— Paul Otchakovsky-Laurens

Grant’autre

Frédéric Valabrègue

Dans sa jeunesse, Frédéric Valabrègue est tombé fou de l’œuvre de Henri Michaux. Il ne pensait plus, n’écrivait plus que par lui et à travers lui. Au point, un jour, de vouloir partir sur ses traces et d’entreprendre à son tour le voyage en Équateur que Michaux relate dans Ecuador. Nous sommes en 1970, Valabrègue débarque en Amérique et commence alors une expédition insensée pendant laquelle il manque à plusieurs reprises perdre la vie, fait de bonnes et de très mauvaises rencontres, mendie, a faim, a peur comme il n’a jamais eu. Et accessoirement n’arrive qu’à peine à mettre ses pas dans ceux de Michaux. Ce qui fait le...

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La presse

Tout quitter pour Quito


Sac au dos et livre en poche, le narrateur a fait l’apprentissage de la vie sur les chemins chaotiques de l’Amérique du Sud. Quand le voyage devient la pensée...


Le fil d’Arianne, c’est Henri Michaux. Le labyrinthe, c’est l’Amérique du Sud, le monde, l’inconnu. Et celui qui s’y engage n’a pas 20 ans et s’appelle Frédéric Valabrègue. Même si cela n’est pas précisé, nous sommes au début des années 70. Les enfants de la Beat Generation prennent l’habitude d’explorer les hallucinogènes et la route vers l’Inde et le Népal. Le narrateur du récit, lui, lorgne de l’autre côté du globe vers l’Equateur et veut mettre ses pas dans ceux d’Henri Michaux, son idole pour lequel dans les bars de Marseille il s’est fait le héraut. Avec Ecuador en poche (écrit par Michaux en 1929), il part donc pour le continent mythique et pour des mois d’errance, à travailler ici ou là, à prendre telle ou telle substance, à dormir sur les plages ou dans les rues. « La première grande rupture a consisté à dormir dehors. Désormais ce qui était une évidence simple changerait tout : je dormirais dehors sur les plages, dans les taillis, sous l’auvent des boutiques ou le carrelage des terrasses. » Les chemins qu’il emprunte sont aussi ceux de l’écriture puisqu’il demande à Michaux de comprendre comment l’on écrit et à l’expérience de lui désigner quoi noter. L’aventure tourne souvent à la mésaventure, à la peur de se faire détrousser du peu qu’il a, de se faire rosser par des coupeurs de cannes à sucre ou des malfrats pour lesquels tout étranger est un gringo d’Américain.


Ce récit n’est pas tant un récit de voyage qu’une exploration, à travers des épisodes remis au jour par l’écriture, des chemins de la liberté. Entrecoupé de réflexions autour de l’écriture ou de l’oeuvre de Michaux, le récit de l’errance fait l’économie des descriptions : on n’est pas dans la soirée diapositives d’un touriste de retour au pays. Valabrègue tourne le dos au naturalisme. Grant’autre fait figure de kaléidoscope chamarré d’impressions, d’expériences. Le lecteur, au sortir de ces 350 pages parfois hallucinantes (« Le Pacifique, en bon gros chien, venait fourrer son groin dans les duvets. (...) La plage se peuplait de milliards de crabes roses sortis de la vague. C’était le rose d’un ongle neuf et d’un coquillage. Les crabes cavalaient debout, pinces au-dessus de la tête, en joueurs de castagnettes. Ils faisaient des bulles à côté de nos oreilles. ») pourrait reprendre une carte du continent et tenter d’y tracer le parcours suivi par le narrateur, parfois accompagné et parfois seul.


Mais l’essentiel n’est pas là. Le texte abolit le temps (deux voyages en Equateur se superposeront) et donne au gamin d’hier des pensées de l’écrivain d’aujourd’hui. Il abolit aussi une frontière intime : celle qui sépare sa conscience du monde extérieur. Surtout, il donne, à travers l’enchainement poreux des phrases, un espace au lecteur et accueille en lui une vraie poésie, « l’air doit passer entre les mots ». Il y a quelque chose de l’art poétique dans la profusion de pensées sur l’écriture et la parole : « Si écrire, c’est flinguer, c’est que l’écriture efface ce qu’elle croit nommer. Dès que l’écrivain vise un objet, elle le pulvérise. » Le voyage est ainsi aussi : dès qu’il vise un objectif, il s’efface. C’est l’apprentissage de l’attention à l’instant que fait ici le narrateur, dans une lente acceptation de ce qui arrive et qui a un nom : la vie. Pleine et entière.


Thierry Guichard, La Matricule des Anges, mai 2015



A la poursuite du texte


Extrait d’un entretien entre Thierry Guichard et Frédéric Valabrègue :


L’ensemble [de votre oeuvre] ne finit-il pas par dessiner quelque chose ? Un autoportrait par fragments ? Avez-vous le sentiment d’aller vers quelque chose au fur et à mesure de la publication de vos livres ?

Je ne désire pas faire mon autoportrait. Dans Le Vert-clos, c’est la fratrie qui est autobiographique, dans Asthme, c’est une maladie. Je ne suis pas au centre. Je pense à une superposition de versions ou d’hypothèses qui prendraient leur autonomie. On peut sans doute reconstituer un puzzle mais je ne m’en soucie pas. Je n’ai pas de regard rétrospectif. J’ai toujours écrit de la prose dans l’esprit de surgissement dans la poésie. Il me semble aller vers quelque chose dans la mesure où le livre m’ouvre une autre possibilité d’écriture. Quand j’ai écrit Grant’autre j’ai rêvé de rencontrer un autre livre en chemin, une autre histoire que celle que je me connaissais déjà pour l’avoir vécue et écrite. Cela m’aurait vraiment étonné et excité de rencontrer un autre livre en chemin et de le suivre.


Vous évoquez la poésie à l’horizon de la prose et cela est très sensible dans Grant’autre. La poésie peut appraître dans une image (« Ils leur prenaient des gestes sucrés », écrivez-vous à propos des travailleurs de la canne à sucre) ou dans la juxtaposition de deux propositions qui produit alors une ouverture. Chez vous ne peut-il y avoir poésie que s’il y a prose ?

J’entends par poésie ce qui arrive dans le texte sans être délibéré, ce qui a permis une opportunité, une faille où les mots précèdent toute prévision. Cela peut se produire dans les moments d’un texte qui seraient quotidiens et atones. Je cherche à réveiller l’inertie de la langue avec parfois de tous petits bricolages presque humouristiques. Ce sont des solutions à deux balles mais elles rendent la page mobile. C’est souvent sur un dernier jet que je sauve mon texte de la linéarité, parce que je peux jouer avec lui. J’ai les coudées franches pour prendre plaisir à des tas de possibles qui s’éclairent à toute allure. Je ne suis jamais autant heureux que quand je me mets à courir après mon texte et que j’ai l’impression de ne pas le rattraper. En même temps, si je vous raconte cela, c’est parce que Grant’autre le dit aussi tout le long.


Autobiographie, autofiction : ces termes recouvrent-ils une partie de votre oeuvre ou l’écriture du « je » telle que vous la pratiquez appartiendrait-elle à un autre genre ?

Je n’écris pas de l’autofiction. Je n’ai aucune imagination en ce qui me concerne. Vous voyez combien c’est rebattu, ne pas conduire et proclamer n’avoir aucune imagination... Je ne cherche pas à imaginer mais à retrouver la justesse et l’intensité. Je n’écris pas des souvenirs et je ne raconte pas ma vie, j’essaie de redonner son caractère instantané et entier à ce qui m’est apparu. Mais je sais aussi que je ne rejoindrai cet ébranlement que par un biais. Toutes mes figures sont là et je suis sur le modèle. Je désire par-dessus tout que ce soit vrai comme il y a autour de nous des paroles que l’on entend et qui sonnent ainsi. Seulement, le stade de la réalité ou du réalisme - ’ai vécu au Niger, j’ai fait le voyage en Equateur que je relate et dans ces conditions-là -, il ne m’a jamais suffi. « L’universel reportage » ne me suffit pas. J’ai besoin de changer de dimension. Je travaille avec des incitations ou des paris. Pour Le Candidat, alors que l’histoire est tragique, je me disais tout le long : essaie de glisser du merveilleux. Pour Grant’autre, je me disais : essaie de donner de l’espace.


Propos recueillis et suscités par Thierry Guichard, La Matricule des anges, mai 2015



"Je" de construction


Dans Grant’autre, il s’agit d’une véritable remise en question de la valeur de l’expérience doublée, de la mise en exergue de l’autonomie de la construction littéraire. En découle une réflexion sur le statut même de l’écrivain et de ses désirs, comme l’idée de la solitude qui lui est propre, ou sur la place du roman parmi les différents genres littéraires.Ici, le mot qui résonne tente de décrire le monde à travers sa propre reconstruction du langage, et le point de contact qu’elle y fait naître. La parole, dans ce récit comme dans ses précédents écrits, prend une dimension prépondérante, dans un discours qui fait confiance à la compréhension du lecteur et dont la trajectoire est facilitée par une certaine musicalité des phrases, malgré les digressions ou associations curieuses que l’auteur emprunte au langage de la rue ou aux langues vernaculaires. Se détachant du folklore ou du dramatisme, l’écriture se fait vivante, traitant de la réalité dans ce qu’elle a parfois de brut, à travers un personnage développant une réflexion littéraire qui contraste avec la maladresse de son comportement face aux choses pratiques, le tout relatée dans une sorte « d’humour du malentendu ». Depuis lors, alternant prises de vues et prises de notes, il arpente les villes, de manière quasi journalistique, comme si le voyage le faisait revenir aux sources du langage, dans les chemins de son apprentissage. Cet usage du contemporain et du concret, cette façon de rester en appel des visages et des corps, distingue le processus de création de Fréderic Valabrègue de la recherche d’intériorité chère à Henri Michaux, maître et guide dont il se sépare peu a peu. A ceci s’ajoute son parcours en mouvance, son goût pour I’art qui l’emmène à travailler à Beaubourg et à dépasser les frontières françaises, au Niger ou au Vietnam, où il enseigne l’histoire de l’art. Néanmoins, c’est ce caractère modeste qui nous touche le plus et nous entraîne dans une prose poétique que le réel heurte et sublime à la fois.


Laura Legeay, Le Ventilo, avril 2015

Et aussi

Frédéric Valabrègue, Prix Louis Guilloux 2011 pour Le candidat

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Frédéric Valabrègue, Grant’autre, Grant'autre - Frédéric Valabrègue mars 2015

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Frédéric Valabrègue, Grant’autre , Frédéric Valabrègue entretien avec Jean-Larie Félix Entre-les-lignes RSR