— Paul Otchakovsky-Laurens

Martin

Bertrand Schefer

Bertrand Schefer, qui est aussi cinéaste, a longtemps travaillé sur le scénario d’un film dans lequel il voulait raconter l’histoire d’un cher ami d’enfance qui s’était peu à peu coupé du monde et vivait en marge de la société, errant sans domicile fixe et sans travail. Son destin hantait Bertrand Schefer et sa figure grandissait en lui avec les années, absorbant ses forces. Il vivait avec ce qui était devenu comme un double obscur, une part d’ombre qui le dévorait de remord et de culpabilité. Grâce au cinéma il espérait en finir avec ce fantôme et se libérer du passé. Le film n’a pas pu se faire, mais de cet échec...

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La presse

«Martin», une vie à double fond



Dans un texte court et dense, Bertrand Schefer évoque le destin brisé d’un ami d’enfance dont le souvenir le hante.



Tous les récits pourraient s’appeler Mon Combat, comme l’autobiographie torrentielle du Norvégien Karl Ove Knausgaard, dont le troisième tome, Jeune Homme, paraît chez Denoël le 14 janvier. Mais les combats personnels et vitaux, dans la littérature française, quand ils sont livrés par un écrivain comme Bertrand Schefer, engagent le maximum d’émotions dans le minimum de pages. Le temps passe à toute vitesse, d’ailleurs il est déjà passé. Dans Martin, à la fin d’une première partie grosse comme le poing, le narrateur compte sur ses doigts les décennies «qui défilent».

Hôpital psychiatrique. Ils étaient deux amis, Martin et lui. A partir de «1975 ou 1976», la première année d’école maternelle, jusqu’au bac, ils sont dans la même classe. Comme l’un, Martin, est fils unique, tandis que l’autre a un frère plus grand, et comme ils habitent dans la même rue, l’un au 8, l’autre au 10, ce n’est rien de dire qu’ils vivent ensemble. Ils ne se quittent pas. Un mot, quand même, sur cette rue : il s’agit de la rue de Buci, en plein Quartier latin. Dans ces années-là, ce n’est pas le luxe garanti, puisque la famille de Martin vit dans une seule pièce - Serge et Marianne, les parents, génération Mai-68, et lui, leur fils. Mais l’adresse est en soi pétrie de romanesque et de références. Au 10, l’adresse du narrateur, il y a une chambre de bonne en plus de l’appartement. C’est une chambre que Théodore de Banville - qui habitait là avant de déménager rue de l’Eperon, toute proche - a passée à Arthur Rimbaud. Le narrateur y a vécu, puis, à son tour, il a laissé la place à Martin. Il n’est pas Banville, mais il appartient, via le cinéma - deux films, au cœur du livre, ont pour sujet le destin de Martin - au monde artistique. Martin n’est pas Rimbaud, mais lui aussi va disparaître, et sans doute a-t-il été génial, comme parfois les adolescents. «Il n’écrit pas. Sa vie n’est pas une œuvre, seulement un long, un interminable désœuvrement inconscient.» A ce moment-là, nous savons que Martin est psychiquement très atteint, qu’il n’a trouvé sa place nulle part, ni chez sa mère quand elle devient veuve, ni dans un hôpital psychiatrique parce qu’il ne veut pas être enfermé. Martin est devenu SDF.

Ajoutons ceci : «Martin est l’arrière-petit-fils d’un grand écrivain français. La ressemblance entre eux, sur les photos, est frappante. Même regard, même front, même bouche. C’est une figure tutélaire qui plane autour de lui.» Bertrand Schefer ne l’explicite pas, mais cet environnement appartient au livre. Une partie de l’étonnante profondeur de champ du texte - très court, maîtrisé et pourtant mystérieusement inquiétant - vient de cet héritage indirect, de cet air qui ne se respire qu’à Paris.

Mouvements contraires. Martin raconte l’histoire d’un fantôme. Pas pour s’intéresser à lui, car la psychologie n’a pas de prise, mais pour s’en défaire. Le narrateur s’accroche à Martin absent, avec ce que la métaphore implique : en découdre, mais aussi rester prisonnier de qui vous tire en arrière. Il a peur d’être l’autre, tout en choisissant pourtant de le représenter, voire de le remplacer à l’enterrement de son père. Au début, ils forment un «nous» actif. De «nous jouons» à «nous abusons», la jeunesse a lieu, s’achève. Ils se ressemblent. Puis leurs mouvements sont contraires. Le narrateur veut se fixer, Martin dérive. Martin est arrêté dans une immobilité mortifère, le narrateur parvient à s’arracher à l’échec, à la hantise du double, à progresser. Il réussit. Martin est une réussite.



Claire Devarrieux, Libération, Mecredi 6 janvier 2016




« Une histoire qui ne parvient pas à s’écrire » : cette formule du narrateur de Martin résume parfaitement l’intrigue du nouveau roman de l’écrivain, traducteur et cinéaste Bertrand Schefer. Au mitan de son existence, un homme se penche sur ses années de jeunesse et sur la figure de son ami d’enfance, Martin, ce presque jumeau qui le suivit toute sa scolarité et auquel ses professeurs et ses camarades l’associaient invariablement.
Des premières prises de drogue à l’émergence des idéaux artistiques et idéologiques, les deux garçons ne se quittent pas, jusqu’aux années de fac, où Martin se marginalise et prend ses distances (une scène de tir dans la forêt revêt alors une portée symbolique, premier point de bifurcation au propre comme au figuré : sous le choc de la déflagration, les deux adolescents s’enfuient dans des sens opposés).
Dès lors, la figure de son ami perdu hante le narrateur, qui envisage un temps de lui consacrer un film. « Hanter » est bien le terme adéquat tant Martin, recroisé à de rares occasions, semble n’être plus que l’ombre de lui-même : quand il n’est pas interné en hôpital psychiatrique, il erre dans les rues. Mais plus le narrateur cherche à saisir l’objet de son obsession, plus celui-ci lui échappe.



Imperméable à l’existence


Jamais loin et toujours fuyant, en perpétuel mouvement mais figé dans une jeunesse révolue, il semble que Martin soit imperméable à l’existence. Or comment raconter quelqu’un sur qui la vie n’imprime aucune trace ? C’est là que réside toute la puissance de ce récit porté par une langue fluide et épurée, d’une grande limpidité.
Le texte de Bertrand Schefer ne met pas seulement en scène un subtil jeu de miroirs entre le narrateur et son double : Martin est notre revers à tous, cette part obscure de nous-mêmes que nous essayons de dissimuler et que la littérature nous contraint à regarder en face. Le projet du film, tout entier construit autour de ce motif insaisissable et entêtant, échoue de commission en commission.
Avant d’être le récit d’une troublante amitié, Martin est en effet une magnifique variation sur le thème de l’empêchement : empêchement de la mémoire d’abord, chez le narrateur, qui peine souvent à rassembler ses souvenirs ; empêchement de la parole, qui sans cesse se dérobe. Incapacité à saisir l’autre par les mots, mais aussi incapacité à se formuler soi-même (la parole de Martin est toujours hésitante, presque inaudible – et lorsque sa voix émerge enfin et que le narrateur tente de la fixer en l’enregistrant sur son téléphone, c’est pour perdre finalement l’enregistrement).
Incapacité à créer, enfin, puisque Martin est encore une passionnante réflexion sur les pouvoirs et les limites de la fiction – de cinéma et de littérature, mais aussi celle que l’on se fait de notre propre vie et de celle des autres.
« Martin » est en une magnifique variation sur le thème de l’empêchement
Ainsi le narrateur croit-il entendre Martin le sommer d’«?arrêter de se raconter des histoires?». Pourtant, si, dans un premier temps, c’est la force d’attraction qu’exerce le personnage de Martin sur le narrateur qui retient notre attention, à y regarder de plus près il semble que les jeux de pouvoir s’inversent? : tant et si bien qu’on finirait presque par se demander si ce n’est pas le narrateur et son désir de fiction qui auront fini par perdre définitivement Martin.
La fiction exige bien des sacrifices. Le plus souvent, on pense à ceux de l’auteur, plus rarement à ceux des hommes et des femmes qui ont croisé sa route et qu’il s’est attaché à transformer en personnages, à faire entrer en littérature, quel qu’en soit le prix.



Avril Ventura, Le Monde des livres, 4 février 2016



Copain-Clopant



"Martin" est un récit qu’on offre les yeux fermés, alors même qu’on le lit les yeux bien ouverts, et d’une traite, en dépit de l’émotion qui submerge. Ensuite, on le relit. Le récit tient, ou nous tient. Il est toujours aussi réussi. Dense et intense, sobre sans sécheresse, d’une simplicité lumineuse alors même que les sensations en jeu sont complexes.
Pourquoi ? parce qu’on connaît tous, sans doute, un Martin. Quelqu’un dont la trajectoire brisée nous hante.
"Martin" est l’histoire d’un échec. Un enfant grandit, le meilleur ami de l’auteur, son double. De leurs 3 ans jusqu’au bac, ils sont dans la même classe et habitent dans la même rue. Ils n’ont ni frère ni soeur, ils se retrouvent l’un dans l’autre. Martin est un adolescent brillant, les deux amis en jettent et intimident. Puis, sans raison explicable, Martin se délite et délite tous les liens. Le hasard permet, parfois, de retrouver Martin, mendiant, déjà SDF, quand il n’est pas à l’hôpital psychiatrique.
Année après année, martin relie la petite bande par son absence.
Disparu, il devient sujet de conversation, avant d’être le point aveugle d’un documentaire. Pendant plusieurs années, Bertrand Schefer tente, lui aussi, de concevoir un scénario sur Martin, qui est rejeté par diverses commissions et, de plus en plus factice, à chaque réécriture.
Ce faisant, dans le désastre de ce film qui n’aboutit pas, il s’abîme, se précarise, autre manière dangereuse de rejoindre Martin. Au-dessus de l’appartement de la mère de Bertrand Schefer, une chambre de bonne où Rimbaud logea, avant d’en être explusé pour tapage nocturne, comme martin le fut quand il y habita. Martin n’est pas Rimbaud, mais le mystère de sa vie est le même: celui de tous les adolescents qui se fracassent à l’orée de l’âge adulte.



Anne Diaktine, Elle, 12/02/16





Bertrand Schefer signe un récit bref et d’une sobriété poignante sur un ami d’enfance qui s’est peu à peu mis en marge de la société.


C’est l’histoire d’une amitié et de son échec, non programmé mais comme destinal. Martin est un enfant éveillé, intelligent, aimable. L’auteur de ce bref récit est son ami. Nous sommes à Paris, dans le Quartier latin, au milieu des années 1970. Le souvenir de Mai 68 est encore vivace, porté par les jeunes parents, qui le conservent, le perpétuent à leur manière.
L’adolescence arrive vite, transition vers l’âge adulte, avec ses choix, ses directions, son nécessaire ancrage dans la vie matérielle, ordinaire. Le siècle en est alors à sa dernière décennie. Autour de Martin, il y a un cercle d’amis… Mais Martin est justement de moins en moins au centre. Insensiblement, il se déporte vers la marge, s’absente.
Il devient clair qu’il est comme happé par un désir de fuite perpétuelle. Et bientôt, il sera impossible à rejoindre, à rattraper. « Alors un silence s’est installé, en moi avec lui, et un couvercle a été scellé sur son fantôme, tout a été nié en bloc de la vie d’avant… » C’est ce lourd silence que raconte Bertrand Schefer, avec une sobriété poignante.
« Je m’accroche à lui. » Tout ce qu’il peut faire pour aider Martin, il l’a fait, ou voudrait le faire, comme ce film… En vain. L’égarement, la folie sont plus forts. La psychiatrie est impuissante. Le regard porté par l’auteur sur son ami d’enfance est intense, lucide, désolé, mais sans pathos?: cela trahirait la noblesse – une noblesse de catastrophe – de Martin.
Des interrogations naissent, qui restent sans réponse. Celle-ci, très simple, tragique: « Je ne comprends pas pourquoi il a peur du dehors, lui qui vit dehors. » Et à la fin, ce constat que Bertrand Schefer a la bouleversante honnêteté de faire « Sa vie n’est pas une œuvre, seulement un long, un interminable désœuvrement inconscient. »



Patrick Kéchichian, La Croix, le 19 mai 2016,







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