— Paul Otchakovsky-Laurens

Allada

Gérard Gavarry

« Le coiffeur et l’apprenti ont transvasé l’eau d’une lessiveuse dans deux bassines en plastique. Ils ont déplié un linge et ils ont fait flamber, pour les aseptiser avant usage, les ciseaux droits et les ciseaux à effiler ainsi que le peigne métallique et la lame du rasoir lame. Puis ils ont installé une chaise au milieu du jardin car les opérations de rasage et de taille doivent s’effectuer là, dans le jardin de l’ordonnateur, entre murs jaunes et terre rouge, sur fond de lagune, de fête du mouton et de photos mortuaires. »


Procédant par images agrandies et arrêtées, qui sont autant de fixations sur un passé que le présent ne...

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Traductions

USA : Dalkey Archive Press

La presse

Le grand art du petit récit


[…]Pourquoi Allada qui recèle aussi quelque diablerie est-il d’une tout autre tonalité ? C’est que nous sommes au Bénin (ex-Dahomey), plus précisément dans Allada, « la ville berceau des trois royaumes du Sud », lieu de passage et de légendes, d’archaïsme et d’acculturation, où la bassine en plastique et la bombe aérosol font bon ménage avec la lessiveuse et la calebasse. Mais aussi lieu de mémoire éprouvée par la violence qui suscite encore chez les uns l’angoisse, la crainte chez les autres. Ce climat de tension, traduit par une écriture implacable, se dévoile aussi à travers des jeux de miroir. Ce miroir qui, en toute logique mais aussi clin d’œil au lecteur, sera finalement présenté par l’« homme de l’art » à son client ainsi que doit le faire tout coiffeur digne de ce titre.

En attendant, le rapport physique, presque de souffle à souffle, entre coiffeur et ordonnateur, l’homme de l’art et l’homme de l’autorité, galvanise les nerfs : et si les serviettes blanches – la grande et la nid d’abeilles – qui protègent tout bonnement « mon ordonnateur » allaient d’un coup se transformer en beaux draps à jeter sur son corps ? Exactement comme sur les photos macabres, « abjectes », du Journal Littéraire. Et les instruments – coupe-choux, ciseaux droits – sauter sur « le crâne offert », à la gorge ?

Tension redoublée par l’aspect religieux, quasi sacrificiel de cette cérémonieuse coupe de cheveux, ponctuée par des rites : « jour convenu », « heure exacte » ; paroles et gestes réduits aux nécessités de cette forme de messe à laquelle font écho, par-delà la route fondrière, les préparatifs des « fêtes de la Tabaski » : moutons égorgés, « chants et danses » des bergers nomades qui campent le long de la lagune chargée de pirogues. Et avec la nuit, l’arrivée des « musiciens féticheurs ».

Ainsi le texte avance-t-il, stricto sensu, au fil du rasoir. Entre dérision et effroi, sacré et sacrilège. […]

On reconnaît dans cette maîtrise non seulement la partition de Flaubert relue par nos romanciers les plus exigeants, mais aussi le doigté rigoureux de Roland Barthes : précieux alliage qui fait des récits brefs de Gérard Gavarry un grand art.


Nicole Maurice, La Quinzaine littéraire, 16-30 novembre 1993


Si Allada entretient un rapport mystérieux avec la mort, sans jamais la nommer, sinon dans ses marges, c’est par la procédure particulière d’une écriture qui, à retarder indéfiniment l’objet de son récit, à en suspendre la révélation, acquiert progressivement la puissance, brutale autant que lente, d’un rituel. On sait que toute cérémonie met en œuvre les forces vives de la conjuration : à décrire, au long de cent trente-cinq pages minces et nettes, les gestes d’un coiffeur africain coupant les cheveux d’un Blanc dans le jardin de son logement de fonction, à multiplier les signes d’un protocole d’activité, la maîtrise et les crispations de son fonctionnement, Gérard Gavarry fait sourdre, de cette scène unique, une menace qui lui confère valeur et charge d’énergie, à l’image de cette page hors champ qui décrit la chute des arbres dans la forêt tropicale, où tronçons effondrés, picots de bois et faisceaux de fibres tressent un espace d’interdiction.

[…] Lorsque Monsieur l’Ordonnateur aperçoit dans un magazine que feuillette l’apprenti des photographies de cadavres à la morgue et qu’il tombe de son fauteuil, la mousse aux joues, le cou serré d’un drap blanc, crâne offert, « corps sans bras, sans épaules comme sans ventre ni cuisses », l’on attend la résolution d’un ordre que le trouble nous fait croire tragique : « un climat de solennité est propice au soupçon », dit le narrateur.

L’insistance à décrire échappe à la visée réaliste. Ce que met en œuvre Allada, c’est peut-être avant tout un savoir des gestes, une connaissance nerveuse des cérémonials, le travail des corps et l’inscription de ses figures (maniement, vitesse, torsions). Le coiffeur a des « gestes de modeleur ou de féticheur enduisant de kaolin blanc son masque » : le code corporel de la coiffure, les techniques d’exécution, la hantise de l’échec et la part des outils (coupe-choux, peigne, brosse, ciseaux) le consacrent, comme dit le narrateur, « homme de l’art ».

Il existe un plaisir de l’activité parfaite, pleine, finie. Allada semble procéder d’un ordre et le faire valoir comme la mesure même de son écriture ; récit codifié qui ne se délie pas, pantomime dont on redoute qu’elle reprenne, identique, après la dernière page, narration fébrile qui creuse en nous le désir de la proie et le pressentiment de devenir cette proie, farce sans ridicule ni rire, ce livre nous inquiète, et nous y revenons, comme à un spectacle transparent dont on ne comprendrait pourtant pas les ressorts.


Yannick Haenel, Recueil n° 30, mars 1994