pas manquer un autre dîner, cette fois avec lma belle-mère, qui est un chef d’œuvre de sous-entendus et de perfidies. Les dialogues de Gran sont nets, percutants. Les phrases ont là pour blesser. Cela va se terminer dans le sang. On ne se méfie jamais assez des couteaux à viande abandonnés sur le plan de travail.

Gran est terrible ; rien ne lui échappe, ce sous-supérieur " amassant les divorces comme du petit électroménager " ( en une formule, la société d’aujourd’hui est résumée), Sandrine qui embrasse son père " comme on pique une olive ". Il a le sens de l’aphorisme, désolé : " Les hommes sont ainsi faits. Après l’amour, ils ressemblent à de grands tubes de dentifrice vides ", " André écoutait sa mère enchaîner les sentences comme des chaussettes dépareillées ". Il épingle les clichés de l’époque, a une sorte de ricanement doux. C’est impitoyable. Voilà pour la première partie. Elle s’intitule " gauche ".

" Droite " reprend les mêmes caractères, mais cette fois, ils ont un fils qui s’abrutit sur ses jeux d’ordinateur et c’est surtout Lucie qui méprise André. A quoi cela tient, un amour ? Elle n’en peut plus des taches sombres qu’il a sur les dents. Juste retour des choses, elle voudrait se lancer dans un conte pour enfant, Kakato le mamouth constipé. Encore le dîner entre collègue, avec André qui oublie de parler de sa promotion et ses phrases à double sens entre Lucie et leur hôte. La belle-mère aura son tour elle-aussi. C’est comme si Gran avait changé l’éclairage, avait voulu voir ce que ça donnerait. Yasmina Reza avait fait ça dans sa pièce Trois versions de la vie.


Quand l’amour a des allures de meurtre


Ici, l’amour finit par avoir des allures de meurtre. Cela commence avec des cris de joie sur le parvis d’une église et on se retrouve plus tard, gisant sur le carrelage, avec ce qui n’est pas vraiment de regrets. Gran retourne son histoire comme un gant. Le procédé est astucieux. Il fonctionne. " Pourquoi as-tu les dents si sales ? " Une vie ratée, c’est si vite arrivé, dans des odeurs de tarte et de gigot. L’ensemble est d’une justesse, d’une vacherie, et en plus c’est drôle. Besoin d’ailleurs, tentation de l’adultère, quelle horreur de s’amuser avec ces tonnes de ressentiment. Parfois, on se croirait chez le meilleur Chabrol, celui de la période Gégauff.
[...]



Eric Neuhoff, Le Figaro, 23 février 2006



Lucie in the sky



Un réjouissant exercice de prose d’Iegor Gran.



Tout commence par un " Et si on le faisait ce petit voyage ? " A la campagne ? A Montfort ? Ou alors à Constantinople, à Jérusalem ? Mystère. En route pour un voyage au pays des phrases et des hallucinations de lecture, drôle d’aventure qui vaut vraiment d’être vécue. Soit donc André et Lucie, au bord du divorce après quinze ans de mariage. Dans la première histoire - al première vie de Lucie -, André est de gauche, ils ont une fille Sandrine, et les Du Perray sont invités à dîner. Un crime se prépare. Dans la deuxième, André est un bourgeois plutôt de droite, ils ont un fils, Pierre, et les Du Perray ne vont pas tarder à arriver. Une fois encore Lucie pourrait bien y passer.
Au terme de cette deuxième vie, la cause est entendue : Iegor Gran s’est amusé, avec ces deux couples stéréotypés, à jouer des contraires. Arrive alors la troisième vie de Lucie…
Au début on ne comprend pas très bien. L’impression d’avoir déjà lu ça quelque part. Et puis , très vite, on perçoit le mécanisme d’une précision horlogère : Gran a enchevêtré les pages des deux histoires. Implacablement. La première page de la première vie, suivie de la première de la seconde, et ainsi de suite, sans changer la moindre virgule. Gauche, droite, gauche, droite… Un " copié/collé " intégral. Ni gauche, ni droite, il n’y a plus rien, on passe à autre chose. Simple effet de perspective ? Bien davantage en réalité, le sentiment de se laisser prendre aux mots, de s’en laisser conter jusqu’à ce que s’accomplisse l’impensable entre André et Lucie.
Plus qu’un simple exercice de prose, un jeu de pages qui n’aurait pas déplu à pérec. Et qui fera le bonheur tout simple de ces Trois Vies de Lucie.


Franck Nouchi, Le Monde, 10 mars 2006