— Paul Otchakovsky-Laurens

La Maison cinéma et le monde 4

Le moment Trafic

Serge Daney

Avec ce quatrième et dernier volume de La Maison cinéma et le monde s’achève la publication des écrits de Serge Daney jusqu’ici dispersés dans divers journaux ou revues, catalogues ou programmes souvent introuvables aujourd’hui. Après le temps des Cahiers et les années Libé, voici venu, trop bref mais si intense, le moment Trafic, du nom de la revue qu’il fonde avec quelques amis (Raymond Bellour, Jean-Claude Biette, Sylvie Pierre et Patrice Rollet) en décembre 1991, alors qu’il se sait déjà condamné par la maladie (le sida). Il ne pourra en concevoir que les trois premiers numéros avant sa mort annoncée, le 12 juin...

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La presse

Serge Daney
à la lumière des derniers feux



"ll n’y a pas le feu !" pourrait être notre mot d’ordre. ll faut revenir à une temporalité plus simple, plus sûre et plus ludique», énonce le premier bulletin d’abonnement à la revue trimestrielle Trafic, éditée par POL et lancée fin 1991 par le critique de cinéma Serge Daney, moins d’un an avant sa condamnation par le sida. Le « moment Trafic » que présente cet ultime volume de ses écrits (complétés, exceptionnellement ici, de plusieurs entretiens) publiés entre 1991 et 1992 figure en quelque sorte le Temps retrouvé de Daney, là où les déclarations critiques s’ombrent d’une décantation de l’expérience, là où l’attention réfléchie a l’emploi du temps de soi et des autres prend la mesure d’un humanisme introuvable, là où la mémoire s’invente en même temps groupale et solitaire, là enfin où s’agrègent et gagnent en densité, sous la forme d’un ample ralenti fondu au noir, toutes les positions intellectuelles traversées par le critique au fil de sa vie. Trafic figure le plan privilégié de ce moment-là - au sens cinématographique et complotiste, programmatique et topologique. Un espace de liberté où Daney reconstitue, via le spectre de l’amour singulier du cinéma une famille alors désunie (des cinéphiles, des cinéastes et des curieux) autour d’un support solidaire d’écriture, manière de (se) refaire un esprit de corps efficient pour combattre sur le terrain des images l’alliance désolante entre les communicants de tous poils et les post-spectateurs narcissiques. Ce qui frappe le plus à la lecture des textes - outre l’indéniable capacité de synthèse mobile de l’auteur, raccordant toutes ses intuitions antérieures – est que Daney investit sans relâche tout ce qui ressemble de près ou de loin à un corps, un affect, une présence ou une action matérielle. ll s’attache à chaque parcelle du vivant non encore colonisé par la tyrannie du social, gélifié par les procédures d’une transfiguration publicitaire, coulé dans le bronze cuistre de la légitimation culturelle ou désincarné en icône pieuse Le cinéma est lui aussi un corps, où voisinent de multiples modes d’existence (réels et utopiques) avec les symptômes sociétaux du temps présent, où les apories de l’art conversent avec les interventions techniques, où cohabitent l’imaginaire fantasmatique privé avec la mémoire massive de l’histoire des hommes. Exemple Jacques Rivette serait « le générateur qui fournirait l’énergie de secours si l’espace-temps de la vie "normale" venait à se dérégler ou tomber en panne » Cette part-cinéma si solidaire de la vie vécue, Daney la sonde a-t-elle fait son temps, va-t-elle disparaître ? Et comment la garder vivante ?

LA DISPARITION DE L’ALTÉRITÉ
L’humain et l’inhumain restent a ce titre les sujets privilégies de ces interrogations Daney retourne aux corps-énigmes sortis des camps d’extermination, repasse par la question essentielle du personnage de cinéma (et son empathique attente), s’arrête devant les reality shows, détaille les rituels humanitaires télégéniques et regarde s’avancer du lointain ces «stars terminales» que sont les robots humanisés (Terminator, Robocop), les hommes troncs de la télévision, les figures plates du dessin anime et les chaussures chosifiées de l’Amant de Jean-Jacques Arnaud. Chez Robert Bresson, Daney aperçoit le « créneau du cinéma moderne Pas l’humanisme, pas même l’humain, mais ce moment de terreur et de jouissance entre l’humain et le non-humain » Le non-humain n’étant autre que le « suivi marchinique à l’intérieur des conduites et des corps quelconques » Le cinéma, dans son rendu matériel et dans sa capacité d’enregistrer toute l’épaisseur des temps, a offert lors de sa phase moderne a des spectateurs modernes (par statut la conscience du pire) un regard diffère sur l’insondable de l’expérience commune, permettant de saisir l’altérité radicale. C’est cette attente dont Daney constate la disparition, entre la pulsion individuelle exacerbée par le régime médiatique et l’indifférence opposée à toute tentative d’expérience singulière. Au sein d’une socialité villageoise promulguée par la télévision, qui édifie le narcissisme de chacun vers le consensus de tous, l’expérience humaine est controuvée insidieusement au profit d’une signalétique conforme Les « mauvaises manières » dont le cinéma manifeste entame l’ingénierie dans les années 1980 - l’esthétique publicitaire alliée au plus petit dénominateur commun identificatoire - sont parachevées par les films majoritaires des années 1990 dans une « rencontre entre le produit et le consommateur ». Le cinéma n’est d’ailleurs pas le seul meurtri par ce type de « politique culturelle », et « [les queues devant l’expo Manet ne disent rien d’une improbable "expérience ’ de Manet par l’individu lambda, elles disent qu’ils sont des millions de lambda à vouloir avoir été vus par les tableaux »
Tenir rageusement l’écrit pour seul lieu sûr, donner de la voix, se faire « griot » et s’impliquer en personne (aussi comme «singularité quelconque» agambenienne) devient donc pour Daney l’enjeu terminal et bouleversant (car sa mort rôde) d’un combat inégal sur le terrain des images en mouvement. L’amour du cinéma, garde jalousement comme affect d’intervention, feu intérieur dans la chambre d’un temps a soi, est ce qui justifie per se autant qu’il éclaire pour les autres dci et à venir) de possibles manières d’être dans le monde D’où un éloge dernier de la «lumière» soleil des salles obscures, objet physique du cinéma, possibilité de vision, de projection, de chauffe et d’éblouissement •


Pierre Eugène, Art Press, Janvier 2016




Daney, entre le regard et la main



Avec ce dernier volume, tous les textes du critique de cinéma Serge Daney, disparu en 1992, sont
désormais rassembles Ceux-ci sont les plus tardifs, écrits alors qu’il se sait condamne. Le ton est
parfois sépulcral, l’écriture toujours souveraine : les deux plus beaux articles ont trait a la litterature.



La parution du quatrième volume de La Maison cinéma et le monde conclut la reprise en livres, par les éditions POL et sous la direction de Patrice Rollet, des textes de Serge Daney jusqu’alors indisponibles sous cette forme.
Le journaliste et essayiste avait de son vivant constitué plusieurs recueils, à commencer par La Rampe, cet éternel compagnon du cinéphile. D’autres livres ont paru après sa mort L’exercice a été profitable, Monsieur (1993) rassemble des
notes laissées sur son ordinateur, L’Amateur de tennis (1994) réunit des articles portant sur un sport qu’il aimait et dont la métaphore lui servit souvent pour le cinéma, Itinéraire d’un âne-fils (1999) enrichit d’archives, notamment familiales, le texte d’un long entretien accordé pour la télévision à Régis Debray. II restait plusieurs centaines d’articles parus dans les Cahiers et Liberation, ainsi que dans des catalogues, des programmes ou des revues confidentielles. Le premier volume de La Maison cinéma et le monde, consacré au « Temps des Cahiers », comptait 576 pages, les deux suivants, consacrés aux « années Libé », respectivement 1038 (1981-1985) et 880 pages (1986-1991). Autant dire que nous avions tout à découvrir encore de celui qui fut, après André Bazin, le plus grand critique de cinéma du XXe siècle.
Ne couvrant que deux années, 1991 et 1992, cet ultime volume compte moins de 300 pages. Le Daney qu’on y lit est le plus proche de nous, par le temps et par la connaissance. Au centre du livre se trouve ainsi une confusion bien connue entre la fin d’une vie - Daney, malade du sida, se savait condamné - et celle d’un cinéma déclaré mort, moins faute de talents que parce qu’arrive un monde, notamment dominé par la télévision, qui n’en a plus besoin, socialement et historiquement Trafic, la revue trimestrielle que crée Daney chez POL à la fin de l’année 1991 et qui donne son sous-titre au volume, parait toujours et atteindra bientôt son numéro 100.
L’intimité qu’elle inaugura entre l’écriture, l’autobiographie et un cinéma désormais « plus présent dans nos têtes que sur les écrans de nos villes » n’a cessé en outre de grandir : chaque mois sortent des « romans » faisant une large place à l’évocation de films.
On pourrait donc croire que ce livre nous parle un langage ami depuis un rivage familier. Or, il faut bien le dire, c’est l’inverse qui frappe. Bien qu’il soit le plus mince, ce dernier volume est le plus opaque de La Maison cinéma et le monde. D’abord, la critique de films en est absente, à l’exception d’une démolition fameuse de L’Amant de Jean-Jacques Annaud parue dans les pages « Rebonds » de Libé, et dont le titre, « Lire notre critique ci-dessous », a valeur d’adieu ironique et vengeur. Des films qui comptent scandent les pages, ceux de Danièle Dubroux, de Joâo César Monteiro ou de Nanni Moretti, le Van Gogh de Maurice Pialat dans une moindre mesure, mais ils s’effacent derrière une visée plus générale. Ensuite, le livre déverse à grands flots cette parole dite intarissable par tous ceux qui ont connu Daney. Entretiens qui n’en sont pas - Daney soliloque -, propos définitifs - et pour cause -, coq-à-1’âne fulgurants, intuitions géniales mais peu étayées, peuvent déconcerter. L’amertume de celui qui voit la reconnaissance venir un peu tard, l’impression d’avoir été mal lu ou trop seul à poursuivre sa tâche donnent au livre un ton parfois mal aimable. Un critique peut-il obtenir la pleine consécration d’un penseur ou d’un écrivain ? Daney n’en est pas sûr. Et bien souvent il est trop humble, ou trop fier, pour se poser directement la question.
Ceux qui voudraient découvrir cette pensée unique, indispensable, seraient donc mieux inspires de commencer par les volumes précédents. Celui-ci ne leur est pas inférieur, il est juste moins aise à manier. Les réflexions sur la télévision, le « marché de l’individu » et la « disparition de l’expérience », l’impossible devenir adulte du cinéma se radicalisent au point qu’il arrive qu’on s’y perde. Daney n’est pas difficile à lire. II est toujours facile. C’est toujours une fête. Mais la fête prend ici des accents macabres, et la facilite se fait plus trompeuse que jamais. Surtout si l’on se tient au cliché de « moraliste de l’image » complaisamment véhiculé par les commentateurs. Je recommanderai alors de privilégier deux textes a pnon « hors sujet » Ce sont pourtant les plus beaux du volume. II s’agit de deux textes sur la littérature. L’un, paru dans Libération au début de l’année 1992, rend compte d’une exposition des portraits d’écrivains réalisés par la photographe Gisèle Freund. Daney de décrit la manière dont Cocteau, Valery et les autres ne s’offrent qu’avec réticence à l’image, leur « volonté d’absence », leur souci de paraître « sans regard » II s’attarde sur leurs mains, « blocs de chair repliés, bêtement protégées par une pipe (Sartre, Cortazar), méchamment refermées comme un poing (Colette) », « grosses mains veinées de boucher chez les gens les plus délicats, mains de Paulhan, et surtout, monstrueusement adaptées au pommeau éclairé d’une canne d’aveugle, mains de Borges ».
L’autre texte est un compte rendu d’une nouvelle édition dans La Pléiade des Mémoires de Saint Simon. II paraît à l’automne 1983 dans l’éphémère revue Café de Jean Louis Schefer. C’est la contagion de Saint-Simon qui y est soulignée, l’impossibilité d’en parler sans le citer. « Tous le citent et, le citant, ont joui de cette phrase qu’ils ont recopiée avec les guillemets ajoutés après coup et, qui sait, à regret, qui la séparent de leur propre écriture. Comme si à un moment l’hommage d’un écrivain à un autre ne pouvait se faire qu’ainsi par une main qui en mime une autre, traçant, deux ou trois siècles après, les mêmes lettres, dessinant les mêmes sons, titubant sur la même ponctuation affolée ».
Magnifiques textes.
L’un livre une image de l’écrivain, l’autre une image de l’écriture. Les deux sont écrits « à la main ». Sur Gisèle
Freund, Daney conclut en disant que la littérature pourrait n’être que ce « grand moment d’emboîtement bancal entre les regards et les mains ». Et sur Saint-Simon, en disant qu’il n’importe pas de se demander à quoi il ressemblait, mais « d’entendre, plus fort que tout, le bruit de la plume sur le papier et les accidents de la langue dans la crispation d’une main qui écrit ». Contagion pour contagion, on ne résiste pas à lire dans ces textes des autoportraits, dans le second surtout. Daney a toujours répété - on a tendance à le méconnaître - que seul le retenait le cinéma hanté par l’écrit : non seulement les écrivains devenus cinéastes, mais tous les endroits où du texte traverse l’image. Lui-même écrivait par métaphores incongrues, traductions bizarres, mots faisant image ou images distillées dans les mots. II a beau dire que le cinéma l’a empêché de devenir écrivain, son style reste. Non comme littérature : comme façon de voir et de faire voir les films.
Cette « ponctuation affolée », cet « emballement typographique » également évoqué sont les siens : grand pourvoyeur de parenthèses et d’italiques, d’acronymes et d’abréviations, Daney sut à la fois mimer et prendre de vitesse le cinéma. L’écrire et le décrire, le « désécrire ». Mot à mot, maille à maille L’emboîtement d’un regard et d’une main, fût-il bancal, n’est-ce pas une merveilleuse définition de la critique ? Quiconque voudrait comprendre Daney, voire le prolonger, repartira de là.

Emmanuel Burdeau, Le Magazine littéraire, mars 2016




Le goût de la revue



Ce quatrième recueil des textes de Serge Daney, intitulé Le moment Trafic (1991-1992), regroupe majoritairement des textes et des entretiens du critique-essayiste rédigés ou donnés durant les deux dernières années de sa vie, au cours desquelles il tente de saisir (pour lui) et de transmettre (pour les autres), à travers son projet de revue Trafic, sa conception du cinéma et ce qu’il en reste au moment des flux ininterrompus d’images produits et diffusés par une télévision, déjà câblée, mais pas encore numérique. C’est le dernier volume de la reconstitution et de la publication de l’intégrale des textes de Daney entreprise il y a quinze ans sous le titre générique La maison cinéma et le monde, après Le temps des Cahiers et Les années Libé. L’auteur souhaite alors créer un nouvel espace d’écriture sur le cinéma éloigné de tout souci lié à l’actualité.
Pour comprendre les choix, les goûts et le projet éditorial de l’essayiste, il faut se reporter à un ancien texte (de 1983) publié en page 241, « Dans le rétroviseur, le cinéma des années 1960 » écrit pour les Editions du Regard. Au moment où Daney quitte les Cahiers et entre à Libération, il affiche avec force et pertinence ses choix. Ces années 1960 sont des années fondatrices pour les gens de sa génération, celles de leur jeunesse, celles où trois générations de cinéastes se côtoient pour la dernière fois, les classiques américains des années 30, les modernes européens (Antonioni, Rossellini) et la Nouvelle Vague. Elles marquent aussi la crise du cinéma américain qui, pour tout cinéphile d’alors, représente le cinéma par excellence.



Là Daney demeure fidèle à un des courants les plus récurrents de la critique française ; depuis Louis Delluc ou Elie Faure qui voit dans le cinéma américain le seul, dans un pays aux faibles traditions culturelles, ayant initié un nouvel art.
Daney pointe de manière troublante ce que serait un monde sans ce cinéma : « A quoi aurait ressemblé le cinéma sans l’Amérique ? Récemment, c’est avec dégoût que je vois dans l’Europa de Lars von Trier une réponse possible : la nausée esthète d’un deuil pépère et malsain qui ne dispose plus nulle part d’aucune réserve d’innocence. Une qualité européenne néo-expressionniste -adulte et vaccinée, cultureuse et non dupe, vermoulue de culpabilité et de ressentiment ». (page 85). Revenant sur Le dictionnaire du cinéma de Jacques Lourcelles (1992) qu’il trouve parfait et dont il partage de nombreux points de vue, notamment celui sur la fin du cinéma situé vers la fin des années 1960, il ne peut se défaire, comme ‘l’auteur de l’ouvrage, de tout regard sur la modernité qui met sur le devant de la scène des francs-tireurs comme Godard, Oliveira ou Wenders : « Pouvait-on boycotter cette époque et la trouver à ce point indigne de soi ? Lourcelles a pu. Moi pas » (page 109). Au fond de lui, Daney demeure un nostalgique des Cahiers jaunes. Mais, contrairement à certains rédacteurs qui quittèrent la revue lorsqu’elle s’est ouverte au monde, lui, le grand voyageur, ne le voulut pas et entra, à sa façon, en modernité. Tous ses textes illustrent cette aporie : comment conjuguer un goût indéfectible pour le cinéma classique avec un choix de cinéastes hors normes censés témoigner de la modernité ?
Daney a fait le tour des pratiques journalistiques et désire, justement avec cette nouvelle revue en chantier, et dont Le moment Trafic nous présente les textes qu’il a écrits pour les trois premiers numéros, revenir à une pratique libre de la critique. « C’est pourquoi Trafic », écrit-il, « assumera sa double nature : revue de cinéma, elle appartient à tous ceux pour qui l’image et l’écrit, quoiqu’irréconciliables, ont comme un destin commun. Cela veut dire que la réalité intrinsèque des textes prévaudra toujours sur la relative opportunité des sujets. Intempestive, notre actualité sera d’abord la force qui pousse quelqu’un à écrire sur, disons, John Ford parce qu’il y a une urgence personnelle à le faire et que cela ne pourrait plus être publié ailleurs...» (page 24)


Raphaël Bassan, Bref, mai/juillet 2016



Vidéolecture


Serge Daney, La Maison cinéma et le monde 4, Patrice Rollet, à propos de Serge Daney et du moment Trafic