— Paul Otchakovsky-Laurens

Bas monde

Patrick Varetz

Dans Bas monde, une voix s’élève pour témoigner du chaos des origines et de l’apparition du verbe. C’est la voix d’un enfant à naître et qui nous projette – sans recul –, dans un univers sans amour, dominé par la violence et la folie de ses parents. Nous sommes dans un deux pièces de trente mètres carrés, à la fin des années cinquante, au moment où chacun semble promis au bonheur. Daniel, le père, est un être faible et brutal. Violette, la mère, une victime obstinée dont la raison défaille. Le père tabasse la mère, jusqu’à provoquer l’apparition de la...

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La presse

Bébé en verbe



Le « Bas monde » mutique de Patrick Varetz submergé par le génie d’un enfant



Le père, la mère, l’enfant, dans un deux-pièces de trente mètres carrés, au début des années 50. Le père boit, la mère trinque, l’enfant parle. Il parle pour trois, il parle dans un délire de formulation magnifique qui le tient en vie. Telle est la prose de Patrick Varetz: vitale. Dans Bas monde, l’enfant parle avant d’exister, il parle pour dire qu’il va naître, et qu’il naît, prématurément, par une nuit dantesque, à la suite des coups portés par « Daniel - mon père -, ou « mon père, ce salaud », dans le ventre de « Violette - ma mère ». Il possède le verbe et ne s’en vante pas, élucider la situation le protège en l’isolant. « Tout ce qui advient, je m’entends le prononcer très précisément, depuis un vide qui ne se conçoit pas. Le don de la parole est une véritable malédiction. »



« En haut lieu »



Le couple des parents n’a pas de préhistoire. Ils ont été piégés. « Arguant de son retard, elle a su se faire épouser. » Le père a 22 ans, il faut le savoir, on n’aurait pas cru. Ce sont de très jeunes gens qui sont allés danser, et dansent encore la nuit de la fausse couche qui n’en est pas une. Un inquiétant médecin rapplique, le prospère Caudron, qui a déjà présidé à la naissance du père, et a les mêmes yeux que lui. Puis, tandis que le nouveau-né (au bord du non-naître) gigote dans le carton à chaussures où le père l’a installé, « ma grand-mère » s’annonce, infirmière dans le civil, évidente complice de Caudron. « Ils possèdent tous les deux une détermination et un cynisme qui feront toujours défaut à mes parents. » Le roman s’appelle Bas monde parce que chacun est à sa place dans un univers régi par l’ordre social immuable, celui que l’enfant transgresse en détenant le langage&nbsp:« En haut lieu, on pousse naturellement l’espèce à se reproduire », et « en ce bas monde on n’accomplit rien de son propre chef. »



Le père, « bien qu’à peine sorti de l’adolescence, se considère déjà au fond de l’impasse. Sa piètre destinée ne le mène nulle part, aussi se résout-il à s’enivrer presque chaque nuit en plaisante compagnie ». Il va voir « les pouffiasses » du Bar Royal, avant de rentrer à la maison retrouver son échec, sa rancune et sa rage, qu’il exprime en frappant, faute de mots. La mère, tout aussi démunie, a une vision du monde et de l’avenir que son fils s’obstine à qualifier de « romanesque ». C’est qu’elle n’est pas en mesure d’analyser son malheur, mais elle a la possibilité de fuir dans des visions dramatiques qui enrichissent le quotidien. L’enfant sait qu’il ressemble au père, mais c’est dans son oreille que se déversera la logorrhée maternelle. La mère est « prompte à remplacer ce qu’elle entend par des phrases plus convenues, de celles qui, dans les livres, se laissent capturer par la mémoire ». Le roman de Jean Meckert, Les Coups (1942), évoquait déjà cette influence corruptrice des romans sur les femmes.


Dans la seconde partie de Bas monde, la mère n’est plus elle-même. Elle range sous l’évier un sac qui contient les mouchoirs pleins de sperme de son mari. Par une équivalence audacieuse, l’auteur fait de ce sac un avorton qui durcit dans le ventre de l’enfant : « Bientôt, cette chose ânonnera par ma bouche. » Le pavillon que la grand-mère fait construire pour la petite famille achèvera de l’emprisonner. La télévision s’annonce. Elle palliera l’absence de meubles. « C’est autour de cette présence nouvelle, imminente, que notre vie (et celle de milliers d’autres) va s’organiser. »



Propagande du bonheur.



Le roman de Patrick Varetz préfigure le monde que décrit Nicolas Bouyssi dans S’autodétruire et les enfants (P.O.L, 2011), ce monde, le nôtre, où, cinquante ans plus tard, de multiples écrans sont venus s’ajouter à celui de la télévision. Bas monde se situe encore dans l’après-guerre. Les voisines en bigoudis et blouses de nylon s’entassent dans la cuisine de Violette et Daniel Wattez. La table et le buffet sont en formica. L’odeur des Gauloises bleues tapisse la gorge, les poumons et les méninges du petit qui vient de naître. Il dit qu’il préfère ça au sein maternel. Mais déjà, la radio déverse la propagande du bonheur, les chansons, la course à la consommation obligatoire. « On croirait deux mouvements antagonistes voués à s’annuler : d’un côté, cette expansion incontrôlable - propagée par les ondes -, et de l’autre, ce rétrécissement du possible, orchestré de manière maligne par mes parents. »



Claire Devarrieux, Libération,3 mai 2012



Un bébé dans une boîte à chaussures



Bas monde est l’autofiction de Patrick Varetz, issu du milieu ouvrier du Nord des années 1950 et battu par son père. Un livre célinien et un cri social.



Le bas monde de Patrick Varetz s’ouvre au début de cette rapide étape que marque l’homme entre le ventre maternel et le cercueil :la vie. Et chez Varetz, ce mot n a rien d’une croisière aux iles Tanga.Bas monde, c’est le roman des premiers jours d’un enfant né au mauvais endroit, au mauvais moment. Varetz écrit sa propre histoire, celle d’un bébé venu au monde en 1958, à Marles-les-Mines, dans le Pas-de-Calais, et qui a passé sa première nuit dans une boîte
à chaussures. Comprenez, il fallait bien le mettre quelque part.



Le bruit des gnons pour berceuse



Tout commence pourtant bien pour le narrateur : il s’avère si précoce qu’il nous raconte son histoire in utero. Du ventre de sa mère, il décrit la passion du couple parental, Violette et Daniel Wattez (deux lettres les séparent de Varetz). Vite le tableau esquive la tradition : à gauche, la mère et ses cheveux frisés jusqu’au plafond; à droite, le« salaud de père »; au centre, un mariage fondé sur le goût de la danse, de l’alcool et des gnons. Violette et Daniel s’écharpent dans un appartement de trente mètres carrés, espace unique d’une grande partie de l’action où, résume l’embryon, « l’univers est une cour, d’où tout carré de ciel est exclu, un puits de lumière qui brûle la cornée ». Les murs sont fins, assez pour que les coups de Daniel sur Violette soient entendus par tout l’immeuble. Ils demeurent assez épais pour que personne ne s’en inquiète. Cette violence va accoucher d’un être pensant et parlant, au milieu du salon, d’une voix lyrique et radicale, celle du futur écrivain. Écoutez, on est loin de la maternité fleurie : « C’est la souffrance qui me fait naître : ce salaud frappe ma mère au ventre, avec une insistance qui - par instants - frôle la démence. Je voudrais ne rien entendre des prières et des cris qui me parviennent : une rumeur assourdie, amplifiée par l’obscurité dans laquelle on m’a consigné. La douleur qui m’environne m’échappe avant même de pouvoir me submerger je n’en suis que le témoin fortuit. » On a beau attendre et voir, l’enfant persiste à respirer toute la nuit, et arrive un moment où il faut bien se résigner : le couple a un « fils sur les bras ». Un enfant qui ne peut s’empêcher d’apporter une curiosité, un mouvement,dans ce deux-pièces qui n’en connaissait aucun. Même pour Violette, morte-vivante après l’accouchement, l’enfant « c’est plus fort que le malheur qui la travaille. » Tout au long du roman, lutteront deux forces contraires, la fatalité incarnée par le visage paternel abruti de haine et cette pulsion mystérieuse, qui fait vivre l’enfant, survivre la mère.



Le bas-ventre de la misère



Violette est une Madame Bovary du Pas-de-Calais, avec blouse de nylon et cils noirs de khôl. Elle déverse à l’enfant le récit de sa rencontre avec le père, un des ouvriers à l’odeur de sueur qui traîne au bal de la ville, qui lui a fait croire à l’amour avant de rejoindre chaque soir ses « putains du bar royal ». ll faut une victime dans ce récit noir et si ce ne peut être l’enfant, puisqu’il raconte, ce sera celle qui rumine auprès du berceau, la mère. Baignant dans son sang après l’accouchement, Violette survivra sous une forme peu humaine, dans une prostration équivalant au suicide d’Emma.


On songe cependant moins à Flaubert qu’à Céline dans cet appartement étroit où on laisse une mère crever sans la soigner. On pense à l’avortée d’Argenteuil du Voyage au bout de la nuit, cette jeune fille qu’on laissait agoniser sur le canapé par mépris pour le bas-ventre de la misère. Le lien à l’existence est le même dans ce Nord français des annees 50 que dans la banlieue parisienne des années 30 : la vie n’y vaut pas grand-chose, même pas les quelques sous d’un séjour à l’hôpital. Patrick Varetz décrit des gens à peine sortis de la guerre qui embrassent des rêves de progrès mais demeurent cloués dans la pauvreté. Ils finissent par se dire : « Tout cela, la vie, n’est qu’un mauvais moment qui finira par passer » Cette attraction du « bas monde » qui retient la famille Wattez dans le malheur, elle est avant tout perceptible dans la langue de Varetz qui oscille entre le lyrisme et le parlé populaire : « Malgré qu’ils me démangent, je ne fais qu’un avec les vêtements dont ils m’affublent ». Phrase qui résume l’ambiguïté d’une voix marquée par son milieu, mais qui s’en est extraite pour atteindre une conscience. Varetz a échappé au sort de ses parents. ll ne connaît pas la pauvreté, a créé une entreprise publicitaire près de Lille. Mais surtout, il n’est plus abruti par cette ignorance étouffante, celle qui fait rester Violette auprès de l’homme qui la bat, celle qui maintient Daniel à l’usine, celle qui sera bientôt entretenue par la télevision, « mon poste » dira le père.



L’écrivain des étouffoirs



Doit-on lire Bas monde comme un roman politique? Sans doute, puisque ces phrases imbibées d’alcool et de
travail sclérosant donnent une réalité à ce monde ouvrier du Nord, un univers clos qui n’a peut-être qu’à peine changé depuis cinquante ans. Sans doute est-ce là la puissance de Varetz, cette oscillation entre le cri de rage social et le chant, deux voix qu’il garde justes. En bon célinien, il alterne la « peau sur la table » et la danse. Comme s’il exprimait une voix longtemps contenue, Varetz n’épouse jamais aucune pose. Même dans son premier roman, il adoptait le point de vue d’un homme fou qui prend la parole dans un hôpital psychiatrique. Cet homme qui a écrit de nombreux manuscrits refusés avant de publier ce premier roman, Jusqu’au bonheur, (POL, 2010), semble être voué à l’écriture des étouffoirs, lieux ou l’on peine à penser et à vivre avec l’autre. Cette vocation pourrait être une des réponses à la question du bébé, au centre de Bas monde « Que vais-je devenir, à présent qu’une existence interminable m’est acquise? Et que vais-je devoir avaler de haine et de détestation pour tromper la fringale qui m’accompagne? »

Cet enfant s’avère le personnage le plus sage du livre, étranger dès la naissance à cette famille qu’il ne parvient pas a haïr. « On devient adulte, écrivait Goethe, lorsqu’on a pardonné à ses parents ». Varetz est un grand adulte, il ne juge plus Violette et Daniel, couple déjà condamné par une misère qui, semble nous dire l’auteur, emporte toute vie sur son passage. Seulement, il ne pardonne pas à l’humanité sa laideur, sa petitesse qu’il défie dans ce roman d’une sombre beauté.



Orlane Jeancourt Galignani,Transfuge,juin/juillet 2012,



Verbe haut



Avec Bas monde, deuxième roman radical de Patrick Varetz, la langue s’érige en instrument de survie.


Il cogne, le père ; il cogne dur. De ses mains trop petites, la bouche résumée à une fente hurlante, il cogne. Entre l’usine le jour, et les entraîneuses du bar Royal la nuit, il cogne. Contre la femme qui, chienne !, s’arrondit dans une rancoeur silencieuse. Contre le « polichinelle » qui, bientôt, défera la symétrie familière du couple en imposant une perturbante triangulation. Impuissant, il cogne.


Rien que de très banal en somme, la violence crasse de la cellule familiale -  on pense aux parents sordides de
L’Île Atlantique de Tony Duvert  - une plongée dans la misère (de classe, de coeur, de corps et d’esprit). Mais la littérature est plus grande que l’anecdote quand, droite comme un I, elle refuse de céder à la tentation du réalisme et s’avance loin des ornières boueuses du pathos. Force de l’épure dessinée d’un trait ferme par Patrick Varetz  : Bas monde est son deuxième roman, qui prolonge par d’autres voies la logique concentrationnaire explorée dans Jusqu’au bonheur, publié par P.O.L, déjà, en 2010. La prolonge tout en la resserrant jusqu’à son point d’étranglement, dans un huit clos cauchemardesque entre le père, la mère et l’enfant. La Sainte-Famille en somme, dont l’auteur prend un malin plaisir à destituer le mythe fondateur « vulgarisé [...] par les ondes » : l’amour partagé, et le bonheur de la procréation.


Dès le début, le ton est donné -  et jamais ne baissera d’intensité : la mère à terre, traînée par le père «  dans les trente mètres carrés de notre deux-pièces » dans une confusion de coups et d’injures (« Peau, pochetée, putain ! »), et, sous la peau, flottant dans un liquide soudain glacé, le corps du bébé. Après la délivrance haletante, autour de la boîte de chaussures garnie de coton qui fait office de berceau, les têtes se pencheront sur le corps frêle et nu de l’enfant, constatant sa laideur, étonnés de sa résistance, et les bouches adultes, incapables de prodiguer le moindre réconfort, cracheront leurs fumées pestilentielles à son visage, « se vid(a)nt les poumons et m’asphysi(a)nt ». Mais, « Diable que c’est bon ! [...] C’est bien meilleur que le lait maternel , plus réconfortant que les rares baisers dont on m’a parsemé le front ». Nourri de la fumée envahissante des Gauloises, des vapeurs d’alcool et de café, des soupirs éberlués, le nourrisson s’étonne d’être même encore là : « Qu’est-ce qui les empêche de refermer ma boîte et de m’oublier ?  ». Scènes incroyables où le lecteur s’engouffre, partagé entre rire jaune et effroi, aspiré par l’ironie que renforce le dispositif mis en place par l’auteur : car qui parle dans Bas monde ? C’est bien l’enfant. C’est par lui, institué narrateur, que s’énonce l’horreur de la situation. Par lui que, du cocon dérisoire que constitue pour peu de temps encore, à l’heure où commence le roman, le ventre maternel rossé de coups, la violence acquiert immédiatement, la couleur d’un destin. Par lui que se déploie la langue puissante et subtile qui, sans relâche, s’érige en rempart contre la catastrophe inéluctable qu’on lui sert sur un plateau. Cette langue, bien sûr, n’a rien d’enfantin : au contraire, elle est toute d’os et de maîtrise, contre-point absolu, et quelque peu beckettien, de la passivité obligée du corps d’où elle s’énonce. On y cherchera en vain l’épanchement, le regret, la condamnation : elle ne cesse de marteler la distance vitale -  « C’est le verbe qui m’exclut du monde et me différencie de mon père », ce père à la bouche sans lèvres, à la bouche sans mots, « pour son malheur »- ainsi condamné au chaos, à l’inconscience et à la violence.


Dans cet univers de mouvements et d’odeurs (sueur acide, bière, urine et sulfure d’hydrogène que les parfums bon marché des filles du bar ne recouvrent qu’imparfaitement), dans les effluves hypnotiques du tabac, le monde extérieur perd peu à peu de sa réalité, se dissout dans un brouillard épais : s’éloigne à jamais ? Il faut dire alors la force de l’écriture, sa capacité à exclure le dehors pour ne laisser palpiter que le lien de chair qui, malgré tout et jusque dans l’horreur, rattache l’enfant à ses parents : dimension fusionnelle de la relation dont Varetz impose la troublante complexité, dans les tremblements partagés de la mère et de son enfant, dans trouble face-à-face du père et du bébé, regard plantés dans une mutuelle incompréhension, dans l’amour qui se dit par les mains écrasées sur le ventre de la proie sans défense, dans l’effroi précipité en la vision intolérable d’un avorton déjà desséché dans le giron de l’enfant. Le deux pièces se transforme alors en scène tragique à laquelle la fatalité – cette fascination « au fantasme de son propre malheur » – imprime une dimension mythique. Autour des corps déjà vaincus de ces parents terribles, deux Parques décident du droit de vie et de mort : la silhouette épaisse du docteur Caudron -  moderne Charon prompt à vous « faire passer »  - et celle, toute en seins mais d’une froideur mortelle, de la grand-mère paternelle. Terrifiants.


Valérie Nigdélian-Fabre, Le Matricule des Anges, juin 2012

Vidéolecture


Patrick Varetz, Bas monde, Patrick Varetz - Bas monde - avril 20112