— Paul Otchakovsky-Laurens

Jours de Libération

Mathieu Lindon

« Partir ou rester, telle est la question que tout le monde se pose quand elle n’a pas déjà été résolue. La direction et les syndicats ont négocié, suite au changement d’actionnaire majoritaire, une clause de cession qui permet de quitter le journal avant le 28 novembre avec comme indemnités un mois de salaire brut par année de présence, sans limitation, ce qui doit donner aux plus anciens une excellente raison de partir d’eux-mêmes. Il y avait une prime supplémentaire de douze mille euros pour ceux qui déposaient leur demande avant fin octobre, certains l’ont saisie et le journal se vide. »
Ce fragment tiré d’une des...

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La presse

Libération est-il un journal comme les autres?


Le journaliste Mathieu Lindon raconte la vie dans son journal, Libération, au moment où il a hésité à en partir.


Partir ou rester. Les journalistes ont le choix, suite au changement d’actionnaire majoritaire, entre rester ou partir. La clause de cession permet de quitter le journal, Libération, avant le 28 novembre 2014 avec comme indemnités un mois de salaire brut par année de présence. Mathieu Lindon est au journal depuis plus de trente ans. Il hésite, partir ou rester, puis il n’hésite plus, il reste. Jours de Libération est son carnet de bord du vendredi 7 novembre 2014 au vendredi 6 février 2015. Plusieurs portes d’entrée : plongée dans le monde de l’entreprise ; prises de notes d’un écrivain singulier ; dévoilement d’un univers pour les lecteurs familiers de Libération ; déclaration d’amour à un journal. Mathieu Lindon donne les prénoms des plumes et nous complétons par nous-même. Il écrit "Béatrice" et on se dit Béatrice Vallaeys ; il écrit "Gérard" et on se dit Gérard Lefort ; il écrit "Claire" et on se dit Claire Devarrieux. Et ainsi de suite.


Ce qui reste captivant, ce n’est pas eux, c’est son regard sur eux. On retrouve son humour, son goût du paradoxe, son intelligence. Il donne toujours l’impression de tout dire en sous-entendant qu’il pourrait en dire beaucoup plus. L’auteur de Ce qu’aimer veut dire (prix Médicis, 2011) se traite comme ses autres personnages. Il se comprend sans forcément se pardonner.On se pose la question tout du long : Libération est-il un journal comme les autres? Mathieu Lindon est entré à Libération en 1984, après avoir débuté au Nouvel Observateur. Il écrit sur les livres le jeudi et sur l’actualité le samedi. Mathieu Lindon a vu son journal se transformer, jusqu’à aujourd’hui. Il commence son carnet de bord, sur le quotidien du journal, le vendredi 7 novembre 2014. Les locaux se vident, et se videront de plus en plus, suite au plan de départs. À un moment, il dit : "C’est mon époque qui s’en va." C’est la phrase la plus poignante de Jours de Libération. Partir ou rester et, quand on part, comment partir? Il y a ceux qui font un pot, ceux qui envoient un courriel collectif. Il y a "Gérard de Cinéma et de la Rédaction en chef" qui dit à ses voisins de bureau : "Bon, au revoir." C’est tout. Les adieux sans cérémonie. Mathieu Lindon raconte la vie d’un journal qui est la vie d’une entreprise. Les réunions provocant un "ennui magistral" et débouchant sur "un accablement de même ampleur", les nécrologies d’artistes et les jeux de mots dans les titres dont le journal s’est fait une spécialité, les affrontements avec les différentes directions. C’est aussi Mathilde, dont la folie est souvent l’affaire, qui a répondu publiquement à sa cheffe de service, un jour que celle-ci lui disait : "Mais, ma pauvre Mathilde, tu es folle" : "Oui et, contrairement à la connerie, ça se soigne".


Les attentats de Charlie Hebdo


Les bons souvenirs sont nombreux. Les reportages, les rencontres, les entretiens. Un mot inattendu de Samuel Beckett ou un rendez-vous à Tanger avec Paul Bowles. Mathieu Lindon est résolument à gauche, normal il est journaliste à Libération, mais il ne semble dupe de rien. Il évoque l’égoïsme habillé en générosité, le tee-shirt Paul Smith avec le slogan "L’info est un combat", l’antisémitisme rampant. "Le journal est aussi réputé pour ses coquilles et ses fautes d’orthographe. Ça ne nous empêche pas de corriger les autres, à l’occasion - à quoi bon sinon travailler dans la presse?" Il raconte Giambattista prenant ses jours de RTT pour se reposer avant de partir en vacances afin de mieux pouvoir en profiter ou un journaliste appelé en urgence répondant "j’arrive dès qu’il ne pleut plus." Une petite humanité faite de détestations et de solidarités semblable en cela à toutes les autres. Beau portrait de Béatrice Vallaeys. La tragédie fait irruption avec Philippe Lançon hospitalisé à la suite des attentats à Charlie Hebdo.


Les problèmes de copinage


Deux raisons de s’interroger sur sa place dans le monde de demain quand on est journaliste littéraire : "journaliste" et "littéraire". Quel est le pire? Mathieu Lindon observe, en écrivain, un univers en plein changement. Est-ce qu’il y aura une prime donnée à ceux qui provoquent le plus grand nombre de clics sur le Web par des positions outrancières? Est-ce qu’on pensera un journal à l’aide d’études de marché où les lecteurs sont testés? Plaire à n’importe quel prix. L’auteur d’En enfance (POL, 2009) pose sur la table les caractères, les grandes questions, les scènes avec l’air de ne pas y toucher. Les problèmes de copinage dans les médias semblent une des rares choses immuables dans un monde en mutation. "À l’époque où les petits services entre amis étaient presque une règle au Nouvel Observateur, on raconta qu’un journaliste à qui Jean Daniel avait demandé une recension de tel ouvrage avait protesté, est-ce que ça ne risquait pas de sembler du copinage? "Du copinage? aurait répondu le directeur indigné. Pas du tout, c’est un véritable ami."" On rit beaucoup, dans Jours de Libération. Mathieu Lindon décide donc de rester à Libération. "Tant que je suis si libre au journal, de quoi me libérer?" et "Je suis content dans mon trou et content d’en sortir, ce serait moins agréable si j’y étais enterré." Le jeune journaliste avait participé à un hors-série, sous la direction de Daniel Rondeau, consistant à demander à des écrivains du monde entier : "Pourquoi écrivez-vous?" Il était alors arrivé depuis peu de temps au journal. Il avait eu la joie d’ouvrir une enveloppe où il avait découvert la réponse inespérée de Samuel Beckett : "Bon qu’à ça." Il y a sans doute de ça dans sa décision de demeurer à Libération.


Mathieu Lindon se remémore les rencontres avec les monuments de la littérature, les fous rires avec Gérard Lefort. "Tout ça, je sais que ça ne se reproduira pas mais ça s’est produit." La vie dans un journal, son urgence, ses relations non hiérarchisées, ses crises d’hystérie, son énergie, prolonge dangereusement la jeunesse. C’est ça qui reste quand on reste. Mathieu Lindon livre son histoire d’amour avec un journal unique. Les bons et les mauvais jours et la peur que les bons jours appartiennent tous au passé.


Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, le dimanche 26 avril 2015



Tant que Lindon reste


Nous consacrons cette semaine un dossier de deux pages au «nouveau journalisme». Usant de procédés romanesques pour inventer un style d’enquête, cette tradition, née au XIXe siècle outre-Atlantique, affirme le compagnonnage du journalisme et de la littérature, comme le rappelle Serge July, cofondateur et ancien directeur de Libération.


Toujours salarié de ce quotidien, Mathieu Lindon exhibe aussi la solidarité du journaliste et de l’écrivain. Il le fait à sa manière, c’est-à-dire un peu malgré lui. Dans son nouveau livre, Jours de Libération, Lindon croit pouvoir dresser un mur étanche entre ces deux pratiques d’écriture (rédacteur et auteur). Cette posture est cohérente avec un précédent récit, où il disait que la littérature «l’excitait», quand le journalisme ne lui inspirait «aucun respect» (Ce qu’aimer veut dire, POL, 2011).


Bordel ontologique


Il n’empêche. Jours de Libération témoigne que son auteur est un écrivain dont la plume circule librement, du journal au livre, échappant à la police des frontières. Avec un vrai sens du symbolique et un art poignant de la notation, Lindon décrit le quotidien d’une rédaction frappée par la crise de la presse et un vaste plan social. Il dresse des portraits de ceux qui font Libé («Maxime de l’Accueil», «Claudine de la Sténo», «Gérard de Cinéma»), raconte les ascenseurs en panne, la litanie des pots de départ (traditionnels ou «karaoké»). Il n’en salue pas moins le bonheur d’être «au journal», les engueulades et les fous rires, tous les petits gestes ordinaires dont vit un collectif, bref cette «sorte de bordel ontologique» qui fait la liberté de Libé.Le livre est écrit d’une plume légèrement tordue, qui se meut entre simplicité et impudeur, prudence compulsive et courage de la désinvolture. Un style propre aux chroniques comme aux livres de Lindon, et qui atteint sans doute son équilibre parce que celui-ci, précisément, est à la fois journaliste et écrivain. Dans l’un des plus beaux passages du livre, Lindon confie d’ailleurs que, s’il devait quitter Libération à son tour, il se retrouverait soudain vulnérable, à découvert, «attaqué par l’écriture, assiégé sans recours». Mais tant qu’il y reste, et qu’il tient bon sur sa position de journaliste-écrivain, Lindon fait front. Et il se défend bien.


Jean Birnbaum, Le Monde des Livres, 14 mai 2015



Le Libé de Lindon


De novembre 2014 à février 2015, Mathieu Lindon a tenu un journal où il décrit la vie de l’entreprise qui l’emploie : Libération. Jours de Libération est un texte inouï.


Parce que les récits de journalistes racontant ce qu’ils ont vécu dans un organe de presse, c’est toujours a posteriori qu’ils les écrivent. Mathieu Lindon l’a fait « en temps réel ». Au moment où le quotidien traverse une crise historique. Une centaine de salariés vont faire jouer la clause de cession. Partir ou rester : la question est obsédante, elle peut même devenir emblématique de toute une existence. Mathieu Lindon ne l’a pas encore tranchée quand s’ouvre son livre. Tout à cette interrogation, il constate à quel point il est attaché à ce journal. Comment son travail à Libération n’est en rien conflictuel avec son écriture littéraire, bien au contraire. On peut penser ce que l’on veut du quotidien, des positions qu’il défend - ainsi que de sa nouvelle formule, en kiosque depuis lundi - Jours de Libération est hors de tout jugement de ce type. Voilà un livre d’introspection amoureuse de ce qui agite l’auteur, l’enthousiasme ou l’excite dans le métier qu’il exerce là où il l’exerce et avec des gens, pour certains, qu’il aime (mais beaucoup de ceux-là s’en vont, ce qui le désole). Mathieu Lindon n’est pas béat pour autant. Il a ses partis pris en matière journalistique et tient à un Libération qui n’est pas forcément celui que l’avenir dessine. Mais l’expression de sa sincérité ne passe par aucune amertume ou règlement de comptes. Son regard ne se départit jamais d’une élégante acuité, envers les uns et les autres, à laquelle se mêle de la tendresse quand surviennent les tragiques attentats de début janvier. Jours de Libération est à la fois un passionnant documentaire, subjectif et empathique, sur un grand quotidien en difficulté et le portrait d’un écrivain dévoilant le sens d’une passion qui le constitue au même titre que la littérature : le journalisme.


Christophe Kantcheff, Politis, juin 2015.



Les coulisses de Libé


Si on veut comprendre la presse écrite aujourd’hui, il vaut mieux lire le passionnant journal de bord de Mathieu Lindon, Jours de Libération, que le pamphlet d’Umberto Eco. Mathieu Lindon, écrivain et journaliste, est une des plumes de Libé. Il y écrit chaque jeudi une chronique littéraire et, chaque samedi, une chronique sur l’actualité, tout en menant des numéros spéciaux et aimant le stress de l’actualité.Quand une énième crise éclata à Libé, lors du changement d’actionnaires, quand ceux-ci proposèrent aux journalistes une prime de départ, il se mit à écrire le « journal du journal », de novembre 2014 à février 2015, après l’attentat de Charlie Hebdo. Pendant ces semaines, il s’est demandé s’il partirait ou resterait, ce qu’il a finalement fait, le virus de « Libé » étant encore trop fort chez lui.Il n’est pas dupe. Il voit bien que la normalisation progressive d’un journal jadis transgressif. Il se demande comment on pourra faire mieux avec cent personnes en moins, et moins de pages. Cela demanderait des idées, mais celles-ci manquent. Il évoque les réunions qui se multiplient et provoquent en lui « un ennui magistral, et les réunions de « brainstorming » où chacun ne cherche peut-être qu’à) marquer son territoire ou satisfaire un ego et qui seront sans doute, comme d’habitude, suivies de peu d’effet. »Il porte un regard un peu désabusé mais toujours chaleureux sur les autres et sur lui-même, regrettant la place d’idées neuves, on ne parle à « Libé » que de contraintes bureaucratiques. Il craint que surgissent un jour des chefs qui estiment le pouvoir supérieur aux idées, à l’intelligence, au talent. Il n’a pas la réponse aux défis actuels mais il se souvient des bons moment, quand il rencontra les grands écrivains ou quand Beckett lui répondit à la question « Pourquoi écrivez-vous ? », les simples mots « bon qu’à ça. ». C’est aussi ce que pense Mathieu Lindon pour lui-même. S’il restera c’est d’abord, dit-il, qu’aussi longtemps que ses conditions de travail ne sont pas trop dégradées, ce serait idiot de quitter le navire. Mais c’est aussi par un attachement profond pour le journalisme et pour la grande famille que forme une rédaction.


Il faut le lire raconter au quotidien l’émotion quand Philippe Lançon fut blessé à Charlie Hebdo, ou quand des collègues depuis vingt ans partent sans dire adieu. D’autres offrent des pots de départ mémorables, dignes du grand « Libé », pense-t-il, quand la journaliste des affaires judiciaires invite ensemble, pour une party au journal, policiers et malfrats, ex-détenus et juges. Pas d’acrimonie dans le propos de Mathieu Lindon, pas de prêchi-prêcha. Mais une plongée amoureuse, par petites touches, vraies, dans les grandes questions de la presse et de son avenir peu clair.


Guy Duplat, La libre Belgique, Lundi 1er juin 2015.