— Paul Otchakovsky-Laurens

Kanaka

Jean-Jacques Viton

Ce livre pourrait être le journal d’un voyage. Un trajet plus qu’un voyage, ce qui est parcouru dans l’espace d’un point à un autre. Traduction du trajet, alors qu’ici le parcours, à le nommer, indiquerait en Inde le mont Kanaka, pour aboutir, en Chine, à la ville de Shanghaï. Mais suivre une trajectoire est plus compliqué, quand le tracé oscille, puisqu’en apparence on traverse quelque chose construit comme un paysages alpin pour ensuite emprunter de difficiles pistes afghanes, suivre des rivages de Cape Cod, parvenir à des plaines dévastées de l’Irak… De lieu géographique désigné, Kanaka se transforme en références imprécises....

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La presse

À quel K vit-on ?



Avec Kanaka, poème de la mémoire voyageuse, Jean-Jacques Viton cerne moins un lieu géographique que les étapes poétiques d’habitation du monde.



Depuis les Douzes apparitions calmes de nus et leur suite qu’elles provoquent;(1984), les titres de Jean-Jacques Viton se sont considérablement réduits. Trois syllabes pour Kanaka, son dixième livre publié aujourd’hui, comme Patchinko;(2001) ou Comme ça(2003) qui étaient déjà des sortes de déambulations mondiales, vers la Chine et l’ailleurs au sens presque d’un Michaux par la distance ironique que Viton cherche et trouve toujours dans le revers de son poème. Par les attaques aussi, les décalages perceptifs, la narration, l’attention au presque rien. On se souviendra ici de son formidable poème transsibérien aux «multiples petits croquis mentaux» dans le n23 de la revue marseillaise If qu’il dirige avec Liliane Giraudon et Henri Deluy, peut-être le plus proche de Kanaka: on retrouve cette mélancolie, cet élan formel presque diaphane, tranquille, avec, en prime, et identiquement au jeu japonais du Patchinko, la dispersion aléatoire des billes de la mémoire sur le plan vertical de la page dressée du poème – et où se lève la rumeur de l’époque.
D’abord, il y a dans ce livre en cinq parties, cinq photographies. Elles précèdent toutes (on voit des paysages, des lacs, une route, un palmier penché, une carcasse de char, des nuages et une belle bâtisse au loin de l’horizon) le titre des chapitres, leur numérotation et, en dessous, une sorte de liste-annonce à propositions en italique tel que, pour «I les vaches en mangent», ce genre de choses-là: « tous les loin sont rouges 5000mètres d’écriture –on parvient à Kanaka– «envoie ta foudre jusqu’à la mort » –ce serait l’imprévu– etc.»Parfois on découvre, dans les poèmes qui vont suivre, certaines de ces annonces, elles sont en sorte fondues dans le poème et forment des balises, comme sur le bord de route ces vieux bidons remplis de béton et de terre dans lesquels on a planté une indication. Dès les premières pages, on est sur une route, passager en somme du narrateur omniscient, le vers de Viton y étant de régimes très différents selon, imagine-t-on, que l’on se transporte en automobile, en train, en bus : «la route choisie pour arriver/ traverse des champs différents /champs verts champs jaunes d’autres brûlés //passage sur pont réduit à angle droit// encore une pente minable déserte/ entre des ajoncs et des roseaux// ainsi de pont en pont de pente en pente/ on parvient à Kanaka// 80° 85’ longitudesur la carte 35// c’est ici qu’il convient d’arrêter le véhicule/ mot pour voiture employé par les chinois // devant un container grand format dans un espace râpé maigre». Tout est dans ce «râpé maigre»en forme de chute, toute la tension est rentrée dans ces deux mots par l’espace qu’il laisse au voyageur. Kanaka développe ainsi cette partition perceptive, le livre y excelle même avec une régularité et une endurance assez étonnante. Kanaka est sans doute, avec Accumulation vite(1992), L’Année du serpent(1994), l’un des plus beau livres de Viton . Parce que les audaces formelles qu’on reconnaissait à l’auteur y sont ici moins perceptibles, plutôt rentrées en profondeur dans la trame du poème devenant, alors, bloc mental et physique de percepts, pour reprendre le principe opérateur que Gilles Deleuze assigne à la base de toute création de l’art et de la littérature. Cela forme une vitesse où s’entrecoupent des événements, de la grâce d’un vers sur ce «carré de prairie : cet envahissement n’est pas rare// regarder fixement extraire du carré/ conserver en mémoire», à une conversation retranscrite depuis «un enregistreur posé sur le sol/ déclenché il donne un entretien/ deux langues l’une sur l’autre», jusqu’à la désolation de paysages ravagés par la guerre: «cylindres parfaits à spirales rouges// sous une bâche tenues par un pieu/ face à une plage mais la mer absente/ une poignée d’ossements solitaires». Car si «écrire se place entre voler et recevoir», Viton en fait alors le cas majeur de ses déambulations.


Emmanuel Laugier, Le Matricule des Anges, juillet 2006


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La mort de Jean-Jacques Viton

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