— Paul Otchakovsky-Laurens

Façon d’un roman

ou comment d’après Le Livre de Judith j’ai inventé une histoire de banlieue, et à l’aide du cocotier, du cargo, du centaure, écrit trois fois Hop là!

Gérard Gavarry

Qu’est-ce qu’un roman ? Où commence le style ? Et pourquoi écrire ?... Façon d’un roman ne pose pas ces questions. Il dit en revanche les usages multiples que l’on fait du fruit et de la palme du cocotier, le sentiment qu’en haute mer on conserve de la terre absente, l’encombrement que, Centaure, on éprouve de l’idée de femme autant que de son propre corps chevalin.

Ainsi le programme du sous-titre s’y réalise-t-il à la lettre : comment d’après le Livre de Judith j’ai inventé une histoire de banlieue, et à l’aide du cocotier, du cargo, du Centaure, écrit trois fois Hop là !

 

Consulter les premières pages de l'ouvrage Façon d’un roman

Feuilleter ce livre en ligne

 

Traductions

USA : Dalkey Archive Press

La presse

Dans la fabrique


Au printemps 2001 paraissait Hop là ! Un deux trois, le cinquième roman de Gérard Gavarry. Un texte à la fois savant et limpide, qui ne rencontra guère d’écho. Nous avions, à l’époque, souligné combien nous apparaissait important ce livre, qui faisait de la banlieue l’espace d’un récit épique. Nous avions également relevé l’ampleur du travail stylistique, avec la création d’une langue aux antipodes des images appliquées du naturalisme. Bref, il ne faisait pour nous aucun doute que nous nous trouvions là devant un objet esthétique de toute première force. L’une de ces œuvres qui apportent au genre romanesque un sang neuf.
Aujourd’hui nous parvient un autre volume de Gérard Gavarry, Façon d’un roman, qui assurément constitue, avec Jusqu’à Faulkner, de Pierre Bergounioux (Gallimard), paru à l’automne dernier, la réflexion la plus passionnante et la plus pertinente sur la création littéraire qu’il nous ait été donné de lire depuis bien longtemps. Un livre que l’on devra désormais garder à portée de main, tant il nous fait pénétrer loin dans la fabrique d’un écrivain, tant il donne à voir et à comprendre selon quels complexes processus un texte a pu advenir. Mis en vente avec Hop là ! Un deux trois, Façon d’un roman l’accompagne et l’éclaire, en révèle les stupéfiants secrets. Dévoile en somme le « chantier » de cette talentueuse construction. Qui aurait par exemple imaginé à l’origine du récit, trois fois repris, du viol et du meurtre de la géante d’un supermarché de la banlieue sud, un texte biblique, le Livre de Judith, retravaillé par un esprit contemporain ? Qui aurait soupçonné, à la source de ce style singulier, d’une époustouflante inventivité, un système de métaphores et des pratiques langagières littéralement transplantés d’horizons sans aucun rapport avec ce sujet ? Une citation de Roland Barthes, placée en épigraphe, permet de mesurer l’ambition de l’entreprise : « Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique […], je l’appelle pour ma part : littérature. » Car il va s’agir d’examiner les procédures mises en œuvre pour donner à cette tricherie les apparences de l’évidence et la rendre plus réelle que la réalité. Autrement dit la charger de sens. Pour cela, il faudra répondre à la question paradoxale qui préside au surgissement de toute création dans l’ordre du littéraire : « Quelle utilité d’introduire dans un roman tant de choses qui s’y trouveront indiscernables pour le lecteur ? »
Il y avait donc ce récit à tenir, du viol et du meurtre. Un bon vieux roman linéaire, factuel, d’une écriture tendue, pouvait certainement s’engendrer à partir d’un tel fait divers. Mais l’on en subodore aussitôt la limite : le sujet, travaillé de cette manière, ne fait au mieux que porter témoignage d’une quotidienneté ; il n’ouvre sur aucun horizon, ne met en branle aucune résonance susceptible de l’inscrire dans un plus vaste réseau de suggestions. Au lieu de mener ce récit de son début à sa fin, l’écrivain va donc le ramasser, le concentrer, et en proposer trois figures successives. Avec le Livre de Judith comme unique fil dramatique, « qui d’une situation de défaite collective mènera à un meurtre individuel et libérateur, ou supposé tel ». C’est le premier ressort caché de Hop là ! Un deux trois. La trame commune des trois textes, certes impalpable et invisible, mais qui sollicite l’inconscient culturel et oriente vers une lecture métaphorique. Ce qui va les lier tout en évitant qu’ils se répètent, pour finalement les faire fonctionner en triptyque, ce sera la langue. Et là, on se retrouve sidéré devant la stratégie d’écriture exposée par Gérard Gavarry, pièces en main. Rendant ici tangible ce que l’on pressent toujours plus ou moins obscurément de la naissance du littéraire. Pour chacun de ses trois récits, il est en effet allé puisé dans des histoires sans rapport avec eux, dont il a récupéré le vocabulaire singulier et les images, qu’il a ensuite transposés et transformés. Des lexiques, des systèmes métaphoriques, déplacés de leur usage, pour produire un effet contradictoire de reconnaissance et d’étrangeté, et parvenir à faire ressortir ce que l’auteur désigne comme la « vérité banlieue ».
Il s’avère en fait que tout cela vient de loin. D’un vécu, d’imaginations, de connexions latentes dont l’existence n’est apparue qu’après-coup. Une combinaison d’apparence hétérogène, mais d’une très forte cohérence, qui conduit le texte bien au-delà de l’intention d’écriture initiale. Jamais n’était apparu avec une telle évidence le mécanisme de débordement du signifié par le signifiant, au principe de toute littérature. Mais aussi l’échange, le plus souvent informulé, pas même conscient, qui s’établit entre l’écrivain et le texte, « au point de fuite de la raison », quand commence d’agir la dynamique de l’écriture. Formidable démystification du mystère de la création littéraire ou extraordinaire mise en exergue de ses prodigieux mécanismes ? Les deux, sans le moindre doute.


Jean-Claude Lebrun, L’Humanité, 22 mai 2003

Rendez-vous dans l’atelier du romancier


[…] Avec Façon d’un roman ou Comment d’après le Livre de Judith j’ai inventé une histoire de banlieue, et à l’aide du cocotier, du cargo, du Centaure, écrit trois fois Hop là !, le lecteur entre dans la fabrique de l’œuvre. L’écriture s’est déroulée sur six ans et sa conception relève d’un « bricolage » sauvage et génial. C’est dans le biblique Livre de Judith que Gérard Gavarry a trouvé la trame de sa fiction, son modèle. Il s’agit du « refus » de Judith qui libère la Samarie de l’oppression d’Holopherne. Sa tête tombera : Hop là ! un deux trois ! L’histoire sanglante affleure dans les noms. De Béthulie à Ris-Orangis, des cités bibliques aux cités HLM, l’histoire source va passer par des opérations poétiques que Gavarry nomme « cocotier, cargo, Centaure ».

Ces trois registres sémantiques règlent le cahier des charges de Hop là ! et l’écriture de chacune des versions selon des procédés dont les plus connus sont la dérivation, la métaphore et la transposition. Brecht, à qui est emprunté le titre du roman, a ici son importance. Mais s’ils organisent la description des personnages, leur langage, les paysages, ces procédés visent surtout à éviter les pièges des lieux communs sur la banlieue ainsi que les figures (de style) imposées par le sujet (mimétisme). Ces grilles permettent de produire trois versions d’une histoire identique et différente à la fois pour laquelle il n’y a pas d’original. Elles pointent toutes vers « une vérité banlieue » produite par la lecture de l’ensemble et qui passe aussi par l’auteur. Car c’est la force de Façon d’un roman de devenir fiction lui-même et de raconter comment, à partir d’une histoire que Gavarry déplie sous les yeux du lecteur (« Explications »), se laissent entendre des accords inattendus avec son histoire personnelle (« Anecdotes »), son passé marin, africain, etc. Façon d’un roman est une vision couturière du texte, une pragmatique plutôt qu’une théorie et avec Hop là ! Un deux trois un des titres de gloire d’un catalogue où l’expérimentation verbale et narrative est une constante. […]


Jean-Didier Wagneur, Libération, 24 avril 2003


Hop là ! un deux trois raconte, en apparence, une « histoire de banlieue » dont le déroulement tragique est reconstitué selon des règles plus rhétoriques que linéaires. C’est un roman savant, si l’on veut, mais dont la composition assez complexe n’interdit pas le suspens, ni l’humour : un récit un peu à la manière de Perec, ancré dans une réalité sociogéographique très précise, mais hanté tout autant par des fantômes textuels ou des contraintes formelles que l’on soupçonne, sans forcément réussir à les identifier. On sent bien, en tout cas, qu’il y a du mythe sous le fait divers. Or voici que, deux ans après la parution de son livre, Gérard Gavarry revient nous expliquer de quoi il retourne : tel le Roussel de Comment j’ai écrit certains de mes livres, il nous offre, dans Façon d’un roman, les clés de Hop là ! Un deux trois. Cette visite des coulisses est vertigineuse. […]


Fabrice Gabriel, Les Inrockuptibles, n° 387, 30 avril 2003


La banlieue, triplement fatale


Deux livres de Gérard Gavarry pour le prix d’un seul ! Son éditeur a en effet décidé de vendre ensemble Hop là ! Un deux trois (paru en 2001 sans rencontrer l’écho qu’il méritait) et Façon d’un roman, explicitement sous-titré « Comment d’après le Livre de Judith j’ai inventé une histoire de banlieue, et à l’aide du cocotier, du cargo, du Centaure, écrit trois fois Hop là ! » Mise en vente originale pour un objet littéraire peu commun.

Car Hop là ! raconte trois fois la même histoire de banlieue (ou presque), librement décalquée du récit biblique de Judith tuant le général babylonien Holopherne ; quant au cocotier, au cargo et au Centaure, l’auteur s’en sert comme d’outils sémantiques pour conférer à sa narration (trois fois onze séquences numérotées) un effet de réalité dépassant l’anecdote : en jouant sur les principes de variation et de complémentarité, en recourant à la transposition et à la métaphore, il transforme un fait divers somme toute banal (le viol et le meurtre d’une gérante de supermarché par le fils de sa caissière) en un récit marqué du sceau de la fatalité et symbolique des violences suburbaines de notre temps. Cela par la seule force du langage d’un romancier-bricoleur épris d’esthétique, qui ouvre aujourd’hui les portes de son atelier : on s’apercevra vite que ses « explications », lumineuses, dérivent à leur tour vers des « anecdotes » fictionnelles où il est notamment question de son « côté cocotier » de grand amoureux du Bénin et de la navigation fluviale ou marine. […]

Gérard Gavarry n’a publié que huit livres en trente-cinq ans, avec un long arrêt entre 1968 et 1982. Il écrit lentement parce que, explique son éditeur, « il pense ses textes, les ressent, les mûrit de longues années, mot à mot, phrase à phrase ». Un engagement total, définitif, qui lui vaut en retour celui de P.O.L, décidé à faire découvrir, en le leur offrant, ce « grand livre à tous ceux qui aiment la littérature ».


Isabelle Martin, Le Temps, Genève, 7 juin 2003


Ludique et fatal, le Hop là ! du titre renvoyait à L’Opéra de quat’sous de Brecht. Parce que le dernier roman de Gérard Gavarry n’a pas reçu d’emblée l’accueil espéré, les éditions P.O.L, qui fêtent leurs vingt ans, ont remis en circulation l’ouvrage, accompagné d’un deuxième livre où l’auteur, en retraçant une singulière genèse, donne aussi des clés pour une double lecture, réaliste et mythique – analogue à celle que permettait, en 1984, Le Genre des dames, roman de quartier et rêverie sur les Amazones.

[…] À la manière de Raymond Roussel dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, Gavarry, dans Façon d’un roman, nous ouvre le chantier où il invente, bricole, recycle : la triple désignation de « travail », de « jeu » et de « cérémonie », dans la page liminaire, montre bien avec quelle rigueur, voire quelle gravité.


Monique Petillon, Le Monde des Livres, 14 août 2003

Vidéolecture


Gérard Gavarry, Façon d’un roman, Gérard Gavarry lit "Façon d'un roman". Extrait.