— Paul Otchakovsky-Laurens

Neko Café

Elsa Boyer

Neko Café est le prolongement d’une mission Stendhal d’un mois au Japon, entre Tokyo et Kyoto, qui aura permis à Elsa Boyer de se confronter à une architecture, des lieux, un imaginaire loin des inspirations américaines de ses premiers livres. Ce roman essaie donc de restituer quelque chose du Japon qui ne soit ni exotique ni prisonnier de l’image de mégalopole que renvoie souvent Tokyo. Il lui fallait donc trouver un lieu précis pour commencer et surtout pour éviter de n’aborder le Japon que sous l’angle de la catastrophe, trop général. Ce lieu est repris dans le titre, Neko Café, ces cafés où chats, serveuses et serveurs accueillent les clients, qui payent...

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La presse

Elle a à peine trente ans, un imaginaire surréaliste, et deux romans derrière elle. Le dernier, Neko Café, nous transporte au Japon, dans un monde de chats et de solitude. Rencontre avec Elsa Boyer.


Le salon est baigné de la lumière de ce jour d’été indien, qui se reflète dans la grande glace au-dessus de la cheminée et sur le bois clair du parquet. Un grand écran TV aux lignes épurées, un iPad au gris minimaliste posé sur la table à côté de moi, une chaise et un parc de nourrisson dans un coin, une cafetière métallisée fumante entre nous. Tout respire une normalité élégante, et ce n’est pas la silhouette d’Elsa Boyer, svelte dans son fin pull gris souris qui détonne. Est-ce bien elle, la jeune romancière d’à peine trente ans, enseignante dans une discipline ésotériquement baptisée « archéologie des médias » aux Arts Déco, une thèse de philo au compteur, qui a accouché d’un quintette de romans chez P.O.L où fantômes, imaginaire postapocalyptique et visions troublantes s’ébattent allègrement ? Est-ce bien elle qui dans le tout fraîchement paru Neko Café, raconte un Japon littéralement hanté, où la réalité semble se liquéfier, se dissoudre à chacune de ses phrases ? Je repense, en l’écoutant, à Holly Low et à ces écrans de surveillance où défilaient des scènes de chasse aux vieillards, à Mister où un entraîneur de foot-chamane est au coeur d’une danse grotesque des corps, ou encore à Beast, fable politique sur laquelle règne une voiture animale, animée, qui donne son titre au livre. Il y a quelque chose de faussé, une discordance entre notre conversation - son cadre rassurant, son ton amène - et ses livres que j’ai dévorés avec le sentiment, exaltant, de découvrir, faute d’une meilleure formule, « un nouveau regard ». Rien de plus logique, cependant. Elsa Boyer est de ces écrivains dont la matière est tout aussi verbale que sensorielle. Sa glaise, ce qu’elle sculpte, tord, pressure, c’est la perception. Notre vision de lecteur, les visions qui jaillissent de ses livres, à flots continus - tout est systématiquement trouble Délibérément détraqué.


Le foot dans Mister, le jeu vidéo dans Neko Café. Ce sont des activités traditionnellement perçues comme masculines...Comment y êtes-vous venue ?
C’est un but de la Coupe du monde, en 2010, d’un Allemand contre le Ghana, qui a déclenché l’envie de regarder des matchs en entier. Et il a fallu que j’en fasse quelque chose, ça prenait trop de temps sur l’écriture. Plus largement, ce qui rn intéressait, c’était la façon dont les corps étaient construits par l’image télévisée, par la publicité aussi. Qu’est-ce que ça veut dire, ces corps qui ont sur eux autant d’argent ?


«JE TROUVE DES
CHOSES INTÉRESSANTES
DANS L’ÉQUIPE »


C’est complètement fascinant. C’est vrai, c’est un univers plutôt masculin. II est vrai que dans mes récits, il v a très peu de personnages féminins, sauf dans Neko Café, où il y en a enfin un qui arrive. Le jeu vidéo, en revanche, il y a beaucoup de filles qui le pratiquent, et j’y joue depuis toujours, il tient aussi une place dans ma thèse, il était normal que ça intervienne dans ma fiction.


Vous avez soutenu votre thèse de philosophie en 2010 : y a-t-il des passerelles avec votre travail de romancière ?
J’ai commencé à écrire de la fiction pendant ma thèse. En philosophie, en particulier chez Husserl, je m’étais intéressée aux hypothèses de pensée, aux moments où les philosophes fictionnent leurs problèmes. Ce qui m’intéresse dans la fiction, c’est de décrire les perceptions, de les déformer. Et en philosophie, j’ai travaillé sur l’étude de la perception en phénoménologie, sur ses rapports avec la technique. Ca se recoupe donc.


Neko Café est hanté par les fantômes. En vous lisant, je songeais aux films de Kiyoshi Kurosawa...
C’est vrai, il était là, et pas seulement pour les fantômes en eux-mêmes, mais aussi pour la description de la ville. J’étais frappée dans Real par la manière dont il filme ces incroyables immeubles tokyoïtes, avec leurs couloirs sur la façade.


En parlant de cinéma, Beast, ou l’on suit une berline présidentielle, fait penser à l’adaptation de Cosmopolis par Cronenberg...
Cosmopolis était très impressionnant, avec cette voiture qui devient un boyau, un tombeau. Et le choix des cadres aussi, au fur et à mesure du film, qui donnent le sentiment que le corps de Packer est de plus en plus absorbé par le cuir des sièges de la voiture II y a une façon d’animer la voiture qui m’a beaucoup marquée.


Dans Neko Cafe, hommes et machines se confondent, comme si l’identité des personnages était prise de tremblements...
La psychologie ne m’intéresse pas du tout. J’essaie d’explorer ce que peut être un personnage en dehors d’elle. Et en faisant trembler corporellement les personnages, en les confrontant à des machines, en leur faisant perdre leurs contours, je décris la façon dont les affects, les sentiments, les traversent.


Vous avez traduit Le Fol Marbre de Dennis Cooper et Règlement d’Heather Lewis. C’est la force trash, transgressive de ces livres qui vous a poussée à les traduire ?
Ce n’est pas cet aspect-là qui m’a frappée dans Le Fol Marbre, mais plutôt la manière dont il déforme l’espace et le temps. C’est un feuilleté de récits dont on ne sait absolument pas à qui il se rattache. C’est un peu l’Année dernière à Marienbad chez les pédophiles cannibales ! Quant à Heather Lewis, il y avait quelque chose qui est très loin de moi, une violence incroyable entre les personnages, une façon faire de choses atroces un travail d’écriture.


La violence est aussi présente chez vous : l’extermination des vieillards dans Holly Louis, ce que subissent les corps des joueurs dans Mister...
Contrairement à Heather Lewis, je n’en fais pas des personnages atroces au point qu’ils deviennent désagréables. Et j’ai l’impression que ma violence est diffuse.


Autre forme de violence, dans Mister, celle de l’argent. Vous semblez vous intéresser aux mécanismes du capitalisme et à ses flux. Vous avez par exemple traduit Commonwealth de Toni Negri et Michael Hardt...
J’ai trouvé des choses, je ne dirais pas plus intéressantes, mais plus frappantes, dans L’Equipe, lorsqu’ils font des enquêtes sur les transferts des joueurs et leurs montants ! J’avais aussi lu le livre d’Alexandre Laumonier sur les algorithmes du trading haute fréquence qui gère des millions et des milliards en quelques nanosecondes. Dans Mistersurtout, on retrouve ça. Avec une vraie matérialité l’argent est dans les corps des joueurs, dans les murs, dans l’air climatisé. Bref, il a une forme, qui anticipe peut-être sur les fantômes de Neko Cafe.



Propos receuillis par Damien Aubel, Transfuge, novembre 2016



Retrouvez un article d’Alice Monard consacré à Neko Café, sur le blog Lire le Japon.


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