— Paul Otchakovsky-Laurens

Melancholia I

Traduit du norvégien par Terje Sinding

Jon Fosse

Le héros de ce roman, Lars Hertervig (1830-1902), est aujourd’hui considéré comme un des plus grands noms de la peinture nordique. Très tôt, dès ses études à Düsseldorf, il fut victime de troubles nerveux. Après un séjour en asile, brisé, il vécut jusqu’à sa mort de charité publique.
Comme s’il tentait de capter cette lumière qui illumine les toiles du peintre, avec une grande économie de moyens, une sorte de minimalisme emporté, Jon Fosse fait revivre le martyre d’Hertervig en deux monologues intérieurs où une écriture enveloppante, répétitive, rythmée, développe jusqu’à...

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Jon Fosse – L’abîme sous les jours



Avec Melancholia I (P.O.L, 1998, traduction de Terje Sinding), l’auteur norvégien Jon Fosse a inauguré une autre manière d’écrire, tout comme Beckett l’avait fait avant lui. Découvert en France grâce aux mises en scène de Claude Régy, qui fut un infatigable défricheur d’écritures contemporaines (Pinter, Duras, Handke, Sarah Kane...), monté ensuite par les plus grands noms de la scène internationale (de Patrice Chéreau à Thomas Ostermeier), son théâtre désormais mondialement reconnu, ce qui lui vaut de faire partie des écrivains nobélisables, occulte une œuvre romanesque de premier plan.


Avec une pauvreté de moyens déconcertante (vocabulaire simple, absence de souci vis-à-vis du beau style), Fosse plonge dans l’épaisseur de l’être. Par leur radicalité, les mots de l’écrivain épousent les impressions cachées derrière les barrières de chair, retranchées dans leur solitude close. Un choc que l’on ne connaît que rarement dans une vie de lecteur. Il y avait eu auparavant d’autres grands livres, des romans qui poussaient l’art de raconter vers l’excellence : ici, nous avons affaire à un travail d’ébranlement du récit qui oblige à se défaire des repères traditionnels. Cette expérimentation, bien plus qu’une recherche formelle, relève de la volonté d’accéder au nerf du sujet et d’inscrire l’expérience de l’écriture dans la matière de l’histoire : le dérèglement narratif répond à la déconstruction psychique que vit le personnage, comme si par ce biais on entrait dans le récit de l’intérieur, comme si la langue de l’écrivain s’accordait à ses pulsations, comme si le lecteur s’enlisait dans ce troublant miroir de l’âme. […]


Qu’un écrivain s’immisçât dans la tortueuse psyché d’un peintre ne pouvait que susciter mon adhésion, et Jon Fosse ne ménageait pas sa peine : son roman visait à coller au plus près de l’esprit de Lars Hertervig, peintre paysagiste norvégien (1830-1902), au moment où il se fracturait. La notoriété de cet artiste, issu d’un milieu pauvre de quakers de la région de Stavanger, était injustement cantonnée à son pays. La fascinante lumière qui se dégageait de ses tableaux donnait à ses vues un caractère de vision. Comme Van Gogh, son esprit était habité d’une intense présence au monde, à laquelle s’attachait un questionnement obsessionnel sur la nature de l’existence. Il en résultait une sensibilité à vif, source d’instabilité. […] La beauté dans son inhumaine démesure abritait une angoisse qui imprégnait celui qui voulait la saisir. […]


Par ses répétitions de mots, de phrases, d’idées, de descriptions, débordant du tambourinement intérieur, le style de Fosse se plie à l’infernal ressassement dans lequel a sombré son personnage. […] De concert, le texte de Fosse s’enfonce dans les sables mouvants d’un esprit qui se détraque; comme pris au piège d’un irrésistible siphon littéraire, nous le suivons jusqu’au bord de l’étourdissement. Cette marée de mots et de phrases, qui vont et viennent, et reviennent, butant obstinément contre les mêmes détails, les tournant dans tous les sens sans jamais atteindre l’accalmie, n’est pas sans évoquer un long monologue de Thomas Bernhard, dont on sait que Fosse admire l’œuvre. Produire cette parole incessante est une manière pour lui de s’orienter dans sa désorientation. […] Ses mots ont une double coloration : ils le sauvent et l’abusent simultanément. […] Par l’austérité de son traitement, l’histoire du peintre évite tout anecdotisme, et se teinte d’une dimension impersonnelle touchant au mystère de l’humanité. […] Que raconte Melancholia I sinon l’histoire d’un être, doutant de sa réalité, qui tente par l’acte de création de devenir quelqu’un, dans le sens le plus élémentaire du terme. […]


À partir d’éléments simples, Fosse enclenche un processus dramatique implacable, basé sur l’amplification progressive du trouble du peintre. Le texte prend la forme du monde tel que le personnage le perçoit. […] Par sa capacité de peindre l’invisible, l’écriture de Fosse possède intrinsèquement une puissance dramatique qui explique le succès de son théâtre. […] L’écriture de Fosse cherche à faire sentir physiquement de quoi la folie est faite. Sensation que le temps se dilate, que les actes s’enlisent dans le bourbier de l’esprit et que les pensées elles-mêmes s’engluent dans une inextricable mélasse, comme si la vie n’était plus qu’un nœud qui ne cessait de s’entortiller toujours plus. Il en ressort une proximité non filtrée avec la parole intime de l’être. […] Toute grande création est le fruit d’une crise métamorphosée. […] Ce qui, dans la vie du peintre, ne semblait que chaos et confusion menait bien quelque part. Sa solitude résonne au cœur d’une autre solitude. L’art permet cet accord.



Stéphane Lambert, La Nouvelle Revue Française, décembre 2020.

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