— Paul Otchakovsky-Laurens

La Montée des cendres

Pierre Patrolin

Dans La Montée des cendres, tout monte et tout descend. Il pleut sur Paris. Il pleut tous les jours. L’eau descend des nuages qui alourdissent le ciel. Du coup, la Seine monte. Elle croît, comme chaque hiver, mais cette année elle semble ne pas vouloir cesser de monter. Elle pourrait déborder. À quelque pas de ses quais bientôt submergés, le chantier de rénovation des Halles vient de débuter. Chaque matin des convois de camions évacuent la boue et les gravois. Le sol paraît descendre dans la terre. Pourtant, dès qu’une flamme inattendue s’élève dans la cheminée, sa lumière fugace éclaire la pièce. Sa chaleur monte. Elle irradie, elle...

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La presse

Si certains brûlent la chandelle par les deux bouts, le narrateur de ce singulier roman, lui, fait feu de bien des bois. Pas de tous, seulement ceux dont le grain, les nœuds, la texture conviennent à son désir de combustion. À son emménagement, dans le quartier de Saint-Eustache à Paris, ses cartons non encore déballés, il s’est trouvé fasciné par la présence d’une cheminée dans son nouveau salon.
Il commença par y brûler un morceau de papier. Puis un couvercle de boîte de camembert en bois blond. Puis, faute de bûchettes à portée de main, découpa minutieusement en lamelles les cartons déballés qu’il empila en réserve de chaque côté des jambages.


Bientôt à court de combustible, à l’approche de Noël, il se mit en quête de brindilles, de bois mort, de planchettes abandonnées près des poubelles, de tout ce qui pourrait alimenter un feu et que les scrupuleux services de nettoyage n’auraient pas déjà dérobé à la vue.
En même temps qu’il arpente les rues de Paris, à la manière dont le narrateur du premier roman de Pierre Patrolin visitait le pays sous un angle aquatique1, ce personnage observe, détaille tout ce qui caractérise l’environnement moderne urbain, tout ce qui d’historique et d’utile en a été ôté, la vanité de certains gestes, tandis que la misère perdure, différemment mais sûrement.


Nulle morale néanmoins dans cette promenade dont l’épicentre demeure le trou des Halles, juste un regard tranquille, et souvent poétique. Les allers-retours se font plus rapides à mesure que la fascination pour le feu dans l’âtre grandit. Comme un corbeau, l’homme ramène les brindilles à son nid. Un air de fin du monde plane alentour, alors que la pluie, ne cessant de tomber depuis l’automne, fait grossir la Seine qui menace de déborder.
Rapportés dans un présent de l’indicatif qui donne du suspense à cette quête loufoque dont on se demande bien sûr si elle restera sagement circonscrite, les événements rythmant le quotidien de cet étrange et somme toute banal bonhomme sont d’une simplicité réjouissante, et leur lecture, portée par une langue douce et minutieuse, apaisante.
On retrouve ici le moteur obsessionnel de sa fiction et la beauté de ses phrases, déjà rencontrés dans son premier livre, mêlant le contemplatif à l’ironie, l’humour à la poésie et même à la politique. Un propos plus complexe sous-tend-il l’apparente simplicité de ce livre ? La puissance tranquille de la nature face à l’insolence des hommes ? La dégradation ou l’effondrement? Peut-être rien de tout cela. On pourra néanmoins le lire comme une métaphore de l’amour et du désir dans ce qu’ils ont de plus impérieux, et qui peuvent en venir à dévorer un être.


Chaque chapitre semble en effet construit comme une onde qui monte à mesure que le feu prend et qui décroît à mesure que le combustible manquant il vient à s’éteindre. La flamme «  pantelle maintenant, j’approche plus près mes lèvres, un genou à terre, je lui offre mon souffle. Elle hésite à poursuivre. Elle fléchit, elle s’épuise. Elle voudrait renoncer. Je souffle plus longtemps, je siffle en silence, j’approche du papier. Je respire à son chevet. […] Le feu s’est éteint. La nuit est tombée sans interrompre l’averse.  »
Seul autre être humain incarné dans le roman : une voisine entre-aperçue quotidiennement à sa fenêtre, où elle fume lentement des cigarettes, une voisine chez qui on va sonner quand on n’a plus de feu, comme l’ami Pierrot d’une autre histoire.


Dans sa fable, Pierre Patrolin semble parfois donner vie à sa cheminée, à qui son personnage fournit sa nourriture quotidienne, qui prend le pouvoir sur lui, jusqu’à être personnifiée sous le pronom agissant «  elle  ». « Elle », c’est aussi la Seine menaçante et prête à sortir de son lit, une eau puissante contre qui, comme le feu, l’homme ne pourra rien si elle décide de prendre le pouvoir. Les quatre éléments – feu, air, terre et eau – jalonnent d’ailleurs cette fiction étonnante.
Pierre Patrolin livre ici un volume bien moins épais que les 700 pages de sa remontée des cours d’eau français, évitant l’écueil de trop faire durer l’exercice de style. Ses flammes sont bleues, roses, oranges ou vertes selon qu’elles proviennent d’aggloméré, de papier, de nourriture ou de branchages. Leurs parfums sont doux ou âcres, de fumée, de cendres chaudes. Il s’équipe, il rationalise sa folie, il optimise. Les dieux lares ne sont pas loin, qui semblent maintenir cette flamme hypnotique.


Un feu dont la domestication rima dans l’Histoire avec l’avènement d’une certaine humanité, et qui ici, presque animal, semble dévorer le personnage. Sans raison, pas même celle de se chauffer ou de cuire. «  J’ajoute du papier, constate-t-il, je casse des brindilles, je souffle sur les tisons, je ne veux pas qu’il s’éteigne, sans réfléchir, sans jamais me demander ce qu’est vraiment le feu. Me poser la question du feu. De la nature du feu. Je me contente de le faire durer sans m’interroger sur le mystère de son espèce. De l’air chaud qui s’enflamme, comme de l’eau qui mouille : la flamme ne prend pas feu. La flamme est le feu. L’image d’une métamorphose de la matière.  »



Sabine Audrerie, La Croix, 3 janvier 2013



La fabrique de la réalité


À Paris, un homme s’installe dans son nouvel appartement alors que la menace d’une crue centenaire plane sur la ville.


Si Pierre Patrolin avait commis l’an dernier un premier récit remarqué pour l’originalité et la radicalité de ses choix – La Traversée de la France à la nage en 716 pages ou l’histoire d’un nageur qui remonte la France du Sud au Nord par fleuves et canaux pour finalement s’échouer dans une flaque de boue ! – La Montée des cendres s’ancre dans l’espace resserré de la Capitale. C’est donc au cœur de la ville, dans le quartier des Halles, que l’homme, cette fois, pose ses valises et si la fuite en avant orchestrait le mouvement du précédent roman, ici, c’est à partir d’un centre nucléaire – une cheminée – que l’histoire se déploie. Au point que l’immobilité du foyer est encore une des occurrences de l’écriture centrifuge de Patrolin. Surprenante et à contre-courant.« Il pleut désormais tous les jours (…) L’eau monte comme jamais. Personne ne sait comment cela va finir. (…) Le maire de Paris redoute le pire, mais il tient à nous rassurer. L’armée pourrait intervenir. Ils vont couper le courant. Préserver les ministères. Il faut faire des provisions. » À mesure que l’eau monte, déborde la Seine, la vie du héros s’organise autour de la recherche de combustible pour sa cheminée : papiers, cageots, cartons, bois en tous genres … Cette quête obsessionnelle modifie jusqu’à l’alimentation du narrateur : «  j’ai constaté que je suis désormais attiré par les fromages présentés dans les boîtes de bois tendre. Des rondes et des carrées : je choisis du livarot, du maroilles, du pont-l’évêque. Du camembert ou du petit munster. Des clémentines aussi, accrochées à de courts rameaux de bois sec ». Alors que chez Beckett le personnage conjure l’attente en rêvant de se pendre ou de se jeter de la Tour Eiffel, chez Patrolin, il passe à l’acte en se construisant un destin dérisoire et touchant, comme ce passage où le héros ramène chez lui, un arbre entier ! « Un arbre de ma taille, le tronc fin, que je porte debout, serré contre mon torse. Un tronc lourd comme un corps » ou encore « J’entretiens une flamme hésitante. Précaire. Une petite flamme timide. Incertaine et fragile. »


Ainsi le feu est l’élément fondateur du récit. Par homophonie, comment ne pas entendre dans le titre la mise en scène de deux mouvements antagoniques d’ascension (la fumée) et de chute (la pluie) comme si le geste de faire du feu pouvait magiquement empêcher la pluie de tomber … Comme si le roman contemporain puisant aux racines du mythe, pouvait conférer aux éléments le statut de personnage, lorsque le personnage, privé d’arrière plan psychologique, serait réduit à une pantomime. Il y a que si la ville est une fenêtre sur cour où la pulsion scopique trouve à se satisfaire, la solitude n’en est que plus grande tant le proche nous semble lointain … à l’image de cette voisine qui défile en ombres chinoises et avec qui rien ne se tissera. L’incandescence du foyer est comme un antre où le regard s’exerce à dire la forme de la flamme, les couleurs, les textures du combustible ; un lieu où l’habituel devient extraordinaire et source de jouissance. Pas étonnant alors que le feu soit si souvent féminisé et érotisé : « La flamme, bleue à présent, s’enroule autour du manche. Elle le lèche. Une petite langue vive l’embrase. La fibre gonfle en rougissant. La tige de l’instrument roussit. » Patrolin nous permet de retrouver l’étonnement face à l’infra-ordinaire dont parle Perec, une manière neuve de voir la réalité et d’avancer dans la langue. À l’image du narrateur plongeant sa main dans la cendre, ce roman nous immerge dans « une poudre de matière grise (…) comme une eau sèche, une étoffe doucereuse mais dénuée de trame ». Qu’importe que cela soit un peu déroutant si c’est pour nous permettre d’habiter la réalité autrement.


Christine Plantec, Le Matricule des Anges, février 2013

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Pierre Patrolin, La Montée des cendres, Pierre Patrolin - La Montée des cendres - décembre 2012