— Paul Otchakovsky-Laurens

Si tout n’a pas péri avec mon innocence

Prix Alexandre-Vialatte 2013
Prix du roman Ouest-France, Étonnants Voyageurs 2013

Emmanuelle Bayamack-Tam

Kim, la narratrice, grandit dans le sud de la France, au bord de la mer – qu’on voit danser de temps en temps dans ce roman. Elle est entourée d’adultes immatures, cruels et déraisonnables : affligée d’un bec-de-lièvre, sa mère se lance sur le tard dans une carrière de stripteaseuse ; son père, qui a tatoué ses cinq enfants d’une étoile bleue sur l’occiput, brille par sa faiblesse et son insignifiance ; son grand-père est un insupportable fanfaron, et sa grand-mère sombre peu à peu dans la folie avant de regagner l’Algérie fantasmatique de son enfance.

Heureusement, pour l’aider à survivre à une enfance...

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Traductions

Allemagne : Secession Verlag

La presse

Emmanuelle Bayamack-Tam donne avec son huitième roman un livre drôle et douloureux, trouvant son énergie dans le poids des corps et la présence de la littérature.


« Si je dois avoir une famille, alors que Baudelaire soit mon frère et Janis Joplin ma sœur. » Qui ne s’est laissé, adolescent, envahir par une pensée de ce genre. Kim, en cela, est comme les autres. En cela seulement. Pour le reste, on comprend, à lire Si tout n’a pas péri avec mon innocence, le huitième roman d’Emma-nuelle Bayamack-Tam, que l’idée d’avoir une famille n’enthousiasme pas la narratrice. Dotés d’une impayable capacité à se considérer comme vernis, puisqu’ils sont ce qu’ils sont, au-delà de toute critique et comparaison, les membres de la famille Chastaing-Meuriant-Vidal font de l’autosatisfaction un style de vie, mieux, un art. Centre de gravité de la tribu, Gladys. Née avec un bec-de-lièvre dont la réparation laisse sur son visage des traces visibles, elle devait s’appeler Fabiola. Mais grand-mère Claudette a préféré Gladys, histoire d’embêter la sage-femme qui regardait d’un sale œil ce bébé disgracié. Gladys a grandi avec une inoxydable confiance en soi. « On peut compter sur ma mère pour affronter l’adversaire, on peut compter sur ma mère pour la survie en milieu hostile », insiste Kim.

Kimberly, dite Kim, aussi aura besoin de ces capacités de combat. Car tout n’est pas si rose dans la famille, avec une mère « au narcissisme insubmersible », qui délaisse sa progéniture, un grand-père au stade terminal du vieux beau, deux sœurs aînées, clones décérébrés de leur mère. Kimberly a décidé d’ailleurs qu’elle était née d’elle-même, et à neuf ans. Les naissances les plus belles sont celles qu’on se fait. Kim, un jour d’humiliation à la plage, a donc décrété qu’elle se retranchait de cette famille.

« À moi, le récit d’un commencement », dit-elle, en une apostrophe très rimbaldienne. Le roman est celui de l’autoengendrement de cette vie, sous le signe de Baudelaire, découvert dans une récitation de CM1, et de toute la poésie du XIXe, Rimbaud, Verlaine, mes amis et ma vraie famille, Victor Hugo dont elle se fait tatouer un vers autour du poignet le jour du suicide de son frère.

La tragédie, le « goût du sang », imprègnent ce roman, qui ne saurait se réduire à un allègre récit d’apprentissage. Mais Emmanuelle Bayamack-Tam a gardé dans son écriture la justesse et l’énergie de ceux qui l’ont précédé, en particulier Une fille de feu, dont l’opulente héroïne, Charonne, croise le destin de Kim. Si tout n’a pas péri avec mon innocence est un livre éblouissant, qui devrait imposer définitivement Emmanuelle Bayamack-Tam parmi les grandes voix de sa génération.


Lire également Mon père m’a donné un mari (théâtre).


Alain Nicolas, L’Humanité, 10 Janvier 2013



Une naissance miraculeuse


Kimberly, ado en morceaux, se reconstruit dans la langue et le désir. Une satire d’Emmanuelle Bayamack-Tam.


Primitivement, à Rome, la satire était une pièce dramatique où se mélangeaient de la musique, des paroles et de la danse. Chez les modernes, c’est un ouvrage en vers ou en prose fait pour pointer le ridicule des passions déréglées des hommes. Dans le dernier roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam, il y a de la musique – d’emblée celle d’une langue lyricomique –, une parole – elle est le plus souvent féroce –, des vers – ceux de Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Racine –, et de la danse – une ronde infernale des corps sur la scène du théâtre des vices.

Mais d’abord ce titre, un alexandrin emprunté aux Métamorphoses d’Ovide : Si tout n’a pas péri avec mon innocence. Il implique un pari sur la réalité. Ici, celle d’un corps qui, précisément, se métamorphose : le corps d’une adolescente à la recherche de son identité puis, partant, de sa liberté, au sein d’une famille désaxée que l’auteur d’Une fille du feu satirise.

Kimberly a 18 ans, et comme les « souvenirs n’appartiennent à personne », elle raconte la naissance de sa mère, nourrisson défiguré par un bec-de-lièvre. Puis la sienne, symbolique celle-là, après neuf ans d’enfance « obtuse », le jour où elle est surprise par sa génitrice en train de se masturber sur la plage : «  On peut naître à 9 ans, j’en suis la preuve. On peut naître dans l’humiliation et par l’humiliation, dans le sentiment d’une intimité profanée et d’une innocence bafouée. […] Je ne peux pas revendiquer le caractère immaculé de ma conception, mais j’affirme sur l’honneur qu’aucun organe reproducteur n’est impliqué dans ma naissance : je suis née de l’onde et de l’écume, comme Aphrodite, mais sans que les couilles de mon père aient quelque chose à y voir - pas plus que l’utérus de ma mère, et encore moins son vagin distendu ou son col dilaté à dix centimètres. »


Truculence et drôlerie


La violence de la voix de Kimberly frappe. Sa confession court sur près de 450 pages de tension, de railleries, d’excès mais encore de truculence et de drôlerie. Voyez cette scène où sa mère, qui comme on sait n’a pas été gâtée par la nature mais dont le narcissisme est implacable, se prend pour une artiste et décide de se produire dans un spectacle de strip-tease : sur l’air joyeux de La Périchole, elle «  extrait de son vagin une guirlande de batraciens bien vivants » sous les yeux ébahis de toute la famille et notamment de l’un de ses fils, Lorenzo, 10 ans. Bientôt il va se pendre dans l’abricotier du jardin de ses parents. Qu’importe, on ne s’est jamais occupé de lui – ni de son frère, ni de ses sœurs, ni de personne, sauf de soi. Kimberly voulait le sauver de leur indifférence, de leur «  faiblesse insigne ». Désormais, elle sait : « Je vis entourée de porcs, de fauves sanguinaires ou de proies tremblantes, alors que j’aspire éperdument à l’humanité.  »

À l’instar de Philomèle dans les Métamorphoses, Kimberly va survivre aux outrages des siens. Mais à elle on n’a pas coupé la langue. Ainsi peut-elle se dresser sur «  les décombres de sa propre enfance qui n’a jamais pu avoir lieu », et écrire, et chanter « la croisade des enfants sages contre le règne de la folie ». Kimberly s’invente une langue pour exister.

Il n’y a aucune morale dans ce roman d’apprentissage, et c’est l’un des tours de force d’Emmanuel Bayamack-Tam. Mais une loi universelle, qui se vérifie à la toute fin du livre – lorsque Kimberly retrouve l’amour dans les bras de la petite amie voluptueuse de son frère suicidé : le désir est impérissable. Il survit à notre innocence. Et l’on peut même se demander si, d’une certaine façon, il ne la prolonge pas.


Vincent Roy, Le Monde, 11 janvier 2013



Emmanuelle Bayamack-Tam ou la fureur de vivre


Débuter l’année en fanfare, voilà ce que les éditions P.O.L se seraient souhaitées comme vœux d’après ma petite fée bleue qui écoute les conversations interdites autour de la machine à café.

Une chouette idée pour conspuer la morosité actuelle, mais une certaine facilité, désormais ancrée dans les habitudes, fait que l’on vous parle (trop) du dernier livre de Julie Wolkenstein, Adèle et moi, au détriment des deux merveilles qu’Emmanuelle Bayamack-Tam vient de publier, d’où l’idée de cette chronique pour élargir vos prochains choix de lecture : un roman décapant et une pièce (qui se lit comme un roman, d’ailleurs) tout aussi explosive, un choix cornélien dont on vous dispense, lisez les deux !

Tout commence dans le bruit et la fureur dès le première page de Si tout n’a pas péri avec mon innocence : il y aurait donc encore un soldat Ryan à sauver ?

Certainement, et ce sera dans le sang et les humeurs que l’auteur nous signifiera d’emblée que rien n’est simple, ici, dans ce calme monde d’ici-bas, de la naissance à la mort, gratuité oubliée dans le combat pour la survie, quoiqu’il advienne, même une tare de naissance, ou comme ici, une fente labio-palatine, déformation plus connue sous l’appellation de bec de lièvre.

Voilà donc la mère de la narratrice qui vient à nous dans le plus simple appareil et affublée d’une mauvaise étoile, mais l’on devine déjà qu’elle ne s’en laissera pas compter… Et c’est donc avec un humour décalé que Emmanuelle Bayamack-Tam capturera le lecteur dès la première page et comme rien ne vaut une bonne mise en scène, on se laissera convaincre de monter le son et de lire la suite en compagnie de Nancy Sinatra et de son célèbre « Bang Bang » qui ouvrit aussi le premier volet du Kill Bill de Tarantino (remarquable bande son qui mérita bien un article en son temps) qui n’est pas sans rapport étant donné, qu’ici aussi, on nage en plein carnage…

Une fois l’affront partiellement reconstruit, Gladys va apprendre à survivre en milieu hostile et même parvenir à épouser un bel homme, preuve que « les beaux, qui n’ont rien à se prouver en matière de beauté, peuvent se permettre d’aimer et d’épouser les laides ». Demi-vérité que Kimberly, sa fille, la narratrice qui arbore une coupe à la garçonne car « ça ne l’intéresse pas d’avoir des cheveux », comprend vite car son géniteur est de petite taille et n’a jamais réellement « fait le malin sur le marché des amants ». Les deux se sont alors accommodés de leurs défauts respectifs pour clamer haut leur insouciance au point de l’ériger en égoïsme princier, sélectionnant au sein de la fratrie (trois filles et deux garçons) celle ou celui qui, au détriment des autres, aura droit à toutes les attentions…

Kim porte un regard cinglant de lucidité sur ces adultes qui l’ignorent, trop occupés à leur seul bien-être, et qui ne pourront donc jamais la délivrer des autres adultes… Aucune aide à chercher non plus chez les aïeux : une grand-mère nostalgique de son Algérie natale qui s’enferme de plus en plus dans sa forêt imaginaire et un grand-père qui les « enterra tous, vu que pour augmenter l’espérance de vie, on n’a encore rien trouvé de mieux que la vanité ». Alors que reste-t-il quand tout s’écroule ? La poésie ! Baudelaire, « le seul Charles qui vaille » va l’aider à tenir puis à trouver sa voie, à défaut de donner un sens à une vie dont le cynisme lui saute déjà aux yeux et la cruauté, qui ne va pas tarder à la mordre au cœur, sera à jamais présente…

Aussi décide-t-elle, dans un premier temps, de cesser de grandir, « de rester coincée à treize ans, entre la prime enfance, trop faible, trop vagissante, et cet âge adulte aussi terrifiant qu’écœurant ». Car comment grandir sans grandir, comment parvenir à devenir plus forte sans se voir gagnée à son tour par la bêtise, la cruauté et l’inconséquence des adultes ? Après on se demande pourquoi les adolescents se révoltent ? Mais c’est bien le contraire qui serait étonnant, qu’ils acceptent sans rechigner d’entrer dans ce système aliénant et meurtrier… qui verra sa mère aller jusqu’à se donner en spectacle dans une boîte de striptease, à quarante ans passés, pour se prouver Dieu sait quoi, si bien que seule le baume de Baudelaire sur son âme déchirée viendra à son secours en se rappelant un poème, « Les bijoux » : « La très chère était nue, et connaissant mon cœur, Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores… »

Lucidité encore, toujours, qui déchire les bonnes résolutions en montrant la face cachée du monde, celle où rien ne s’arrange jamais car la résilience n’est qu’un « conte inventé pour les gogos : ça permet à tout le monde de vivoter tranquillement, les victimes comme les tortionnaires, les uns survivant dans l’espoir inepte d’une amélioration, les autres disposant d’un alibi pour torturer ad libitum ». Trop sensible Kim, sans doute, certainement, pour parvenir à contrôler le flot d’émotions contradictoires qu’une jeune personne doit affronter, l’amour, le chagrin, le désir et le sentiment de l’irrémédiable… alors parfois le salut se trouve ailleurs, dans une chanson de Patty Smith qui lui fera oublier qu’elle n’aura pas su mettre à l’abri ses deux jeunes frères, « les protéger de l’alignement fatal des planètes, les sauver, les sauver, les sauver ».

Heureusement le sel du désir est le plus fort, certainement parce qu’en faisant l’amour on congédie pour un temps la mort et que chaque revanche prise sur la faucheuse est une victoire, il n’y a pas toujours de raison à rechercher mais seulement, parfois, à se laisser aller sans résister vers la félicité, fenêtre bleue dans un monde désespérément gris qui veut que les règles de la séduction comme de l’amour soient revêches car trop souvent il faut que les uns diminuent pour que les autres croissent. Absurde. Choderlos de Laclos ne disait pas mieux dans ses Liaisons : qu’est-ce qui nous fait courir après un amour qui nous fuit ? demandait, candide, Valmont. L’immaturité ! Cinglante réponse de la marquise de Merteuil. Kim ira donc, chemin faisant, vers l’absurde, osant tout, jusqu’à traverser le miroir pour devenir un objet courtisé. Jusqu’à la révélation qui lui donnera la force de s’extraire de son premier amour, tout aussi foudroyant soit-il, qui ne doit pas pour autant la condamner à n’être que la femme de.


Rarement lucidité aura rimée si bien avec cynisme et si l’on perçoit assez vite son propre reflet dans ces pendus qu’une ballade de plus de quatre cents pages n’aura pas suffi à décrocher ni à nous lasser, c’est bien que la maestria de l’auteur est telle qu’une fois encore on criera, non pas « la suite ! la suite ! » comme les enfants Malaussène mais bien « le style ! le style ! » comme un leitmotiv qui devrait s’inscrire en lettres d’or pour 2013.

Car Emmanuelle Bayamack-Tam fait montre d’un réel don qui n’est pas que du talent mis en perspective mais bien une grâce offerte par une fée éprise d’absolue et de poésie, de légèreté et de constance, de sensualité et d’humour ; bref, autant de pétales à ne surtout pas arracher en sifflotant une comptine enfantine totalement stupide (je t’aime un peu, beaucoup, etc.) mais à protéger du blizzard compassé de la norme populaire qui prédispose à mettre en lumière l’histoire eu détriment de tout le reste. D’autant que du côté de l’histoire, vous allez être servi; alors quand le style se met de la partie, c’est l’apothéose, feu d’artifice à tous les étages ! Lire oui, mais avec le plaisir inégalé du style…


D’ailleurs, sans style point de rythme, sans rythme pas de dialogues possibles, et sans dialogues aucune pièce à écrire, or le deuxième opus qu’Emmanuelle Bayamack-Tam nous offre en ce mois de janvier glacial, Mon père m’a donné un mari est un théâtre du grotesque ciselé et paré de mille atours, car plus cela brille plus la déflagration sera efficace. Ayant parfaitement bien lu et assimilé son petit manuel du parfait terroriste, elle sèmera l’effroi et le doute dans toutes les bonnes consciences compassées d’une bourgeoisie aux abois depuis que tout le monde va pouvoir se marier…

Voilà donc un acte salutaire : après les attentats littéraires qui consistent à abandonner un livre dans un lieu public pour inciter le passant à s’en saisir; voici l’annonce faite aux frileux, un acte d’amour pour dessiller les derniers aigris, une irrévérence aux mœurs qui n’ont plus à devoir être bonnes mais à surtout cesser d’être invasives au sein de la sphère privée.

Pour bien marteler son propos, Emmanuelle Bayamack-Tam met en scène une mère possessive, ancienne droguée du sexe et de toutes les substances possibles, la cinquantaine (en paraissant quatre-vingts) et un père septuagénaire qui fait vingt ans de moins et court les jeunes femmes depuis la naissance de sa fille, seize printemps tout juste, un tantinet autiste (plus par réaction à la surprotection de sa mère qu’autre chose) et nymphomane en puissance. Face à ses fréquentes crises de masturbation un conseil de famille est convoqué : doit-on la lobotomiser comme Rosemary Kennedy, la sœur de John qui souhaitait plus profiter de la vie que mener une carrière sous le joug d’un père tyrannique, ou lui offrir un gigolo pour que sa défloration célèbre sa nouvelle naissance ?

Toujours ponctuées par la musique, cette fois les comptines, les scènes offrent un tourbillon d’émotions comme seul le théâtre de l’absurde peut se le permettre, il y a l’esprit des Chaises qui s’invite dans la flamboyance de certaines tirades qui font penser à Marivaux et sa Double Inconstance : un cocktail sidérant de charme et d’insolence, de dérision et de lucidité, aussi bien sur le plaisir physique, la maternité, l’éducation, la séduction, l’apprentissage… Bref, un hymne au plaisir jaculé dans un torrent de lucidité qui offre des réparties cinglantes et des situations proches du burlesques.


J’ai en horreur les stigmatisations et les enfermements dans des genres précis mais à la lecture de ces deux bijoux on se demande tout de même si un homme aurait été capable de cela, comme si certaines démesures ne peuvent être osées que par le talent féminin qui possède une précision spécifique dans la compréhension de certaines choses… et donc dans son rendu. Deux livres qui claquent dans le silence hypocrite des convenances pour nous rappeler à l’essentiel : le sens de la vie.


François Xavier, Le Huffington Post, 2 février 2013



«L’identité sexuelle est litigieuse chez tout le monde»


La poésie révèle la vie : conscience, révolte, beauté, amour. L’enfant Kimberly, dite Kim, découvre très tôt Baudelaire, «le seul Charles qui vaille». D’autres suivent : Rimbaud, Hugo, Boileau, Villon. Ils l’animent et l’éclairent dans les situations les plus violentes de la vie. Ces situations sont décrites avec une élégance et une férocité d’autant plus comiques qu’elles ne sont pas drôles.


Kim vit dans une famille nombreuse dont les parents sont des bêtes égoïstes. La mère a un bec-de-lièvre. Elle fait du strip-tease dans des clubs minables. Ses enfants ne semblent l’intéresser que dans la mesure où ils peuvent obtenir la célébrité spectaculaire qui lui manque. Le titre, Si tout n’a pas péri avec mon innocence, est une phrase des Métamorphoses d’Ovide. Elle est dite par Philomèle, jeune femme séquestrée et violée par son beau-frère, qui tisse sa tapisserie pour révéler son sort, le bourreau lui ayant coupé la langue. Kim n’a pas perdu la sienne. Elle nous la donne comme au chat, pour qu’on l’emporte de gouttière en gouttière.


Kim est une créature du monde d’Emmanuelle Bayamack-Tam : adolescente en état de colère et de minorité, morsure flottante à dentition rimbaldienne et à sexualité indéterminée. Elle prend vite conscience de la méchanceté des enfants en groupe, de l’agressive indifférence des adultes. A 9 ans, elle veut être un garçon. Plus tard, elle aime sa prof de natation synchronisée. Plus tard, son petit frère se pend. Elle baise beaucoup, puis ne veut plus de sexe, puis se prostitue chez Gladys Esperandieu, formidable vieille femme indigne, ancienne sage-femme qui avait aidé sa grand-mère à accoucher de sa mère. Kim accueille sur son visage mineur la giclée de sperme d’un client en pensant à Villon, tandis que le perroquet de Gladys, nommé Oreste, crie des chansons paillardes. Finalement, elle tombe amoureuse d’une splendide négresse meurtrie, répondant au doux prénom de Charonne. Si la chair n’est pas triste, le corps est picaresque.


Partout, la poésie oriente et précise sa révolte et sa maturité. C’est Kim qui parle, ce sont ses poètes qui lui parlent. Elle grandit selon Baudelaire : «Je veux te peindre ta beauté/ Où l’enfance s’allie à la maturité.» Comment faire un roman comique, agressif, merveilleusement concret et déployant toutes les délicatesses du mauvais esprit, par la grâce efficace des poèmes et des gestes ? Emmanuelle Bayamack-Tam, 46 ans, enseigne le français au lycée et évoque ici les démons sensibles de son huitième livre - auquel fait écho, parallèlement, une pièce de théâtre où des parents choisissent celui qui va déflorer leur fille, et assistent au spectacle.


[...]


Philippe Lançon, Libération, 16 janvier 2013


Agenda

Samedi 4 mai
Emmanuelle Bayamack-Tam à la librairie Le Jardin des lettres

Le Jardin des lettres
22 Avenue de Bordeaux
33510 Andernos-les-Bains
 
05 56 26 99 48
info@lejardindeslettres.fr
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Emmanuelle Bayamack-Tam prix Alexandre-Vialatte

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Emmanuelle Bayamack-Tam, Si tout n’a pas péri avec mon innocence, Emmanuelle Bayamack-Tam Si tout n'a pas péri avec mon innocence décembre 2012

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