— Paul Otchakovsky-Laurens

Fur

Liliane Giraudon

Attraits, obsessions, pratiques, fixations étranges ; marges de la sensualité, de l’esprit et des règnes ; zones floues, troubles, lieux de passages, aires indécises : dans ces treize nouvelles à l’érotisme violent, traversées par des êtres étranges, ces treize récits inéluctables, à la limite du fantastique, Liliane Giraudon ne s’autorise aucune concession à la poésie, au beau. Plutôt déranger, troubler, maltraiter.

 

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Il est des oeuvres, des livres qui marquent un tournant, une rupture, qui accostent sur des terres, sinon tout à fait vierges, du moins peu explorées, écartées, laissées plus ou moins consciemment dans l’ombre du mur des conventions, des contrats sociaux. La banquise, après quelques craquements annonciateurs de fêlures, bée parfois exhibant une onde vive, en ébullition, en révolte. Un geyser s’élève qui nous crible de gouttelettes brûlantes. La marque, cuisante, longtemps nous crible sous l’emprise de la douleur, de cette intense douleur qui, dans la littérature érotique, est censée succéder au plaisir de la pénétration.


Fur, livre de nouvelles de Liliane Giraudon, est de ces oeuvres qui bousculent le quotidien, vous cognent en gueule avec une puissance telle que le corps vibre longtemps après l’impact, puis éprouve le besoin de replonger dans le torrent de lave ; déjà intoxiqué, « accro ». « Fur » est comme la mâchoire d’une expression-étau (au fur et à mesure) que l’on se passe de main en main, de bouche en bouche, de texte en texte, et qui mord la paume, la bouche qui la saisissent. Ou bien « Fur » est cette expression méridionale (« être de fure ») qui qualifie l’état de drague qui tend deux êtres l’un vers l’autre, ou au contraire les fait se repousser. « Fur » est peut-être aussi dérive de « fureter ». Fur est, sans aucun doute, un nouvel alphabet des corps, et d’abord un refus. Donc l’amorce d’une voie différente. C’est en quoi il nous ébranle, laissant à la fin de la lecture un goût de cendre (celui d’amours consommées). Cependant, du sombre agrégat, pointe une flammèche puis une autre, lueur d’espoir peut-être, de résistance.


L’auteur se prend à user des termes de l’amour avec les mots que l’on exhale dans la touffeur crue des étreintes. La femme ne sera plus cet objet de jouissance que l’homme courbe à sa convenance quand se dresse son plaisir. Elle assumera désormais sa part d’existence, donc son propre désir. Pour cela, il lui faut s’emparer de l’arme absolue : la parole, seule garante de l’accès à un imaginaire confisqué par l’Homme depuis l’accouplement originel. Retrouver les mots de la sexualité, les rouler comme autant de caresses sur un corps, et dans sa tête, à la terrasse d’un café, en épiant l’homme sur lequel on les expérimentera durant l’acte charnel, est vécu ici comme une urgence. 20 000 ans se sont écoulés qui ont créé des habitudes, des règles (voire des règlements), des inhibitions. Le flot souterrain pourtant n’a jamais tari, crevant parfois la surface des vaines apparences (si Louise Labbé s’épanouit à la lumière de sa ferveur poétique, Laure s’étiola au soleil qu’elle alluma).


Responsable de son destin, l’auteur devient démiurge, interprète l’univers, le modifie pour les besoins de l’écriture, pour son salut. Liliane Giraudon investit donc la peau de l’homme, éprouvant avec lui, pour lui, les blessures de l’amour. La souffrance du mâle, ses attentes, ses attitudes pantelantes sont disséquées sous le scalpel de la langue. Appliqués à l’homme, les maux semblent plus cruels, les mots plus verts, plus acides (on n’oblitère pas sans douleur 200 siècles de rapports sociaux et amoureux qu’ont tenté de figer législateurs et artistes).


Fur est un livre politique. Un livre des ruptures. Mais avant tout une oeuvre de haute écriture, transpercée d’éclairs de poésie, un livre torrentiel qui ravine en profondeur la gangue figée du bon goût qui a charge de perpétuer l’ordre ancien.


La guerre d’Algérie et les autres sanglantes aventures coloniales ont servi de ferment à quelques-uns des plus beaux et plus forts textes de cette deuxième moitié de 20ème siècle (nous pensons en particulier au Château de Cène de Bernard Noël et à Tombeau pour 500 000 soldats de Pierre Guyotat). L’époque succédant à la déchirure de la tuerie du Golfe nous donne à lire des textes d’une aussi brute et limpide eau (coïncidence qui ne nous semble par fortuite).


Dans un monde accouchant des monstres les plus anciens et les plus effrayants (racisme, nationalisme, intégrisme religieux), Liliane Giraudon prend le parti d’extirper les angoisses séculaires, de fouler les tabous stériles, de libérer la langue, prémices à une libération de l’être, à une approche nouvelle de l’amour. Les femmes seront donc livrées au regard des mâles qui ne pourront ni les toucher ni les voir à l’exception de la toison, du cul, ni en parler (le Centre). Misère de l’amour, cruauté du mensonge. L’homme levé au musée d’histoire naturelle (« C’est devant une série de langues qu’il la rencontra. Au simple regard qu’elle lui jeta, il comprit qu’elle le voulait »), sera exposé, durant le congrès amoureux, à un regard (animal ?), livré au voyeurisme d’une chose indéfinissable, puis recraché comme un crabe mort par la marée (la Lucarne). L’oeil est au centre de l’oeuvre, obsessionnel, comme chez Bataille. L’oeil, surface sensible, objet de convoitise, de répulsion (« Un demi-siècle a passé. J’ai toujours le regret de cet oeil de bronze que jamais elle n’accepta de me livrer, ni à mes yeux ni à ma bouche »).


La prose de Liliane Giraudon est de chair et de sang, usant de la brutalité des mots, des stigmates de la mémoire. Elle est d’une poétesse.


Le livre pose la question centrale de l’écriture, de l’acte de création, de ce peu d’espace entre les mots qui ouvre des lucarnes d’éternité, qui perpétue la survie de l’espèce humaine aussi sûrement que la procréation. Il traduit une urgence, une irrépressible impatience - le monde, en cette fin de siècle semble, entrant en convulsions, avoir abandonné le temps géologique (« Ce qu’elle tentait d’écrire, très vite se transformait en dégâts. Dégâts de langue, déchets de papier. Personne sans doute ne lirait ce qu’elle persistait à vouloir produire. ») Dans le dernier texte, « l’Amour de la poésie », dédié, in memoriam, à Emily Dickinson et Marina Tsvetaeva, l’auteur fait profession de foi contre cet outrage aux mots qu’est le langage policé que sécrètent nos sociétés essouflées, langage-ghetto qui isole, exclut et détruit. L’écriture, la poésie, brise-larmes dressés face la morts, défient et continuent de défier les lises du quotidien : « Car le mourir est un rien, après coup - Mais vivre, vivre comporte Un mourir multiplié - Sans le répit d’être mort ».


Par Christian Kazandjian, Révolution, 11 juin 1992.