— Paul Otchakovsky-Laurens

Hors la loi

René Belletto

Une intrigue multiple (et pourtant une) consumée par un suspense de chaque phrase (de chaque mot) offre au lecteur en pâture et à foison de l’action (« J’entendis alors une détonation sèche, pas très forte, et une petite parcelle de carrosserie vola en éclats tout près de ma tête : quelqu’un venait de me tirer dessus avec une arme à feu, j’en eus la certitude immédiate »), du mystère (« Personne ne l’a approchée. Elle a disparu, elle était là et l’instant d’après elle n’était plus là. Croyez-moi, je vous dis ce que j’ai vu, elle n’était plus...

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Traductions

Allemagne : Matthes & Seitz | Italie : Bompiani

La presse

Sélection Télérama / France Culture


L’attente suspendue, la parenthèse à bras ouverts, le sas de (dé)compression, René Belletto connaît bien. Son premier roman s’appelait d’ailleurs … Voilà cinq ans que nous étions sans nouvelles de lui. Comme dans son dernier livre au titre terminal, Coda, on le craignait avalé par ses propres mots, définitivement attrapé par l’une de ces chausse-trapes dont il a le secret. Et voici qu’il resurgit, dans la splendeur de ses contradictions : inchangé, transformé, solide, fragile, passéiste, futuriste.

Au-delà de toutes les espérances que ses admirateurs ont fondées sur lui, en ces temps de longue absence, le nouveau Belletto méduse et déconcerte à chaque mesure. Si le vocabulaire musical s’impose pour le définir, c’est qu’une fois de plus, l’écrivain mélomane a frappé, signant la tablature impeccable d’une de ces « varcaroles » labyrinthiques et envoûtantes qu’il a toujours su composer. Professeur de musique à l’institut Benjamin, collège privé à forte ambition pédagogique, le héros, Luis Archer, partage avec l’auteur une passion pour la guitare andalouse et le piano. Dans l’adversité, Bach vient à son secours : « Entre l’endroit où je me tenais, et la lézarde dont je parle, il y avait quoi, cent mètres, oui, cent mètres, que je parcourus alors mit schwachen, doch emsigen Schritten, “à pas faibles mais empressés” (pour citer Johann Rist, auteur en 1641 du lied repris par Bach dans la cantate 78 de 1724). Je me faufilai dans la haie...  »

C’est tout naturellement salle Gaveau, à la fin d’un concert de Murray Perahia, qu’il croise le policier chargé d’enquêter sur l’odieuse agression dont fut victime sa meilleure élève. Et lorsque l’une de ses conquêtes pose son gilet vert sur l’enceinte Spendor de son salon : « Ah mauvais début ! » Les traits des femmes sont pour lui des partitions : « Le visage d’Inès est si mobile, si expressif, qu’on a du mal à le voir, à en apercevoir la structure, surcharge de trilles, d’appoggiatures et de gruppetti, oui, j’ai pensé aux interprétations de musique ancienne de certains musiciens d’aujourd’hui qui, suivant les traités d’interprétation de l’époque, ornent tellement que le morceau perd son squelette et s’effondre. »

Ce ne sont là qu’éclats et bribes, grains et reflets, d’un ouvrage brillant de mille feux, dont l’intrigue ouvragée, dense et haletante, ne se raconte pas. Elle s’évoque, par illuminations, comme issues d’un songe fugitif ou d’une transe paranormale. René Belletto ne révoque pas ces incursions dans les sphères inexplorées de l’être humain. C’est un grand romantique vaudou, manipulateur et bienveillant, qui capte tous les signes à disposition pour en sonder les mystères : dates (diabolique 6 juin 1966), végétaux (une seule feuille d’érable choit, et la révélation intérieure éclot), défaillances du quotidien (un miroir manque dans un ascenseur, et la crise d’angoisse terrasse).

Grand cinéphile, qui jadis écrivit des critiques sous le pseudonyme de François Labret (anagramme de Rabelais), René Belletto marche ici sur les traces d’Alfred Hitchcock. Quelques taches rouges qui mouchettent la plupart des débuts de chapitre, une Maggie qui craint le contact physique avec les hommes : indéniablement, Pas de printemps pour Marnie lui trotte dans la tête. Mais c’est Sueurs froides que ce roman revisite avec le plus grand génie. À la recherche d’une inconnue dont le portrait l’a saisi, dans une maison voisine d’un crime qu’il a fui, Luis Archer s’agrège à son double, et plonge dans une quête amoureuse qui le mènera chez un libraire ancien…

Plus que des citations, ces clins d’œil sont des battements de paupières naturels comme des respirations. Gorgé de la lumière des autres, qu’ils s’appellent Mendelssohn, Nerval ou Preminger (le fantôme de Laura rôde aussi), René Belletto redonne ce qu’il a reçu, avec une élégance sans pareille. Emprise ou empreinte ? « Nous sommes tous la somme de ceux qui nous ont précédés », tel pourrait être le titre de la cantate que chantent les personnages de ce grand livre-cathédrale, sur les hasards de la transmission et des connexions humaines.


Marine Landrot, Telerama, 13 mars 2010



Renaître à la vraie vie


Deux romans familiaux sur quatre décennies qui se recoupent dans l’explosion du mal.


Un Triller métaphysique, dans lequel le lecteur se laisse entraîner crescendo par les variations musicales du narrateur, un pianiste fou de Bach.


Voici du grand Belletto sidérant, l’homme de la diabolique Machine et de Sur la terre comme au ciel adaptés au cinéma. Hors la loi raconte deux romans familiaux suivis à partir de 1966 et qui se recouperont en 2008 dans l’explosion du mal. Car le mal existe chez René Belletto, essence monstrueuse du destin, substance de la détresse humaine. Luis Archer, le narrateur, n’écrit-il pas : « Je suis né le 6 juin 1966, je suis mort le 6 juin 1966 » ? Comment naître enfin ? Telle est la question qui hante l’œuvre de René Belletto, renaître à la vraie vie. René. Rarement une œuvre a été autant liée à la racine d’un prénom prédestiné. Au moment même de la naissance de Luis, une des deux familles du roman est dévastée par un massacre. Un tueur aux longs cheveux, figure emblématique des polars de Belletto, assassine Albin et Éva Nomen. Clara, la petite fille des deux victimes, sera la rescapée de l’histoire, sa mythologie madone. D’une féerique blondeur. Car le mal chevillé au cœur de la destinée se conjugue toujours chez Belletto au visage rédempteur et quasi inaccessible d’une jeune fille radieuse.


Extraterrestres


Vous révélerai-je que Clara sera enlevée par les extraterrestres d’une planète qui est l’exacte jumelle de la nôtre ? Pourtant, Belletto est coutumier de ces bifurcations dans le fantastique et la science-fiction. Il lui faut pour extirper tous les monstres qui nous possèdent recourir à des péripéties hors du commun. Que Michel, l’oncle tutélaire de la jeune femme se suicide, c’est inscrit dans la logique de son amour interdit pour sa nièce. Crimes et suicides.

Du côté de Luis Archer, le narrateur, l’existence n’est pas moins prodigue d’horreurs. C’est un amateur de vieux films et de surgelés exquis, choyant ses manies, sa brosse à ongles, son matériel hi-fi haut de gamme. Il est surtout un prof de musique mélancolique, passionné de Bach et de chansons de la Renaissance qu’il adapte au piano. Luis va vivre un engrenage de circonstances mortelles qui broient son meilleur ami et son élève préférée… Ainsi la vie est-elle remplie d’attentions délicates ! Luis rencontrera Clara. Car depuis l’origine de la beauté d’un mystérieux quatrain faisait refrain entre les deux protagonistes et les destinait l’un à l’autre : « Amours rêvés de ma jeunesse / Se sont enfuis avec le temps / Mais que jamais ne disparaisse / Le souvenir que je t’attends. »Que d’échos !

La construction du livre est admirable. Le crescendo de ses variations musicales. Le lecteur pressé pourrait n’y voir qu’un jeu fabuleux bousculant les codes du thriller. Une sorte de feuilleton horrifique écrit au second degré, ce que la touche d’humour permanente de Belletto et certains épisodes burlesques sembleraient confirmer. Ce serait rater le secret du livre, ces allusions au suicide de Marie qui hantent Luis Archer, cette impossibilité où il est d’échapper au piège existentiel : « Comment entrer en moi, comment sortir de moi ? » La fin laisse planer une question vertigineuse sur le bonheur de Luis et de Clara. Elle ouvre l’abîme sur lequel le roman tentait d’élancer un pont vers le salut.


Patrick Grainville, Le Figaro.




Fantasmagorie macabre


René Belletto mène de main de maître un polar riche en digressions.


René Belletto n’avait pas donné de ses nouvelles depuis cinq ans : il était sur la planète Nomen, dans le IXe arrondissement de Paris. Cette dernière phrase, dont nous tenterons d’élucider plus loin l’apparente incongruité, surprendra les lecteurs peu familiers des dérapages spatio-temporels de Belletto. Les autres reconnaîtront la marque de fabrique de l’auteur de La Machine et de Créature. Dans l’immédiat, résumer ce roman-fleuve nécessite d’adopter la technique radicale de Woody Allen qui résumait ainsi Guerre et Paix : « Ça parle de la Russie ». Donc, Hors la loi parle d’un type qui se trouve souvent au mauvais endroit au mauvais moment.

Luis Archer est professeur de musique dans un cours privé pour jeunes filles dans le IXe arrondissement de Paris, quartier qu’il habite lui-même et où il fréquente le Shopi de la rue des Martyrs et le Picard de l’avenue Trudaine (ce dernier jouant un rôle non négligeable dans l’histoire puisque Archer manquera de peu d’y laisser sa peau). C’est un musicologue averti, capable de disserter sur une obscure pièce de la Renaissance de Jehan Tabourot ou un chant flamenco de Manuel Ortega Suarez, dit Manolo Caracol. On reconnaîtra dans cette propension à truffer son texte de notations érudites l’un des jeux récurrents de Belletto. En revanche, l’auteur met en sourdine, si l’on ose dire, les surabondantes références relatives à la hi-fi qui jalonnent son œuvre. On notera tout de même l’apparition d’un nouveau lecteur de disques M + A Mimetism II et la confirmation, d’un roman à l’autre, de la supériorité des enceintes Spendor, conçus par deux Anglais, mari et femme, Spencer et Dorothée, d’où leur nom.


Meurtres en pagaille


Précisons enfin à l’intention des « bellethéologiens » confirmés qu’il n’est pas fait référence, sauf erreur de notre part, aux Grandes Espérances (auquel Belletto a consacré un brillant et définitif essai littéraire) de Charles Dickens dont on notera néanmoins cette citation liminaire, venant fort à propos, tirée de David Copperfield : « Serai-je le héros de ma propre vie ou ce rôle sera-t-il tenu par quelqu’un d’autre ? »

En attendant de connaître la réponse que Luis Archer donnera à cette question d’ordre ontologique, s’il en donne une, contentons-nous de signaler qu’il va être témoin d’un nombre anormalement élevé de meurtres, de suicides, de disparitions et d’enlèvements au regard de la statistique. L’une de ses élèves préférées – un peu trop si l’on en croit la rumeur mal intentionnée répandue par le nuisible directeur du cours de la rue des Martyrs – est assassinée dans des conditions aussi étranges que sauvages. Les soupçons, infondés, se porteront sur Archer, qui assistera malencontreusement, un peu plus tard, au suicide du père de la jeune fille, ce qui redoublera l’intérêt de la police à son égard. Plus tard encore, le musicologue, entre autres péripéties, sera le premier à découvrir le double assassinat du 3, impasse du Midi, à Saint-Maur, celui de son meilleur ami Maxime, le corps truffé de plombs, mais néanmoins encore solidement agrippé au cou de son tueur, lui-même mort par étranglement. Fuyant la scène du crime avant l’arrivée de la police, le destin capricieux de Luis Archer l’amènera à partager celui d’une sublime jeune femme, Clara Nomen.

Luis découvrira que Clara et lui ont deux choses en commun. Un : les grands-parents de Clara ont été assassinés sur une petite route d’Île-de-France, sans mobile apparent, le 6 juin 1966. Cette date, qui fait étrangement écho au chiffre de la Bête 666, se trouve aussi celle de la naissance de Luis Archer. Deux : trottent dans la tête de Clara et de Luis le même entêtant quatrain – «  Amours rêvés de ma jeunesse / Se sont enfuis avec le temps / Mais que jamais ne disparaisse / Le souvenir que je t’attends » – dont ils ne parviennent ni l’un ni l’autre à retrouver l’auteur. La résolution de ces troublantes coïncidences ne viendra – si elle advient – qu’après un bref passage de Clara par la planète Nomen, distante de quelque 30 milliards d’années-lumière du IXe arrondissement de Paris, et qui sera nommée ainsi par l’extra-terrestre Axel Stkouspr, amoureux transi de Clara. Dans cette fantasmagorie macabre menée de main de maître par Belletto, le mobile des meurtres et la découverte des coupables comptent moins, on l’aura compris, que la jouissance de la digression. Et de la transgression.


Thierry Gandillot, Les Échos, 23 mars 2010.




La Galaxie Belletto



Après cinq ans de silence, « Hors la loi » signe le retour de l’écrivain aux envolées funambulesques du polar existentiel sur fond de musique et de cosmos. Calembours à la clé, on se régale.



Au cœur du nouveau roman de René Belletto, il y a un quatrain à l’origine obscure : « Amours rêvés de ma jeunesse / Se sont enfuis avec le temps / Mais que jamais ne disparaisse / Le souvenir que je t’attends. » Souvent évoqué, il sert de fil rouge au récit et préside à sa résolution, quand la petite-fille d’Albin Nomen et le narrateur Luis Archer en récitent chacun la moitié lors de leur rencontre, le 2 juin 2008, à la suite d’une série de ces coïncidences extraordinaires chères à Belletto. La moindre n’étant pas que ce quatrain fascinait déjà l’assassin en série et le jeune inspecteur de police de Régis Mille, l’éventreur (1996), premier volume de la trilogie des aventures de Michel Rey… Cinq ans après le bref Coda, l’écrivain renoue ainsi avec les envolées funambulesques du polar existentiel sur fond de musique et de cosmos.

S’immerger dans cet univers fictionnel hors norme implique pour le lecteur d’accepter provisoirement ce que le poète anglais Coleridge appelait une « suspension volontaire de l’incrédulité ». Après l’espace-temps rétractile et l’aller-retour sur la planète Musica de Créature (2000), Hors la loi fait en effet découvrir une planète en péril, distante de trente milliards d’années-lumière de la nôtre, qui cherche à assurer sa survie grâce à l’enlèvement consentant de Clara Nomen (presque toutes les héroïnes de Belletto portent un prénom qui se termine en a) par le sous-commandant Axel Stkouspr, un « homme » de petite taille aux cheveux blancs et yeux bleus envoûtants. Cette péripétie décisive n’intervient toutefois qu’au chapitre XIII du roman, qui en compte vingt-quatre en tout. Il n’en faut pas moins pour tenter de comprendre la double assertion initiale du narrateur : «Je suis né le 6 juin 1966, il y a quarante-deux ans aujourd’hui jour pour jour » et «Je suis mort le 6 juin 1966, il y a quarante-deux ans aujourd’hui jour pour jour ». Ce qu’elle suggère, c’est une possible transmigration des âmes.

Distribués entre la première et la troisième personne, les douze premiers chapitres du roman racontent d’une part l’existence apparemment paisible de Luis Archer, professeur de musique dans un collège privé de filles (« pas si privé de filles que ça », selon son meilleur ami Maxime, juriste dont le seul patronyme de Voutand-Bersot proclame le goût prononcé du calembour). Et d’autre part, les circonstances familiales tragiques qui ont entouré la naissance de Clara, élevée par son oncle Michel Nomen, qui enseigne dans une école d’art. Deux citations en épigraphe par chapitre et pas moins de six en tête d’ouvrage : Belletto aime les références, comme il aime jouer avec l’exposition des faits, qu’il ralentit en multipliant les avertissements au lecteur et les commentaires entre parenthèses : « Je m’y mis (oui, je m’y mis, je verrai plus tard si je conserve ce “m’y mis”). »

Sous la plume du narrateur, le récit navigue sans cesse entre le futur et le passé, entre la remémoration et le pressentiment d’une menace. Laquelle n’est pas réservée au seul avenir, si l’on en croit cet aphorisme qui aurait pu figurer dans les remarques du Petit Traité de la vie et de la mort (2003) : « On ne sait jamais ce que le passé nous réserve. » Mais il n’y a pas seulement du mystère, du suspense, de l’action sanglante et même du sexe longtemps différé dans ce roman. Au motif récurrent de la violence aveugle, il associe d’autres obsessions plus légères touchant les déplacements des personnages, qu’on suit littéralement à la trace, ou l’usage d’objets quotidiens : forme d’une brosse à ongles, bruits de robinet ou de machine à laver, marques de voitures ou d’enceintes acoustiques…



Isabelle Martin, Le Temps, samedi 29 mars.




Les beaux alibis de Belletto



Catastrophes en chaîne avant rencontre de l’être aimé



Il est évident que les habitants du IXe arrondissement de Paris éprouveront un plaisir particulier à la lecture de Hors la loi, le nouveau Belletto. Et plus spécialement, bien sûr, ceux qui logent rue des Martyrs ou aux immédiats alentours, entre Notre-Dame-de-Lorette et l’avenue Trudaine, entre le magasin Shopi, en bas, et celui des surgelés Picard, en haut, un parcours qui importe au personnage principal, Luis Archer, et que connait bien, pour y vivre l’auteur du roman. Il a déja utilisé ce décor, notamment dans Créature.

Luis Archer, un de ces purs mélomanes propre à l’œuvre de Belletto, obesessionnels et modestes, dispose d’un appartement dans les hauteurs, à un numéro qui n’existe pas dans la vraie vie et dans la vraie ville. De même, pour l’équilibre d’une phrase, une pharmacie a été déplacée de manière à faire l’angle de la rue Clauzel. On voit ici que la manie du détail est contagieuse. Elle est indispensable à Luis Archer, inhérente à son existence, et ellle déteint sur le lecteur. Une certaine forme de prose, nourrie d’achats, des gestes et de déplacements quotidiens exerce un charme puissant auprès des amateurs de romans. Peu importe alors qu’ils ne fréquentent pas le IXe, ni même Paris ou la moindre cité. L’abondance des précisions concerne les individus comme les objets,« la brosse à ongles en bois verni » acquise dans la pharmacie mentionnée plus haut, aussi bien que les comparses et les personnages secondaires. Par exemple Lucie, enfant traumatisée par le meurtre de ses deux parents, le 6 juin 1966, tandis qu’ils se rendaient en famille chez des amis à bord d’une Gierow, somptueuse voiture danoise. « Elle fut suivie par deux psychologues, deux femmes. La première ne l’aida guère. La seconde, à partir de décembre 1967, davantage, et Lucie put reprendre une scolarité normale, redoublant son cours élémentaire 2e année. »
Avant de mourir promptement, Lucie a une fille, le 10 septembre 1986, une petite Clara, future pianiste ravissante que Luis Archer va aimer. Ils sont main dans la main, le 6 juin 2008, à l’ouverture de Hors la loi, dont le sujet, résumé par l’interessé, est le suivant : « Quand je pense dans quelles conditions je finis par me trouver un jour en présence de Clara Nomen ! » Comme on le sait, « nomen est omen », « le nom est présage ». Le 6 juin 1966 est également la date de naissance de Luis Archer. Si on croit à la réincarnation, comme Maxime, le meilleur ami de Luis, le grand-père de Clara Nomen sera son amant. Pas seulement parce qu’il trépasse le jour où l’amant est mis au monde, mais parce qu’ils récitent tous deux un quatrain dont personne ne connaît l’origine, et qui se termine, sans être d’Apollinaire, par : « Mais que jamais ne disparaisse / Le souvenir que je t’attends ».

Après la scène de meurtre qui affecte la famille Nomen, d’autres morts violentes jonchent le récit – « cet enfer de surprises redoutables que le destin semblait décidément m’avoir réservé » – à partir du 6 juin 1996, et en justifient le titre. Avec un passé récent surchargé d’assassinats et de suicides, comment Luis Archer pourrait-il avoir recours à la loi le jour où il est mêlé par hasard à l’enlèvement de Clara ? En ce qui concerne la rançon, il dispose d’un million d’euros dans une malette ramassée chez le pauvre Maxime, encore un cadavre.

Avec le lecteur pour témoin, René Belletto consigne l’emploi du temps de Luis Archer afin de lui fournir les alibis nécessaires. Tant d’informations sur les vieux films qu’il va voir, sur les adresses où il se rend (sans oublier de nous fournir le code), ou sur les meilleurs interprètes de Bach, devraient ne laisser aucune place aux mauvais coups du sort. Il n’en est rien. Il arrive même au héros de ne pas être seulement le témoin des horreurs, et d’être poursuivi avenue Trudaine, si tranquille. « Il était dix-huit heures quand je raccrochai.[...] Je n’avais pas prévu d’acheter des surgelés, mais la place de livraisons était libre, tentante, je m’y mis (oui, je m’y mis, je verrai plus tard si je conserve ce “m’y mis”, là maintenant je suis trop agité par ce que j’ai à raconter pour m’interrompre et réfléchir. »

Dans ces conditions, un dénommé Stkouspr peut emmener Clara à bord d’une soucoupe volante atterrie place de l’Opéra. Nous sommes, ravis, hors la loi du roman traditionnel.


Claire Devarrieux, Libération, 8 avril.





La mort aux trousses



Après cinq ans de silence, René Belletto revient avec un roman de mélomane à la fois mystérieux et virtuose.



Personnage de roman chez René Belletto doit être un métier éprouvant. Des nerfs solides sont bienvenus, sinon requis. C’est une profession à haut risque dont la pénibilité ne saute pas aux yeux, mais où on attend rarement l’âge de la retraite. Car, à chaque page, on sent confusément qu’une tuile peut vous assommer. Les uns se font descendre, en famille, par des types qui disparaissent au volant de leur voiture. D’autres mettent fin à leurs jours. On croise même des extraterrestres qui nous ressemblent trop pour être complétement honnêtes. Et quand il n’y a plus aucun tueur à l’horizon, le protagoniste se retrouve avec la police sur le dos, soupçonné d’avoir violé et assassiné une des jeunes élèves de son cours de musique. C’est bien simple : où qu’il mette les pieds, on dirait qu’il a la mort aux trousses.

Ce Luis Archer a pourtant des goûts simples, comme vous et moi ou presque : écouter Telemann, Guillaume de Machaut et de vieux morceaux de Flamenco ; chercher l’auteur d’une poignée de vers qui le hantent sans qu’il sache très bien pourquoi ; échanger des blagues douteuses avec son meilleur ami (qui n’en a plus pour très longtemps). Il se demande s’il rencontrera l’âme sœur et, lorsqu’il ne se passe rien, s’inquiète de cet « enchaînement maussade de causes et d’effets qui forme le dessin de toute vie et nous emprisonne dans une toile de plus en plus vaste, complexe et serrée ».

Dans le rôle de l’araignée patiente et discrète, qui tisse son oeuvre avec une inquiétante virtuosité, Belletto excelle. Il glisse d’une génération à l’autre et démultiplie son récit comme au travers d’un kaléidoscope pour mieux transformer sa saga familiale en thriller hitchcockien, son thriller en romance, sa romance en tragédie. Tout se passe comme chez Feydeau où l’on croit n’assister qu’à des « jeux de surface de l’intrigue, jeux de la surface la plus superficielle, mais qui, après deux heures d’entrecroisements, d’histoires multiples, de quiproquos, d’entrées et de sorties, de malentendus et de coïncidences, finissent magiquement par créer du fond ».

Il est impossible de résumer "Hors la loi", où la machine infernale huilée par Belletto tourne à plein régime de la première à la dernière ligne. Mais résume-t-on une fugue de Bach ? Tout tient ici en apesanteur, dans le savant désordre d’une composition qui multiplie les contre-points, les modulations, les effets de symétrie, pour finalement donner corps à cette saisissante leçon de métaphysique : « La vie est un thème varié dont nous ne connaîtrons jamais que les variations. »


Grégoire Leménager, Le Nouvel Observateur, 8 avril 2010