— Paul Otchakovsky-Laurens

Une place au milieu du monde

Patrice Robin

À la Fabrique, Pierre, écrivain, tente, avec quelques autres, éducateurs et enseignants, de donner une place au milieu du monde à des adolescents en grande difficulté scolaire et sociale. Parfois avec succès : Lissah venue d’Afrique après la mort de ses parents et réussissant à trouver du travail, Djamil remis sur le chemin des études via des cours par correspondance. Parfois en y échouant totalement : Franck gagné par les idées d’extrême droite ou Aude tentant de se suicider. C’est dans l’approfondissement de cet engagement, à La Fabrique et ailleurs, que Pierre trouvera, lui aussi, au fil des années, sa place au milieu du...

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La presse

Pierre, le narrateur, anime des ateliers d’écriture dans un établissement où passent des adolescents qu’on range ordinairement sous l’étiquette : en difficulté. En brèves scènes sans jugements, il décrit ceux qui restent, partent, ce qu’ils finissent par écrire et comment. Il décrit aussi sa propre expérience à leur contact. Il observe ces enfants subtils, coléreux, souvent désespérés. Voici Aude : son regard « glisse sur les autres participants au moment de l’écriture ou se fixe sur un coin de ciel à travers la fenêtre. Pierre guette ce regard en atelier, il est signe que l’on écrit vraiment ». Les exercices s’appuient, avec ou sans succès, sur Georges Perec, Claude Simon, d’autres. Pierre lit à Louise un poème de Charles Juliet, où celui-ci fait l’inventaire de ses raisons d’écrire. Celles de Louise commencent par : « Écrire pour dire que la violence n’est pas un simple mot. » Ce pourrait être l’exergue du livre. Celui de Baudelaire l’annonce tout autant : « Tout le mouvement qu’il faudra pour acquérir une place vide au milieu du monde, tout cela m’effraie. » L’effroi semble justifié quand une société fait en sorte que, pour ces descendants de Gavroche, le mouvement soit inutile.

Philippe Lançon, Libération, 10 avril 2014

Sortir de soi

« Une place au milieu du monde », de Patrice Robin, témoigne d’une expérience d’ateliers d’écriture.

Comme beaucoup d’écrivains, Patrice Robin anime des ateliers d’écriture. Non à l’université, mais auprès de personnes qui rencontrent des difficultés. En l’occurrence, des adolescents en rupture d’école, des détenus, des RMIstes. De son expérience sur plusieurs années, il a fait un livre, Une place au milieu du monde. Un véritable livre, qui porte des enjeux littéraires, pas un catalogue de citations, même si, bien sûr, on y trouve des phrases écrites par ceux avec lesquels l’auteur a travaillé. Ou plus exactement son personnage écrivain, Pierre. Patrice Robin a en effet transposé des situations vécues, il parle même de « roman » sur le site de son éditeur, bien que le mot ne figure pas en couverture.
Le fait que ces séances d’ateliers d’écriture ne restent jamais au plan du simple exercice, du passe-temps gratuit, est au cœur du livre. Certes, il faut, notamment avec les adolescents, un élément ludique déclencheur, nécessairement bien adapté. Mais ensuite, avec ceux qui acceptent ou sont capables d’entrer dans le « jeu » (certains restent d’emblée en dehors et ne reparaissent plus aux séances), le geste d’écrire emmène souvent loin, dans les regrets, les espoirs, les joies ou, plus fréquentes, les brûlures encore vives.
Ces mots puisés loin en soi ou tout proches mais soudain libérés font bouger. Ils ne sont pas magiques, ne règlent pas tous les problèmes, ne font pas sortir de prison. Mais ils contribuent au moins à mettre à distance, à verbaliser un chaos intérieur. Exemple, « Lissah établit une courte liste de premières fois, première dent, premier jour d’école, première chute de vélo, trois petites douleurs pour se donner le courage, peut-être, d’écrire la quatrième : “Je me souviens du décès de mes parents” ».
Patrice Robin montre que Pierre n’est pas le dernier à être bousculé par ces séances, son regard évolue, son implication aussi. Elles sont en cela une aventure commune, qui engage autant les participants que l’animateur. C’est ce qui constitue leur éthique, dont Une place au milieu du monde est le témoignage.
On ne peut rester indiffèrent non plus au rôle que jouent les œuvres de grands écrivains dans ces séances. Pierre suit en effet une méthode établie par François Bon, ou Espèces d’espaces, de Perec, L’Ombilic des limbes, d’Artaud, ou Il fait un temps de poème, de Charles Juliet, pour ne citer que celles-là, entraînent le mouvement d’écriture. Chez des adolescents en souffrance ou des adultes aux « vies brisées ». La preuve, si besoin était, que la littérature la plus exigeante n’est pas fatalement élitiste. Encore faut-il vouloir la donner en partage.

Christophe Kantcheff, Politis, 10 avril 2014



La fabrique de l’humain


Comment se faire entendre quand l’échec vous a rendu aphone ? Comment s’inscrire dans le cœur du vivant quand la vie vous a relégué en marge du monde ? Pierre, le héros du roman, anime un atelier d’écriture dans « La Fabrique », centre d’accueil pour adolescents déscolarisés. Sa mission est d’aider les jeunes à s’approprier l’outil de l’écriture dont ils ont été privés jusque-là. La tâche est difficile, les élèves sont pour la plupart apathiques, comme paralysés par les multiples revers qui ont jalonné leurs parcours : l’un se dissimule sous sa capuche, l’autre somnole en permanence, le troisième est l’otage d’une timidité pathologique. Une jeune fille s’identifie tellement à l’échec qu’elle refuse de corriger ses fautes d’orthographe car, dit-elle, « cela reviendrait à la priver de son identité ». Chacun de ces adolescents incarne la faillite conjointe de la famille et du système éducatif. Pierre fait de son mieux pour leur « redonner une chance » grâce à l’écriture : il les motive sans arrêt, valorise les points positifs des textes produits, ne force jamais les récalcitrants dans l’espoir qu’un déclic s’opérera un jour et libérera enfin la parole. Pour faciliter le passage à l’écriture chez ses élèves, il leur apprend à rédiger leurs histoires comme s’ils les racontaient oralement à des amis, l’oral servant de passerelle vers l’écrit. Le succès est parfois au rendez-vous : certains jeunes parviennent à reprendre leur destin en main ; ils se reconstruisent à mesure qu’ils construisent des textes, ils renouent avec les études, trouvent du travail. D’autres, au contraire, abandonnent l’atelier sans avoir brisé le carcan du silence ; plusieurs tombent dans la délinquance ou la mendicité, voire pire : l’une des élèves fait une tentative de suicide, un deuxième se laisse happer par l’idéologie xénophobe d’extrême-droite. Rien que de très véridique, hélas : les onze personnages que Patrice Robin met en scène lui ont été inspirés par les trois cents élèves qu’il a connus durant ses dix années de pratique.

Les itinéraires de ces adolescents nous sont révélés d’une manière elliptique et fragmentaire : le narrateur procède par touches discrètes, quelquefois allusives ; il laisse au lecteur le soin de cerner les profils des personnages, de combler par lui-même les lacunes du récit. Loin de constituer un obstacle, ce dispositif romanesque a minima favorise une lecture plus active et rend le texte plus attachant. Les faits du reste, même parcellaires, suffisent à stimuler l’imaginaire du lecteur et à nourrir sa réflexion.

Quant à Pierre, alter ego du romancier, il vit son investissement auprès des jeunes comme un engagement politique. Son combat, au-delà des enjeux littéraires, il le mène d’abord contre la misère et l’injustice dont les textes révèlent les aspects les plus sordides. On apprend par exemple que l’un des adolescents est « resté absent trois semaines après que l’une de ses chaussures se fut ouverte en deux, le temps que l’allocation chômage de son père lui permette de s’en acheter des neuves ». Pierre ne se contente pas d’animer son atelier comme on pointe à l’usine : en rentrant chez lui après le travail, il fait un crochet pour découvrir les lieux où résident ses élèves, le centre commercial où ils se donnent rendez-vous, afin de mieux les comprendre et les accompagner dans leur tentative de réinsertion. Dans le même but, il demande à participer aux réunions de l’équipe pédagogique de « La Fabrique ». Il n’hésite pas à prendre sur son temps pour aider un jeune, ou, lorsqu’il effectuera plus tard un atelier en prison, pour taper lui-même les textes des détenus dans l’intention d’en faire un recueil. Une place au milieu du monde raconte en réalité trois situations d’écriture : « la Fabrique » principalement, mais aussi une maison d’arrêt et un troisième atelier dans un centre d’accueil fréquenté par des adultes touchant le RMI ou le RSA.

Ce livre intéressera sans doute les enseignants de langue, pas seulement française, et les animateurs d’ateliers d’écriture ; il propose une foule d’idées pour susciter l’envie d’écrire chez les jeunes et les moins jeunes. Des idées puisées en grande partie dans Tous les mots sont adultes de François Bon qui fait la part belle à la littérature en s’appuyant sur des textes tels que Je me souviens de Perec, L’ombilic des limbes d’Artaud, Les eaux étroites de Julien Gracq. L’influence de François Bon se ressent aussi dans un chapitre du livre consacré à l’usine où Pierre a travaillé plus jeune et dont les employés ont été licenciés. Le roman de Patrice Robin démontre en somme la fonction thérapeutique de l’écriture. C’est en apprenant à raconter, à s’exprimer, à verbaliser leur mal-être que nombre de personnages ont su trouver « leur place au milieu du monde ». Pierre lui même, grand ordonnateur de cette entreprise maïeutique, et Patrice Robin derrière lui, tirent un bénéfice évident de leurs aventures textuelles. Une place au milieu du monde rend par là un bel hommage à l’écriture, ce qu’illustrent, entre autres, ces paroles d’élèves glanées dans le livre : «  Je sais qu’écrire est le seul moyen de tenir », « Écrire pour ne plus avoir peur », « Écrire pour ne plus oublier. Écrire pour ne pas être oublié. »

Patrice Robin pose un regard à la fois lucide et empathique sur ses élèves. Par la sobriété de son écriture et sa thématique sociale, il se rattache à ces auteurs contemporains qui, comme Annie Ernaux (Les armoires vides, La place) ou Laurent Mauvignier (Dans la foule, Des hommes), privilégient le champ du réel dans leurs textes, y compris dans leurs fictions romanesques. Le réel, on le sait désormais, dépasse souvent l’imaginaire par sa fécondité et sa diversité ; Une place au milieu du monde en constitue une preuve supplémentaire.


Ramy ZEIN, L’Orient-Le Jour, 7 août 2014



Vidéolecture


Patrice Robin, Une place au milieu du monde, Une place au milieu du monde - février 2014