— Paul Otchakovsky-Laurens

Hop là! Un deux trois

Gérard Gavarry

Il arrive que passent, dans vos banlieues, de grands beaux jeunes gens et qu’ils soient la violence incarnée, ou le Refus, ou la Revanche, ou la Démence en marche. De gel en feu qui saisit leurs entrailles et dont leur imagination brûle, de filles en femmes, de bitume en gadoue ils vont, tantôt hilares, tantôt sombres, muets le plus souvent, butés ; ou s’ils parlent, de crainte que leur voix ne se perde dans l’ampleur du ciel ils crient, lacérant votre espace d’y lancer, comme autant de tranchants coups de lame, des mots qui sont des mots à eux et empruntent tour à tour au faste élancement du cocotier, au bercement du cargo, à la douceur, à la douleur et à la sauvagerie...

Voir tout le résumé du livre ↓

Consulter les premières pages de l'ouvrage Hop là! Un deux trois

Feuilleter ce livre en ligne

 

Traductions

USA : Dalkey Archive Press

La presse

La spirale de l’inhumain


Gérard Gavarry publie peu : six livres entre 1968 et 1993. Un septième : Hop là ! un deux trois, nous arrive aujourd’hui comme un choc. Investi par des figures desquelles émane une sorte de sauvagerie naturelle. Soutenu par une langue continûment dense, saturée d’images insolites et rudes. La linéarité répudiée au profit d’une structure en spirale, à la manière d’un obstiné creusement. Un texte sans le moindre point commun avec ces sages récits – même si la langue y est crue et le sexe hyperactif – qui s’aventurent, frissonnants, tout épatés de tant d’audace, sur les territoires chaotiques des violences suburbaines. Ici l’affrontement avec le réel exclut par principe la recherche de l’exotique ou du typique : il s’inscrit dans une esthétique. Puisqu’il appartient à l’art d’élever le singulier à l’universel, l’anecdotique au symbolique.

Voudrait-on d’ailleurs l’ignorer, que Gérard Gavarry prend lui-même les devants, par le biais d’une citation de L’Opéra de quat’sous portée en épigraphe. On se rappelle que Brecht dans son œuvre de 1928 recourait justement à une transposition, pour donner à lire une violence nouvelle inhérente à la société bourgeoise, dans la trame d’une histoire de truands londoniens. L’un, Mackie le Surineur, imposait son pouvoir et parvenait à la reconnaissance sociale par la menace, le chantage, l’accumulation des crimes. L’autre, Peachum, le roi des mendiants, se présentait comme le modèle de l’homme d’affaires capable même de tirer parti de la misère et de la détresse. Brecht rendait ainsi perceptible, à travers le parallélisme suggéré, la corruption à l’œuvre. En lieu et place de ce Mackie qui terrifiait Londres, Gavarry fait apparaître un quatuor de jeunes frappes de banlieue parisienne en trois scènes emblématiques débouchant toutes sur la vision d’une même sanglante action, à chaque fois un peu plus dévoilée. Comme si l’on ne pouvait s’avancer vers une telle scène qu’en suivant les boucles d’une spirale et s’approcher seulement par des manœuvres circulaires du point d’incandescence. Cela se passe dans la banlieue sud, du côté d’Évry, Ris-Orangis. Une cité baptisée Mermoz, mais sans autre envol possible que vers le proche hypermarché, les virées en RER ou les visites au bowling. […]

Un couple parmi d’autres y a fait sa vie. Des Antillais. Lui au chômage, elle caissière au supermarché, des travaux de couture à domicile pour le supplément. Et un fils, Ti-Jus, grand adolescent qui traîne son ennui et fait sentir alentour son énergie destructrice. Un corps qui inspire à la fois le désir et la crainte. Une première fois, après qu’on a vu sa mère rentrer en voiture avec la gérante du supermarché, pour reprendre la doublure d’une jupe, l’on s’est d’un coup retrouvé dans les couloirs du RER tandis qu’un vacarme « sauvage » de voix se rapprochait. Puis quatre garçons ont surgi sur le quai, le verbe provocateur, le geste brusque, lourd de menace, une langue comme réduite à l’état brut : « Ils échangent, plus souvent que des phrases entières, des débuts de phrases à quoi ils mêlent diverses interjections et onomatopées. » Ti-Jus se tient là, exhibe dans la rame son nouveau « crandar », dont on redoute de voir saillir la lame. Un début d’agression sur deux filles, devant des regards apeurés ou soudain divaguant, puis la tension tombe, aussi arbitrairement qu’elle était apparue avec les quatre « jeunes jargonneux ». Rien ou presque ne se passe. Mais ce sont ces corps et ces mouvements s’appropriant l’espace, cette langue, en laquelle les voyageurs identifient une manière d’état primitif de la leur, qui déjà annonce le drame à venir. La deuxième fois l’on découvre les quatre mêmes s’avançant dans une petite rue, vers la gare de Lyon, et détruisant tranquillement, par jeu, ce qui leur tombe sous la main. Là encore, aucune victime, mais une sensation de panique, de fatalité en marche, à vous couper le souffle. Il y a enfin le bowling d’Évry, les visages et les membres tuméfiés après le passage des quatre furieux. Progressive montée dans l’horreur, tandis que revient régulièrement la scène finale : Ti-Jus rapportant la jupe réparée chez la gérante du supermarché, l’invitant à l’essayer, entrant dans sa chambre.Une séquence qui à chaque retour se charge de nouveaux détails, jusqu’à l’ultime vision, apocalyptique, de l’écartèlement de la femme devenue poupée de son, après avoir elle-même à la ronde fait sentir son pouvoir. Sous les fenêtres de la chambre de torture, trois fillettes délurées, embryon de chœur antique mais aussi version perverse des trois jeunes garçons de La flûte enchantée. Gouailleuses, aguicheuses, qui étaient venues de plus en plus effrontément se frotter à Ti-Jus, l’escorter jusqu’à la porte de l’ascenseur.Là encore Gérard Gavarry se hausse au-dessus du fait divers, fait venir des résonances, du sens. Renvoie ici à la tragédie antique, là aux rites d’initiation. Raccorde ce récit à des histoires plus anciennes et en même temps le pose dans sa monstrueuse singularité. Avec ce Ti-Jus, banal loubard à travers qui c’est notre temps qui agit et se donne à reconnaître. Parce qu’il ose aller au bout de l’exigence esthétique, l’écrivain fait advenir ici un stupéfiant effet de réalité.


Jean-Claude Lebrun, L’Humanité, 22 mars 2001