— Paul Otchakovsky-Laurens

Yeux Noirs

Frédéric Boyer

Un petit garçon a dû faire une rencontre si troublante qu’il doit, devenu adulte, en raconter l’oubli.
C’est ainsi l’histoire d’un souvenir perdu qu’il va tenter de raconter, avec tout ce qui, imprévisible, remonte avec. Il n’y a de revenants qu’eux, les souvenirs. Le narrateur fait l’expérience de cette possession imaginaire des souvenirs. Nous pensons qu’ils nous appartiennent, qu’ils sont nôtres, tandis que ce sont eux qui nous possèdent. Le récit devient une opération de délivrance, d’aveu au sens que donnait à ce mot saint Augustin (confessio). Et d’autant plus qu’il ne parle que d’une chose : l’amour. Sa...

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Traductions

Italie: Clichy Edizioni | Mexique : Sexto Piso

La presse

LE VERT PARADIS DES AMOURS ENFANTINES


Parce qu’il a donné rendez-vous, en lui, à l’enfant qu’il a été, le narrateur se bat en duel avec ses souvenirs, ces «prisonniers repentis ». Mais le passé est un « aspirateur à matière » - un trou noir -, et la mémoire un « château des erreurs ». Comment, dès lors, renouer avec une sensation perdue ?

A Nice, dans le jardin d’enfants des soeurs du Saint-Esprit, il frappait trois coups à la porte du dortoir, puis deux. Un code secret qui lui donnait accès à « l’une des chambres les plus secrètes de [s]a mémoire » : deux yeux noirs magnifiques l’attendaient, et de grandes jupes évasées qui frôlaient l’enfant de cinq ans. De la nudité, des caresses de cette jeune fille vite dissoute dans les limbes, le narrateur garde une sensation très nette. Mais, avec le temps, voilà qu’il ne sait plus s’il a rêvé, fantasmé ou vécu cet amour clandestin : « Aujourd’hui, est-ce la mémoire ou la vérité même qui m’empêche d’atteindre ce qui s’est passé entre Yeux Noirs et moi ? »
C’est à travers les êtres rencontres par la suite qu’il va désincarcérer ses souvenirs : Lac, double rêvé, frère de la nuit ; Yvonna, étudiante chinoise dont les grands yeux noirs font enfin exister des années après « un sentiment demeure orphelin ». Autant de souvenirs futurs indispensables pour dépasser sans oublier « ce souvenir perdu». On croyait impossible d’écrire sur l’enfance sans tomber dans la nostalgie simplette et l’écriture guimauve.
On avait oublié le génie de Frédéric Boyer.


Juliette EINHORN, Marianne, 19 août 2016



L’AMOUR PROMESSE



Yeux Noirs ou I’archéologue du désir amoureux Frédéric Boyer, écrivain et traducteur, livre le récit somptueux d’un désir sexuel né de la rencontre d’une femme à l’âge de six ans.

La naissance du désir. Le lieu précis, l’instant du premier basculement. Le kidnapping d’un être par une silhouette, un corps, une voix. Des centaines de milliers de pages ont essayé de le baliser, peu y sont parvenus. Frédéric Boyer se lance à son tour dans cette quête, à partir d’une seule phrase énoncée à la première page de Yeux Noirs : « Tu vas me manquer quand tu seras plus grand ». Une phrase d’amour qui est présage. Ou fatalité. Elle lui a été adressée alors qu’il n’avait pas six ans par une femme dont on ne connaîtra jamais le nom, seulement les « yeux noirs » qu’il poursuivra toute sa vie, sur d’autres visages, dans d’autres chambres. Silhouette adulte se penchant sur un enfant, Yeux Noirs apparaît dans un jardin d’enfants niçois tenu par des soeurs, jeune femme brune et ravissante qui élit ce petit garçon parmi les autres pour le laisser jouer dans ses jupes, caresser ses cuisses, observer ses seins. Femme souffrant de solitude, d’un instinct maternelle détourné vers la tendresse sexuelle ? Peu importe. De cette ambivalence érotique l’enfant et la femme font leur jeu préféré dès qu’ils sont seuls. Jusqu’à la rupture. Elle s’avère brutale, sans adieux, incomprise par l’enfant. La place est vide dans l’imaginaire du garçon, elle le demeurera peu de temps. Le désir se laissera guider par cette frustration : Boyer, au lycée, se laisse dompter par les yeux noirs d’une professeure. II poursuit, jeune homme, d’autres yeux noirs dans une maison à Ibiza, où il finira dans le lit d’un homme.
Plus tard, il reconnaîtra les yeux noirs sur le visage d’une stewardesse de ferry, Diane, il se livrera à elle pieds et poings liés, au sens littéral puisqu’elle jouira de l’attacher dans sa cabine, ou ailleurs. Chaque scène sexuelle rejoue l’extase première, le bref arrachement du plaisir, et la fuite, l’extase rompue. « Le sentiment de venir sans cesse mourir sur la même rive, la même plage nue où nous cherchons quelqu’un que nous serions incapables de décrire si cela nous était demandé. »
Boyer descend de chapitre en chapitre, et nous à sa suite, dans les arcanes de son désir amoureux. Désarmé de tout appareil théorique, il décrit ses mouvements de désir avec la retenue élégiaque d’un Lévi-Strauss retranscrivant des mœurs archaïques. Cette vie sexuelle qui nous est en partie racontée s’avère essentiellement marquée par l’absence, la plénitude frôlée et perdue, la frustration jouissive. II ne livre donc pas une autobiographie sexuelle modelée par la psychanalyse ; ce lecteur de Saint Augustin et du Kâmasûtra - il a traduit les deux- cherche à faire saillir dans le désir sa nécessaire fuite. Lorsqu’il évoque le Christ, il revient à cette promesse d’amour intenable, celle d’un homme qui vous aimerait sans cesse, comme la femme qui se penchait sur lui enfant. Pourquoi doit-on promettre ce que l’on est incapable de donner ? «Jamais quiconque ne vit que pour aimer. Mais tous voudraient ne croire en rien d’autre. » L’enfant devenu adulte n’a pas recroisé Yeux Noirs, il n’a même pas élucidé le secret de cette femme. Puissance de ce livre de ne résoudre, ni d’encombrer de causes, l’informulable première fois.


Oriane JEANCOURT GALIGNANI, Transfuge, septembre 2016.




Itinéraire vers la consolation



La beauté et le sujet l’enfance et la mémoire du nouveau livre de Frédéric Boyer montrent la cohérence d’une oeuvre romanesque et poétique débutée en 1991.



Yeux noirs de Frédéric Boyer

Au commencement, c’est une toute petite chose, un souvenir enfoui qui se dérobe.
Deux yeux noirs bienveillants, tantôt tristes, tantôt rieurs, posés sur un enfant, et une voix douce qui lui répète : « Tu vas me manquer quand tu seras plus grand. » Tout petit, il a été aimé par une jeune femme. Comment ? Il ne le sait pas, ou plus. Il n’a jamais revu cette belle Méditerranéenne aux yeux en amande. L’homme adulte qui raconte son histoire cherche un accès vers cette mémoire perdue. Son regard, ses mots chemineront vers elle, s’ouvrant à une vérité inattendue et libératrice. La route sera jalonnée d’autres souvenirs, de personnages et de scènes, d’amours fondatrices dont le narrateur a dû apprivoiser les enseignements et les errements, qu’ils fussent intellectuels, sensuels ou érotiques. Il y a la douce Jay, l’effrayante Mademoiselle Goethe, la pieuse Tante Jeannette, la rassurante Vivianne, la déroutante Diane... Et il y a Lac, le confident secret, frère imaginaire évadé des romans de chevalerie, comme un héroïque Lancelot longtemps choyé par la fée Viviane dans le monde préservé du Lac. De Cannes à Toulouse, des Alpes à Paris ou Rhodes, ce vibrant récit se construit autour de la rencontre successive de ces figures allégoriques que le narrateur - enfant, jeune homme et adulte à la fois - effleure de sa mélancolie, de sa timidité, de son espoir de bonheur. « II faut se faire une raison, accepte-t-il. On ne meurt jamais dans le manteau bleu de sa mère, celui qu’elle portait quand nous faisions nos premiers pas dans un petit jardin public, près de la Promenade des Anglais. Mais on perd sa vie à vouloir retrouver ce manteau. »
L’enfance, « insaisissable sujet », est le coeur battant de cette épopée intime. Elle ne prend pas cette fois la forme d’un récit de vie dans le quotidien et l’histoire d’une famille, ainsi que Frédéric Boyer l’avait par exemple pratique avec Comme des anges (1994) dévoilant ce qu’est être un enfant, et ce qu’est être un fils. Un livre dédié « à la mémoire trouée de tous les miens », pour lequel il revendiquait le genre du roman, « c’est-à-dire une tentative de consolation ».
Le magnifique Yeux noirs est bien aussi en ce sens un roman. Un texte réparateur où le temps réel, reconstruit par l’écriture, reste indéfiniment à découvrir, et à inventer. La recherche viscérale et ancienne du souvenir d’une jeune femme devenant celle de l’enfance tout entière. Comme il confiait hier ses peines à Lac, le narrateur s’en remet à la littérature. « La littérature n’est ni un ornement ni un alibi », écrivait Frédéric Boyer en 2001 en introduction de la traduction de la Bible Bayard (La Bible des écrivains) qu’il a initiée et dirigée. « C’est une forme d’action sur la production de textes comme elle l’est sur les personnes. C’est une force de contradiction, de déplacement et de jeu ».
Sans tourner le dos à la vie même, Frédéric Boyer convoque à nouveau ici écriture et poésie comme issue, réconfort et plaisir, en forme de célébration ardente. Une voie assumée avec l’alacrité stylistique qu’on lui connaît. C’est à cette possibilité qu’il donne le mot de la fin, ses vers de conclusion suggérant l’infini de la quête. Et une approbation apaisée?: « Une phrase, égale une vie, égale une phrase, égale une vie, égale une phrase, égale une vie. » Depuis 1991, Frédéric Boyer mène une entreprise littéraire multiple : romanesque, réflexive et poétique d’une part, et d’autre part de traductions ou de réinventions de grands textes antiques et classiques (Saint Augustin, Shakespeare, le Kâmasûtra, les mythes de Phèdre et d’Orphée). Deux voies en apparence distinctes dont Yeux noirs vient montrer la cohérence. Le projet est en réalité identique : appeler, réactiver le passé pour frayer un chemin vers le futur, qu’il soit personnel ou collectif.
La vie est-elle, demandait l’écrivain dans Hammurabi Hammurabi (2009), « cette chose sans histoire qui laisse très peu de traces devant nous » ? Cet étonnant « devant nous » (préféré à un « derrière nous ») montrait combien pour l’auteur la mémoire doit devenir un événement du présent, prenant corps dans la langue et dans l’écriture.
Cette démarche personnelle et littéraire, malgré le constat puissant de sa solitude, s’accompagne d’évidence de la prise en compte d’autrui - aîné, pair, étranger, inconnu, ami, amante, parent ou frère dans une communauté de vie et de pensée, par-delà les frontières et les époques. Dans un texte tendu paru l’an dernier (1), Frédéric Boyer invitait déjà à cette ouverture, pointant son impérieuse nécessité, telle qu’elle s’esquisse depuis la création du monde : « C’est ce qui demande le plus de courage : ne pas rester entre soi [mais] permettre toujours que quelque chose arrive, qu’un événement se produise encore, que l’inattendu soit toujours possible, que l’autre puisse apparaître. »


Sabine Audrerie, La Croix, 8septembre 2016.


(1) Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? (P.O.L, lire La Croix du 18 juin et du 17 septembre 2015).

Et aussi

Vendredi 13 novembre 2015, mémorial par Frédéric Boyer

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Frédéric Boyer dans La Croix

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Vidéolecture


Frédéric Boyer, Yeux Noirs, Frédéric Boyer lit quelques pages de Yeux Noirs

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