— Paul Otchakovsky-Laurens

Les Yeux de mon père

Marc Le Bot

Je relève un défi quand je travaille à écrire de la mort de mon père. J’espère me surprendre moi-même dans cet effort.
L’occasion d’une mort, l’étrangeté absolue de la mort accroît la part d’énigme qui tient aux choses de la mémoire. Comme sous le regard de Méduse, comme sous celui d’Orphée ramenant Eurydice des enfers, beaucoup de souvenirs se changent en pierres.
Relever le défi est chercher des mots pour les dire. Le sens qu’il donnent à ce qui advint, n’est pourtant pas ce qui nous arrête. Nous écoutons aussi, en eux, leur rumeur. Les sons des mots en disent davantage que le sens des choses : ils...

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La presse

La mort de son père est l’occasion pour l’auteur d’une remontée à la mémoire de ses souvenirs. Dans cet exercice de style (presqu’un poème), il essaie de nous faire entendre le son des mots - seul capable de nous livrer quelque chose de la relation étrange entre un père et son fils...


La figure d’un proche n’est-elle pas des plus énigmatiques ? Savons-nous quelque chose de leur solitude, de leur exil ? Les livres de mémoire ne pourraient-ils s’intituler « Je ne me souviens plus » ?


C’est tout cela que nous dit ce petit ouvrage d’écriture sur la mort et le vieillissement. Emaillé de références à la culture grecque et latine, il laisse entendre que les livres sont porteurs de secrets dont nous chercons indéfiniment l’énigme. Cette proposition d’un écrivain qui a choisi de vivre dans la compagnie des livres et des tableaux ira au coeur des amoureux des livres...


Notes Bibliographiques, mars 1993.




Au nom du père


« Comme chaque fois que j’ai rencontré la mort ou seulement l’idée de la mort, mais en cette occasion plus qu’en aucune autre, m’est revenu à l’esprit le mot de Tertullien quand il dit du cadavre : « Cette sorte de chose qui n’a de nom dans aucune langue. » De nombreuses années après la mort de son père, Marc Le Bot relève le défi d’écrire de cette mort - plutôt que sur cette mort, - en cherchant les mots qui parviendraient à nommer l’innommable : ce qui est encore et qui pourtant n’est plus, l’énigme d’un corps sans vie.


Le récit de la mort du père, comme tout discours qui se situe sur les limites de l’expérience de soi, est une mise à l’épreuve radicale des pouvoirs et des impuissances de l’écriture. C’est pourquoi il est l’objet de tant de conventions littéraires, de tant d’encadrements rhétoriques destinés à rendre communicable ce qui semble devoir échapper à toute communication.


Marc Le Bot n’a pas cherché à rompre avec ces conventions, il les a ignorées. Il n’a pas cherché à construire un livre, il s’est laissé lentement envahir par des mots, par des images qui ont travaillé en lui, travaillé son corps, sa sensibilité, ses souvenirs, ses rêveries, ses savoirs de philosophe et d’esthéticien, son activité d’écrivain.



Une totale honnêteté


Cela exclut de son récit toute anecdote, sur le père, sur lui-même ou sur leurs relations : l’écriture se fait au présent ; elle est précisément chargée de montrer qu’entre le père et le fils il n’existe plus rien qui ne soit des mots, du texte, de la langue, une prise en charge par le livre de ce qui n’existe que par lui.


Un des moments les plus émouvants de ce récit qui ne convoque jamais l’émotion est celui où Marc Le Bot, parlant des yeux de son père, dit que ces yeux étaient de deux bleus dissemblables, l’un presque transparent et gris, l’autre outremer, et que, bien plus encore que cette disparité colorée, c’est l’enchantement du mot pers - sa beauté, sa rareté, les références qu’il ouvrait vers la Perse, la déesse Athéna, les dérives et les rêveries étymologiques qu’il proposait, le jeu de mots entre pers et père - qui cristallise et donne une consistance réelle à ce qui ne serait que brouillard du souvenir.


« J’ai formé de données contraires, accumulées au hasard, les émotions dont je charge ces souvenirs », écrit Marc Le Bot. Il n’ignore pas que nos souvenirs sont aussi faits d’oublis, ni que nos sensations que nous savons les plus profondes, celles-là mêmes qui nous fondent, ne seraient rien que masse indécise, confuse, si la langue ne leur donnait pas une forme : « Lorsque je nomme l’odeur des résineux, du sel marin, des algues qui sèchent sur les dunes, l’amour que j’ai de ces mots-là me donne l’amour de ces choses à nouveau... Sans un fonds de sensations confuses dont nous savons que nous les partageons avec d’autres, chacune de nos pensées sonnerait creux ; nous n’aurions de mots pour rien dire. Ces sensations sont un terreau, une terre natale. Nos mots sont, là, les outils aratoires de notre pensée-corps. Par eux, nous naissons de cette terre arable. Ils tressent l’osier de nos berceaux. Ils n’énoncent nulle vérité à croire par personne : ils nous bercent. »


Les Yeux de mon père n’est pas seulement un livre beau et dense qui parle de mort, de l’oubli, de la filiation, des livres et de l’écriture, c’est, vertu plus rare que l’intelligence et que la sensibilité, un récit d’une totale honnêteté. Les mots ont toujours deux faces : l’une qui parvient, chez les meilleurs écrivains, à éclairer les énigmes les mieux cachées ; l’autre qui, chez les mêmes bons écrivains parfois, aide à travestir, à mentir, à dissimuler, à faire croire. Marc Le Bot exerce le commerce de la langue en militant de la probité, lucide jusqu’à être distant, méticuleux jusqu’à frôler l’indifférence, exact jusqu’à refuser les douceurs et les consolations de l’incertitude. Et, curieusement, cette rigueur même contribue, mieux que les plus subtils artifices, à nous faire partager une émotion qu’il nous rend commune.


Par Pierre Lepape, Le Monde, 8 janvier 1993.