— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Cas du Maltais persévérant

Essais critiques traduits de l’anglais (États-Unis)

par l’auteur, Laurence Kiefé, Marie Chaix
et Héloïse Raccah-Neefs

Harry Mathews

La majorité des articles contenus dans ce fort recueil sont des commandes de journaux et de revues qui ont proposé à l’auteur de contribuer à leurs publications. Étant donné la diversité des publics (du Monde à The Revew of Contemporary Fiction, du Livre de Poche Classique à Lacanian Ink) et la longue période de temps couverte, cet ensemble ne prétend pas exposer une théorie unifiée de l’écriture, de la lecture ou de la langue, même si chacun de ces textes traite de ces sujets (de façon parfois plus autobiographique que critique, et si toujours avec sérieux, jamais sans humour). Mais les avoir ainsi rassemblés peut, comme le...

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La presse

Les faits sont des mensonges


Dans son roman Le Journaliste (POL, 1997) Harry Mathews imaginait le journal intime d’un de ces cadres supérieurs dépressifs cultives et adultères comme les romanciers américains en fabriquent a la chaîne. Le diariste-narrateur incité à tenir son journal par son thérapeute s’acquitte de sa tâche avec une extrême application. Il rencontre d’abord les écueils habituels, envisage de tenir un cahier distinct pour y noter ses rêves se demande comment dissimuler a sa femme les passages compromettants. Frustré de constater ses nombreux oublis et l’incapacité d’un récit chronologique à évoquer les faits de façon vivante, il décide de traiter séparément les événements « vérifiables » et sa vie intérieure puis à l’intérieur de chacune de ces catégories ce qui concerne les autres et ce qui ne concerne que lui. Toujours insatisfait, il en vient à développer des systèmes de plus en plus complexes qui tendent finalement à l’invasion de sa vie par la temporalité de l’écriture et à sa transformation en fiction. La parabole concluait a une critique radicale de la notion de fait au profit de la vérité de la fiction et annonçait un art poétique qu’explicite Le Cas du Maltais persévérant, recueil d’essais critiques publiés en revue de 1971 à 2002 et recueillis l’année suivante dans un volume dont paraît maintenant la traduction. Les deux premières parties contiennent des textes théoriques où l’auteur expose les principes qui commandent son oeuvre et présente notamment les apports de l’Oulipo dont il est membre depuis 1973. Les deux dernières regroupent des essais critiques sur divers écrivains et poètes, en particulier Georges Perec, proche ami et traducteur de Mathews.


Un stimulant article sur le rôle du texte dans la musique vocale dévoile la thèse principale de l’auteur. Au moyen d’une dizaine d’exemples tires de Wagner, Bach ou Boulez, il réfute la possibilité d’une correspondance entre texte et musique. Comme le masque de théâtre la musique n’a « pas de sens défini a priori » Jusque dans l’exemple extrême du Requiem de Verdi où est mise en musique l’impossibilité de mettre en musique la parole sacrée « le sens est produit entièrement par la musique, en présence d’un texte. Ce n’est pas la musique qui accompagne les paroles mais l’inverse ». Ces analyses, qui ne sont pas sans rappeler celles de Clement Rosset dans la Force majeure se fondent sur la conviction de l’inadéquation des mots, du moins en tant qu’ils portent un sens détermine, au réel, et de l’existence d’un autre mouvement équivalent a celui de la musique c’est-à-dire de continuités susceptibles d’exprimer la vérité au-delà du sens des mots.


Filets à papillons


Tout le projet moderne depuis Mallarmé l’enseigne en effet la prétention des « faits » à représenter la réalité fait obstacle a l’expression de la vérité. «C’est le problème de toute langue écrite si le nom et l’idée des choses étaient identiques à ces choses, on pourrait dire la vérité en toute raison et simplicité. Mais c’est impossible », écrit Mathews « Les noms et les idées sont d’autres choses des filets a papillons, pas des papillons ». Les faits ne sont guère que « ce sur quoi les autres sont unanimes ». « L’individu est victime de leur opinion- même si elle est juste ». Il revient donc à l’écrivain de « revendiquer la réalité de soi-même dans toute sa vérité », fût-ce au moyen de la fiction. Dans le long article qu’il consacre aux nouvelles de Laura (Riding) Jackson - et où il nous révèle un auteur génial, presque totalement inconnu en France à ce jour à l’exception d’un volume de Poèmes choisis- Mathews étudie finement les différents niveaux de relation du langage avec la réalité et expose les moyens dont disposent les écrivains pour se libérer de l’emprise des faits. Le formalisme de l’auteur découle de la distinction qu’il établit entre la langue orale capable de vérité, et la langue écrite, essentiellement suspecte. Les dispositifs formels ont, entre autres fonctions, celle de dégager l’espace nécessaire pour faire du lecteur le coauteur d’une oeuvre dont l’écrivain ne fait que fournir les matériaux. Ainsi le livre ne se présente-t-il pas comme une séquence de connaissances ou de sentiments, mais comme un processus cognitif ou le lecteur et l’auteur ont une part égale, et ou la syntaxe joue un rôle moteur, équivalent à celui de la musique dans l’art lyrique « Le langage crée sa propre continuité, précisément à travers ses composants qui ne relèvent pas du sens donne des mots mais du mouvement que leur succession engendre ». Le sujet, affirme Mathews, est totalement indiffèrent excepté comme sujet de désir c’est dans la syntaxe, dans l’économie des phrases et des paragraphes, que réside ce qui du texte, est réellement transmissible. Sa théorie de la traduction insiste donc sur la nécessite de préserver l’« effet » du texte-source plutôt que le sens précis des mots. C’est cet « effet » de la syntaxe qui est le style de l’auteur et qui reflète sa personnalité.


La générosité et la légèreté du style de Harry Mathews -dont le ton évoque irrésistiblement les essais critiques de Stevenson, D H Lawrence ou Nabokov- semblent néanmoins voisiner avec le pressentiment que l’expérience de la littérature est une expérience du vide. Mais a ce vide, le pathos blanchotien n’a aucune part. L’écart irréductible qui sépare le langage de la réalité appelle au contraire, chez Mathews, à l’invention et à la fiction, et à l’ambition d’une littérature mue par le mouvement même de la vie.


Laurent Perez, Artpress, Septembre 2013




l’écrivain était masochiste



Membre de l’Oulipo, le désopilant Harry Mathews décortique les rouages de sa pratique littéraire dans un recueil d’articles, hommage à son modèle et traducteur Georges Perec.



Ne jamais écouter les conseils d’écrivains. La plupart sont une incitation au suicide - littéraire s’entend. Devant un public d’étudiants assoiffés d’astuces et de prophéties, Harry Mathews ne mâche pas ses mots. « J’ai voulu vous mettre en garde contre l’avenir glauque qui vous attend... » Et plus loin « On vous demandera peut être de vous exprimer publiquement sur la sauvegarde des ours ». Maigre compensation. Sauf si on a la chance de croiser la route d’un dieu vivant. Pour Mathews c’est à l’aube des années 70. Accueilli au sein de I’Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo) à la suite de sa rencontre avec Perec, il va produire de nombreux textes sous cette banderole. Ses toutes premières oeuvres, qui attirent l’oeil de son aîné, consistent en une « lecture homophonique de l’alphabet » et une « transduction » - échange lexical entre un poème de Keats et une recette de cuisine.
Nombre d’articles rassemblés dans ce volume illustrent la tentative de familiariser le lecteur américain avec I’obédience oulipienne. Le côté enveloppant du groupe est là ("Je me suis senti comme quelqu’un qui a toujours renié une habitude honteuse et qui découvre finalement qu’ elle est parfaitement honorable »), noué à des problématiques formelles (« Si Ion n’est pas masochiste, pourquoi se servir des diagrammes d’un sémiologue structuraliste pour faire le plan de son roman ? ») Mathews pose l’écriture sous contrainte en prêtresse de l’imaginaire libéré de l’asservissement au sens, l’auteur peut se perdre sans limites.
Ces autoroutes ludiques de l’inconscient, l’écrivain de 83 ans installé entre la France et les Etats-Unis en relève la marque au sein d’autres mouvances. Le texte intitulé Sexe, réel et imaginaire offre une incursion dans une séance consacrée aux questions sexuelles chez les surréalistes ("Breton - dans quelle mesure Aragon considère-t-il que I érection est nécessaire à l’accomplissement de l’acte sexuel ? »), et un portrait de Lautréamont tente de cerner «l’incarnation du postromantisme baudelairien ».
Une modalité récurrente, dans ces écrits rédigés sur près de trente ans, est celle de la conversion. Prise au sens le plus littéral, elle concerne la traduction en français des textes de Mathews - par Perec ou Marie Chaix. L’auteur évoque ces séances avec ravissement dans Difformes symétries, où nous est conté comment Perec se dépatouille vaillamment d’un titre impossible à traduire (Tlooth qui donnera Les Verts Champs de moutarde de l’Afghanistan, paru en 1998) ou d’une scène épique de baseball aux termes techniques sans équivalent de notre côte de l’océan.
Mathews n’omet pas la traduction du ressenti par le langage musical (Le Singe volant ) ou la « langue oho », issue d’une peuplade de Nouvelle-Guinée (Oulipo et traduction - Le cas du Maltais persévérant ). Le décodage le plus signifiant étant celui de l’auteur traduisant les symboles qu’ il trouve en lui-même




Emily Barnett, Les Inrockuptibles, le 28 mai 2013


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Harry Mathews est mort.

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Harry Mathews, Le Cas du Maltais persévérant, La poésie et le Nouveau Tourisme