— Paul Otchakovsky-Laurens

Aerea dans les forêts de Manhattan

Emmanuel Hocquard

Adam, le narrateur, voyage de l’Amérique du Nord à la Turquie, passant par la Grèce ou encore par une petite île « située à environ soixante-dix milles marins au large du Sahara ». Mais il chemine aussi à travers les mots, miroirs dans ce livre de la mémoire et de la perte. Se détache de tous ces parcours la figure d’Aerea (ou Artemis, « petite sœur de Minerve »), fermée à l’amour, qui disparaît au début du livre, conduisant Adam à l’errance, qui ne le délivrera pas de sa solitude. Si Adam ne cesse d’oublier Aerea, il ne cesse aussi de la retrouver au long de son parcours aux prises au filet de la...

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Traductions

USA : Northwestern University

La presse

Emmanuel Hocquard, l’enfant du paradis


Le premier roman d’un grand poète, pas un roman poétique. Un livre étrange, fascinant. Un des textes les plus beaux, un des livres les plus importants de l’année. A lire absolument.


AEREA (en majuscules) dans les forêts de Manhattan (en minuscules) : le titre étrange qui mêle l’imaginaire gréco-lation (Aerea est aussi le nom d’Artémis) à notre modernité. Il incite d’emblée à une lecture attentive, tient en éveil. On remarquera ainsi le subtil glissement qui s’opère de la couverture au plus intime du texte, les minces et délicats feuillages qui viennent cacher tout en révélant la nudité de l’Eve tentée par le démon, de Lucas Cranach, qui orne la couverture, se retrouvant sous forme de discrètes vignettes aérant un texte où le vide investit l’espace au fur et à mesure que le récit progresse, le corps d’Eve ayant disparu, s’incarnant peut-être dans le corps de l’écrit (l’Eve du tableau intervient à plusieurs reprises dans le récit).
Le caractère employé, un peu surannée, plus petit que celui auquel nous sommes habitués, pris dans une mise en page très belle, sans jamais être esthétique, avec ses marges plus grandes, resserre à la fois le texte et le situe dans un blanc qui le met en valeur sans doute, mais le menace aussi.
Tout cela intrigue, déroute, comme cette apostrophe (d’où l’humour n’est pas absent) qu’on trouve dans les premières pages du livre : "Imagine, lecteur, Ulysse loin des siens, par une chaude après-midi du début de l’été, dans la campagne américaine au bord de l’océan, l’oeil droit fermé par un abcès et de la cire dans les oreilles. Tu pourras te faire de moi une idée assez juste". Bizarre façon de renvoyer l’usage de la métaphore ! Mais tout (ou presque) dans ce roman n’est qu’inversion, demi-tour, va-et-vient, redoublement. Les jeux de reflets minent un récit en apparence parfaitement classique où l’on retrouve souvent la construction et le balancement de la phrase latine, son souvenir parfois ironique ("Mais, lecteur, peut-être n’aimes-tu pas le soiseaux. Peut-être penses-tu qu’ils portent malheur", "Petite soeur de Minerve, lui répondis-je"), récit classique, donc, mais qui de toutes parts menace de s’écrouler).
Ce récit, d’ailleurs, n’est-il pas tout entier l’histoire d’une rupture, celle d’Adam et d’Aerea, distendue, démultipliée, diffractée dans les jeux de trompe-l’oeil et les labyrinthes des souvenirs, étendue dans l’espace aussi, le roman nous conduisant à New York, à San Francisco, en Grèce, dans le Middle West, à Istanbul et dans une petit île "située à environ soixante-dix milles marins au large du Sahara".
Rupture rien moins qu’anecdotique, séparation quasi métaphysique. L’Eve de la couverture n’est-elle pas une référence explicite au Paradis ?
Les miroirs, les glaces sont partout, et la surface des eaux est obsédante. (Parlant des grands palais abandonnés qui tombent en ruine au bord du Bosphre, l’un des prsonnages ne dit-il pas : "Majestueux et froid au bord de l’eau, ils ne semblent plus soutenus que par leurs reflets. Vous êtes l’un d’eux, Adam"). C’est l’illusion qui règne. Le livre, désarticulé, discontinu, fait de bribes reliées tout de même par un fil extraordinairement tendu, en est hanté. Il y a, au coeur du texte, un vide, caché, mais qui, de proche en proche, s’amplifie, si bien que le personnage principal, Adam (autre référence au Paradis), est contraint de s’apostropher lui-même "Adam tient ferme le fil qui relie ta vie par-delà la mouvante surface des flots à une autre vie encore inconnue de toi".
Ce livre, où le personnage principal voyage avec son oreiller dans sa valise, ce livre envahi par le rêve, les vapeurs de l’ivresse peut-être, par une sorte de flou et d’aléatoire, ce livre à la fois simple et de plus en plus complexe au fur et à mesure qu’on le relit (je l’ai lu trois fois. Chaque fois c’est un bonheur plus grand, lus rare), ce livre donc s’achève sur l’image superbe du pêcheur qui guette aveuglement la "touche" par laquelle le poisson se manifeste, l’informe sur son poids, sa taille, sur ses chances d’être attrapé. Image très forte, qui évoque peut-être le couple écrivain-lecteur, mais ouvre à d’autres sens où la métaphysique joue, sans doute, un rôle.
Il faut lire AEREA dans les forêts de Manhattan, c’est un admirable roman, à la fois énigmatique et transparent, à la ressemblance des poèmes du même auteur. Texte qui résiste, mais reste en vous très longtemps, comme le font les grands livres, dans sa densité curieusement instable et son rayonnement.


Michel Nuridsany, Le Figaro, 18 janvier 1985