— Paul Otchakovsky-Laurens

Pigeon vole #formatpoche

#formatpoche

Dumitru Tsepeneag

D. Tsepeneag n’envisage pas de se cacher derrière Ed Pastenague. Ce nom s’est glissé sous sa plume à l’instant précis où le blanc de la feuille lui devenait insupportable et que, pour le noircir, il jouait avec son propre nom en le faisant culbuter dans tous les sens. Ce n’est donc pas un pseudonyme, mais tout simplement le début du livre : un vocable matriciel qui a permis et engendré tout le reste.
Une fois né ainsi, comment empêcher le jeune Pastenague de succomber à la tentation littéraire. Mais regarder par la fenêtre, devant sa machine à écrire, décrire les pigeons qui volent, la maison d’en face, et Madame Maryse qui passe sous sa marquise...

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Traductions

USA : Dalkey Archive Press

La presse

Le bocal agité d’Ed Pastenague


A celui dont le métier consiste à lire beaucoup de romans et qui en vient parfois à considérer cette activité d’un oeil un peu las, embrumé de sommeil, il n’est guère offert, dans son travail, d’échappatoire. Tout au plus peut-il rêver d’un monde - très romanesque - où les romanciers auraient renoncé à faire des histoires...


Aussi tiendra-t-il, ce critique que la pleine saison littéraire fatigue, en particulière estime et reconnaissance, le livre qui, tout en portant la mention « roman », pourra secouer quelque peu sa torpeur.


Cette secousse, agréable et éveillante, Pigeon vole, d’Ed Pastenague, est apte à la produire. Jacques Roubaud, avec le Grand Incendie de Londres, avait, l’an dernier, suscité un effet proche en portant ironiquement le sérieux de la méthode romanesque jusqu’à un point extrémiste ; point d’où le roman ne pouvait revenir intact.


Dans une perspective moins large et symphonique, mais pas moins extrêmiste, Pigeon vole opère un joyeux dynamitage de cette même méthode. Partant de l’idée, somme toute assez répandue, que l’auteur et le personnage entretiennent des rapports ambivalents d’intimité et d’identité, l’écrivain d’origine roumaine Dumitru Tsepeneag (auteur de plusieurs romans traduits de cette langue) a choisi d’apparaître sous l’anagramme de son nom : afin peut-être de glisser, incognito, dans sa propre fiction et d’y intervenir selon un mode non convenu.


De quoi dispose, concrètement, un écrivain au moment de commencer un roman ? De sa table, crayons, gomme... du spectacle au dehors que sa fenêtre découpe, de ses souvenirs et, éventuellement, de quelques idées sur son art (ce dernier élément n’est pas, on le constate souvent, absolument indispensable...).


Tout cela que, traditionnellement, banalement, on tient à l’écart du livre qui s’écrit, Ed Pastenague l’inclut dans le bocal du récit. Bocal énergiquement secoué et déversé, avec tout l’« aléatoire » afférent, pour constituer le « corps écrit » du roman. Mais Pigeon vole n’est pas, ou pas seulement, le résultat d’une volonté joyeusement subversive. La cohérence, éclatée, fragmentée, reste à l’horizon du projet d’écriture, apparaît dans les interstices, les « articulations » du récit lui donne sa « souplesse ».


Y-a-t-il néanmoins une « histoire » dans ce roman ? Oui, et même plusieurs, et des personnages, un efoule de personnages, dont les identités vacillent, « s’entretissent » pour former une étrange, joueuse, mélancolique, constellation. Quant aux thèmes, ils ne manquent pas non plus : le sexe et la politique, l’histoire et la mémoire, les races, et... les pigeons.


Précaire et fragile, décousu mais soucieux de cohérence, le roman d’Ed. Pastenague est à l’image de la vie, ou d’une certaine vie, celle toujours singulière de l’homme qui reprend, toujours à nouveau, le geste d’écrire et de s’écrire.


Patrick Kéchichian, Le Monde, octobre 1989



« Tiens tu travailles ? J’écris Pigeon vole


Les animaux littéraires ne sont pas tous des cloportes. Ni des baleines, ni des taupes. Ni des moules. Ni des rhinocéros. Domestiques, on se plaît à les promener le long d’un chemin et l’on tire de leur fréquentation des romans bien juteux de substance humaine trop humaine. Tityre, lui, préférait chasser la macreuse et multiplier les lignes dans l’attente des carpes.


Tiens ! Tu travailles ? J’écris Pigeon vole. C’est l’histoire d’un type qui est à sa machine, au sixième étage, chambre de bonne, sans ascenseur. Il pourrait dire comme Kafka : « comme ma connaissance de moi-même est lamentable comparée par exemple à la connaissance que j’ai de ma chambre ». En fait il habite au cinquième. Un pigeonnier. Il écrit un roman, mais n’étant pas plus assuré que cela sur la nécessité et encore moins la manière d’aborder un tel projet, il va chercher à s’entourer de conseils, d’avis, de garde-fous. Il rêve même d’un atelier d’écriture comme les ateliers de peintres de jadis, pour les petites descriptions.


Donc, il habite un studio au septième étage, mais peut-être fait-il en même temps autre chose : ou plutôt, l’écriture n’est-elle pas toujours la mise en scène d’une chose pour une autre, d’un mot pour un autre ? Le pigeon qui traverse son champ (son Duchamp) de vision (sémantique) n’est-il pas un indicateur ? un indice ? un trompe l’oeil ? De même, ce personnage voûté qui semble le suivre (le paraphraser) comme son ombre, genre maître d’échecs, n’est-il pas le diablotin ex machina ? Il y a pourtant une menace du pigeon, que révèlera in fine une scène hitchockienne, une urgence du message à transmettre par le pigeon voyageur, à moins que le message ne soit le pigeon lui-même ? Un Roussel Raymond se dissimulerait-il paradoxalement sous cet épisodique Jean-Jacques, derrière ce Rousseau largement disséminé (thèmes et nom) dans l’histoire, l’homme de la fabrique heureuse derrière le héros malheureux de la transparence ?


Le type regarde donc par la fenêtre en se penchant un peu et aperçoit une dame qui sort son pékinois. Il est justement cinq heures. Il se fait cette réflexion que la Maryse (c’est son nom) sort à cinq heures. La machine à écrire se met à dire je. Aussitôt elle laisse des blancs. De l’aléa. De l’aléair. De l’aléaile (de pigeon). Un puzzle se met en place, d’une image qui n’est même pas dans le tapis : l’image est le puzzle lui-même. Le chien de la dame se nomme Valérie, c’est sans doute une chienne. Valéry qui notait dans ses carnets : « Il faut peut-être que le personnage d’un livre se forme comme nous nous formons nous-mêmes, sans projet de nous former, sans plan préétabli mais à tâtons ». Le moi est une accumulation de digressions. De petits romans brefs, parodiant à merveille les gros romans compliqués. « Loin d’être partout, je ne suis nulle part ». Il se divise, se partage, s’inspire : Edgar, Edmond, Edouard, amis de lycée appelés à la rescousse ou pigeons envolés de sa machine ? Vont-ils aider Dumitru Tsepeneag devenu l’imaginaire auteur Ed Pastenague (« tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman ») à mener à son terme le roman que le type à sa machine improvise sur un palimpseste ? Oui.


C’est tout de suite le bonheur. Parce que les choses se passent sur plusieurs plans (« je tends vers une littérature stéréoscopique »), jamais dans la cage du récit, ni de la mémoire, ni de la causalité, ni de l’intériorité. Entre les doubles d’Ed Pastenague se tisse une délicieusement complexe et parodique histoire de familles, une saga en miettes, où se mêlent époques, couleurs, races, continents, incestes et adultères, « surbiographie », tissage du métissage, comme pour casser la certitude généalogique et génétique. Il fut un temps où Ed et Edouard jouaient au Tour de France en faisant avancer les coureurs à coups de dés, puis s’adonnaient à la musique aléatoire et aux manipulations surréalistes : « en accusant l’arbitraire de son texte, on a plus de chances d’échapper à l’accusation d’arbitraire ».


En fait le texte est tout sauf aléatoire. La lacune, l’ellipse, le fragment (« il lance loin le sens dont il est chargé, mais aussi dans plusieurs directions à la fois »), sont des moteurs qui propulsent une narration (je devrais trouver un autre mot) extrêmement serrée, un perpétuel jeu de rimes où pas un seul détail, fût-il le plus anodin, n’est laissé en plan (« le fragment est une pièce de domino, de mah-jong : elle attend les autres pièces, et d’une certaine manière on peut qu’elle les attire »), où tous les détails, fussent-ils les plus significatifs (ce sont les mêmes) sont menacés par la gomme, l’arrêt cardiaque, le dilettantisme, le grand air, l’éclat de rire, l’autoparodie, l’autocritique, l’à quoi bon ?


Ed Pastenague joue donc aux courses, lit Paris-Turf, Benveniste, Nabokov, Lagarde et Michard, Kafka, les faits divers. Il s’intéresse à l’élevage des pigeons, aux combinaisons d’échecs, à la phytothérapie (surtout à la valériane), au cafard qui court le long de sa machine à écrire, à sa mère, à ce qui se passe dans la chambre contiguë, à lui-même (un peu), à la noire Désirée, aux blancs entre ses fragments, à la vie d’Héloïse, de Lolita (une dame), à Mgr Egg et au Dr Baccon, aux lettres d’Edouard qui lui conseille « le réalisme social de certains romans d’Aragon », aux enfants, à l’imprimerie, à la grève de l’imprimerie, aux personnages que sa machine lui fait dans le dos, à la liberté de son lecteur.


Il écrit un roman en forme de chorale. Il desserre les liens de l’actualité. Du roman familial. De la psychanalyse. De la littérature. Il met à jour la fausse complétude du roman traditionnel qui revient au galop. Il ne nous laisse même pas sur l’idée rassurante que ce roman serait celui de qui écrit ce roman. Il nous pigeonne. Il se fiche de savoir si nous avons pigé. Comme son vieux joueur d’échecs, cet Ahasvérus de la littérature que nous suivons à la trace autant qu’il nous piste, il conclut cette joyeuse partie d’écriture par la belle mise en abyme d’une partie d’échecs simultanée à vingt tables. Les précédents romans de Tsepeneag, alias Ed Pastenague (le Mot sablier, Roman de gare) nous avait infiniment séduit. Il nous confirme ici son art incomparable du « suivez mon regard » ironique et guilleret, son sens de l’espace mental, sa maestria perverse, sa lucidité lunatique d’un Hamlet qui met la littérature en échec pour gagner la partie.


Daniel Oster, La Quinzaine Littéraire, octobre 1989

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