— Paul Otchakovsky-Laurens

Double Nationalité

Prix de Flore 2016

Nina Yargekov


Vous vous réveillez dans un aéroport.

Vous ne savez pas qui vous êtes ni où vous allez.
Vous avez dans votre sac deux passeports et une lingette rince-doigts.

Vous portez un diadème scintillant et vous êtes maquillée comme une voiture volée.

Vous connaissez par coeur toutes les chansons d’Enrico Macias.

Vous êtes une fille rationnelle.

Que faites-vous ?

À partir de cette amnésie s’agit-il de s’inventer une vie ? de la reconstituer ? Et s’il s’agissait de deux vies, en fait ? Car c’est, comme son titre l’indique, cela le sujet de ce nouveau roman de Nina Yargekov : comment se débrouiller de...

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Traductions

Mexique (DM) : Elefanta | Serbie : Arhipelag

La presse

La partition endiablée de Nina Yargekov



C’est l’histoire d’une fille qui part en exploration dans sa cervelle. Activité assez normale, dira-t-on, de bon aloi - économie de psy. Sauf que la fille est du genre agent double. Et qui dit agent dit action, ou comment se fatiguer soi-même, surtout si l’on agit deux fois plus. Et puis aussi elle est amnésique. Et en plus, c’est vous ! « Vous constatez que vous êtes très grande, environ 75 % de la hauteur sous plafond, que vous avez un diadème scintillant sur la tête et que vous portez un maquillage charbonneux noir pailleté bleu. » Bingo, pense-t-on, c’est un jeu vidéo du genre où l’on se réveille dans un aéroport (elle se réveille dans un aéroport) sans savoir qui l’on est, avant que plein d’objets et de gens rencontrés ne permettent de deviner notre identité, on appelle ça un jeu de point & click en vision subjective, sauf que là, « vous » ne rencontrez personne - à part vous.
Une rapide fouille permet à l’héroïne qui est vous (ou qui se parle toute seule, ce qui n’est pas incompatible) de se découvrir deux passeports : l’un français, et l’autre yazige, de Yazigie, petit pays bien connu de l’ex-Est, dont le nom ressemble totalement à celui de l’école de langues brésilienne Yazigi, autant dire qu’elle a, que vous avez, la double nationalité assimil et française. Avec un peu d’effort, vous retrouvez votre appartement, votre travail (traductrice-interprète) mais pas vos amis, et vous vous procurez donc un basilic (la plante), plus une petite taupe en peluche. Et c’est là que le miracle se produit : « Tombée sur la tête dans votre propre tête », vous êtes pris(e) d’un fou rire de 600 pages et quelques, au rythme de la mitrailleuse à coquecigrues du personnage. Le troisième roman de Nina Yargekov, née en 1980, est malaisé à raconter sans défloration, car le rire y naît souvent de la surprise : la dérision carabine le politique à coups de tours et retournements des volutes mentales déployées, et l’auto-inspection du personnage vire volontiers au procès stalinien pour rire.


Votre amour pour Enrico Macias


En effet, ce qui « vous » obsède, c’est de connaître votre « identité » : la France vient de déclarer l’interdiction de la double nationalité, il va falloir choisir, au beau mitan du « renouveau fasciste en Europe ». Mais vous avez l’air de passer votre temps entre Paris et Iassag (capitale de la Yazigie), disant du mal de la France quand vous êtes en Yazigie et vice versa. Votre amour immémorial pour Enrico Macias ne vous aide guère à vous faire une opinion, ni votre appétit soudain pour Dalida. Pratiquant l’expérimentation logique, l’héroïne se met à étudier l’histoire de France, apprend les mots « privilégiée » (elle) et « réfugiée » (elle encore), découvre la guerre d’Algérie et ses tortures. Voilà un bon test, se dit-elle : « C’est bien ce que vous pensiez. (...) Vous n’êtes pas concernée. Pas concernée de l’intérieur. Une vraie Française éprouverait de l’embarras. De la gêne. Elle aurait un noeud dans le ventre. (...) Une vraie Française penserait (...), si je m’enorgueillis des Lumières je dois également assumer la guerre d’Algérie. » Mais non, rien, CQFD, vous ne devez pas être français(e) (rires enregistrés).
Double nationalité est évidemment un roman ethnocomique à la façon des Lettres persanes dont vous ne sortirez pas indemne - mais quand même un peu plus que la France et la Yazigie où, dans la seconde partie du récit, l’héroïne dont vous êtes le « je » croit pouvoir trouver la paix. L’amnésie est ici classiquement une métaphore du déni historique (colonisation, racisme, entre autres) et d’ailleurs vous avez écrit « Queer is beautiful » au rouge à lèvres dans un coin de votre miroir de salle de bains. Heureusement, George Steiner et Max Weber sont là pour vous aider, sans parler de Paul Ricoeur : « Sans le secours de la narration, le problème de l’identité est (...) voué à une antinomie sans solution » (Temps et récit III, Seuil, 1985). En presque 700 pages, Nina Yargekov résout ce problème, voire le dissout, et tous les autres avec.


Extrait de Double nationalité


« Face au retournement qui se profile vous freinez des quatre fers, vous en avez assez de changer sans cesse d’avis sur vous-même, à chaque fois il faut vous réagencer, vous réacclimater, c’est éreintant à la fin, vous n’aviez pas encore cicatrisé de la blessure de ne pas être une immigrée que vous vous transformiez en traductrice psychopathe avant de devenir une délinquante sans crime et maintenant vous êtes de nouveau yazige mais pas immigrée sauf que vous n’êtes plus si certaine, et en attendant, vous n’avez ni le temps de vous réconcilier avec vos pieds ni celui de vous chercher un mari. Cependant c’est comme les noeuds sur les ficelles, plus on tire dessus et plus on les resserre, et déjà vous êtes partie, et déjà vous redevenez Française. » (Double nationalité, page 187)


Eric Loret, Le Monde des livres, 06 octobre 2016



Je est une autre



Nina Yargekov ébouriffe la rentrée littéraire avec un roman dense et dingue, loufoque et profond sur l’identité. 684 pages de bonheur!


Nina Yargekov a le sens de la scène. D’entrée, elle catapulte son héroïne et son lecteur - «Double Nationalité» est écrit à la deuxième personne du pluriel, à la façon livre dont vous êtes le héros - dans un aéroport parisien avec une valise, un sac à main, un diadème sur la tête et zéro mémoire. Pour se sortir de cette galère et de ce terminal, cette amnésique n’a d’autre choix que de vider son sac ; elle y trouve deux passeports, deux téléphones, deux porte-monnaie, deux cartes bancaires, deux trousseaux de clés et une seule lingette rince-doigts. Pourtant à en croire son allure découverte dans le miroir des toilettes - histoire de savoir la tête qu’elle a - cette inconnue à elle-même - diadème donc et oeil très charbonneux - n’a pas l’air d’être une femme à lingettes. « Appartenir au clan mesquin et calculateur des gens qui mettent des lingettes rince-doigts dans leur sac avant de partir en voyage », très peu pour elle. Elle se verrait plutôt prostituée débarquant d’un pays de l’Est pour chercher fortune. Ou espionne.
Nina Yargekov non plus, ce n’est pas son genre, les lingettes. Sa plume conjugue une énergie et une fantaisie peu communes, tant dans le propos que dans la forme romanesque. Et elle nous plonge dans la tête de son héroïne, au fin fond de son cerveau, à suivre la moindre de ses réflexions (et Dieu sait que ses neurones sont rapides), à explorer toutes les pistes, les fausses, les vraies, les fantasmées, les facétieuses, pour découvrir qui elle est.
Des souvenirs, ce mystérieux personnage en a plus que si elle avait 1000 ans ; elle sait ce qu’est une procédure de recouvrement de créances, se rappelle de Britney Spears sans cheveux, est capable de chanter tout le répertoire d’Enrico Macias. C’est sur sa propre biographie qu’elle sèche, d’où une vaste «autoperquisition ». Elle découvre, affligée, qu’elle a des pieds très vilains, «deux cyclopes difformes avec d’énormes pouces qui vous fixent comme pour vous pétrifier », mais, ô déconfiture, pas de mari. Sur ses deux passeports elle apprend qu’elle s’appelle Rkvaa Nnoyeig, qu’elle est née à Lyon de parents yaziges. La Yazigie est« un minuscule Etat enclave entre la Pologne et l’Ukraine avec beaucoup de pommes de terre et aucun littoral ». Tout est double chez Rkvaa, sa nationalité, sa culture, sa langue - elle est traductrice interprète -, son caractère qui la fait verser tantôt dans l’euphorie, tantôt dans un profond désespoir aux parois lisses ». Son ordinateur lui révèle aussi qu’elle vivait deux existences parallèles dans deux pays. En France, elle faisait croire qu’elle vivait en France, en Yazigie, qu’elle vivait en Yazigie. L’interprète n’est certes pas espionne, mais se révèle une redoutable actrice. A partir d’une seule vie, elle s’était inventé plusieurs personnalités. Laquelle est la vraie ? Ne connaissant aucun témoin de son imposture, Rkvaa est larguée, telle Alice, « au pays des merveilles », dégringolant dans un univers, ou tout est étrange et familier.
« Double Nationalité » conte l’enquête d’une femme à la recherche de son identité qui pour cela, imagine tous les moyens possibles. Elle se soumet notamment à des «stimuli nationaux», afin de savoir si elle est de sensibilité française ou yazige. Que ressent-elle devant la victoire des Bleus en 1998 ? Ou à la vue de danses folkloriques du pays de ses parents ? L’exploration est riche en découvertes et en rebondissements dans ce roman d’aventures à un personnage. Enfin, Rkvaa n’est pas vraiment seule, elle est entourée de deux compagnons, un pot de basilic et une petite taupe en peluche, mais surdouée.
Sous son air primesautier (quasiment chaque phrase cache une trouvaille), ce roman recèle les questionnements : Comment peut-on être français, ce « privilège drape dans une cape invisible » ? Peut-on avoir plusieurs cultures ? Que signifie être bilingue ? Au moment où notre héroïne se réconcilie avec ses deux « je », en savourant la joie d’être plurielle, patatras, une nouvelle loi interdit la double nationalité en France. C’en est trop, elle se fait la belle et commence un autre récit, ou les pays changent de noms. Dans ces mille et une histoires, Nina Yargekov, 36 ans, hongroise de Paris, traductrice interprète auprès des tribunaux, a dû mettre pas mal d’elle-même. Mais ce qui captive, c’est sa façon d’ausculter les mots, son sens inouï de la narration allié avec une liberté de ton rare - la facétie permet bien des férocités. De quelle langue inconnue ce roman est-il traduit, se demande-t-on parfois ? C’est délicieux et audacieux. Et comme dirait Enrico Macias, « lai lai lai lai ».


Olivia de Lamberterie, Elle, 30 septembre 2016



L’espionne qui venait du froid


Dans Double nationalité, Nina Yargekov ausculte les soubresauts identitaires des enfants d’émigrés. Enfin un livre qui traite de l’émigration de l’intérieur, sans pathos et avec humour. Rencontre avec un écrivain qui ne va pas tarder à compter.


Tout ce qu’on sait de Nina Yargekov, c’est qu’elle aime la tarte au citron meringuée et voulait être espionne - vocation qu’elle a laissée tomber, vu la crise que traverse ce métier depuis la chute du bloc soviétique, explique-t-elle sur le site de son éditeur. Finalement, elle est devenue écrivain, une planque comme une autre pour espionner le réel, et plus pernicieusement, s’espionner soi-même. Eternelle agent double dans ses romans en forme d’enquêtes identitaires. Dans Tuer Catherine (2009), la narratrice devait se débarrasser de "Catherine", une entité qui avait pris possession d’elle, pour se retrouver enfin ; dans Vous serez mes témoins (2011 ), une fille en deuil finissait jugée par un tribunal imaginaire pour imposture émotionnelle.
Nina Yargekov dévoile aujourd’hui l’origine de cette dualité dans un ambitieux nouveau roman, Double nationalité, qui risque bien de l’imposer enfin comme un écrivain qui compte. "La charge autobiographique est bien sûr forte dans ce livre. C’est lors d’un voyage en train en Transylvanie que, voyant mes deux passeports, français et hongrois, posés devant moi, je me suis dit qu’il me faudrait écrire un livre qui questionne plus qu ’il n’apporte de réponses. Je voulais écrire sur comment on se débrouille de certaines situations quand on a une double culture : est-il possible d’être une seule personne quand on a deux histoires, deux langues ? Et puis, derrière ça, il y avait l’idée qu’il y a plein de choses que les Français d’origine ne soupçonnent pas chez le Français d’origine étrangère. C’est quelque chose qui me pousse à ressentir une grande familiarité avec d’autres enfants d’émigrés. Comme si on se reconnaissait."
Rkvaa, la narratrice, se retrouve un matin dans un aéroport parisien, seule, outrageusement maquillée, avec un diadème sur la tête, deux passeports dans son sac, et amnésique. La seule chose dont elle se souvienne, c’est qu’elle aime Enrico Macias. Ce sera le point de départ d’une enquête rocambolesque sur elle-même, où toutes les hypothèses, comme autant de versions d’elle-même, vont être évoquées, examinées, voire vécues.
"L’amnésie, ça veut dire qu’elle s’est coupée de son histoire personnelle. L’idée généralement attendue des enfants d’émigrés, c’est qu’ils doivent oublier tout de leurs origines, pour s’intégrer. Et inversement, s’ils veulent retourner dans leur pays d’origine, ils devront tout oublier de leur pays d’adoption. La vraie question pour mon héroïne, c’est qui est-elle vraiment ? C’est un livre sur l’identité."
Qui est-on quand on n’appartient pas totalement à un pays ou à un autre, quand on a deux histoires. Doit-on choisir l’une contre l’autre pour vivre heureux, au risque de tuer une part de soi? Mais alors, que choisir, dans le cas de la narratrice par exemple : être Française, ou Yazige ? Rester ici, ou retourner en Yazigie (une invention de Yargekov qui serait la Hongrie vue de France)? Ce qu’il y a de remarquable avec Double nationalité, c’est que c’est peut-être la première fois qu’un roman prend en charge la question du ressenti de l’émigré et de son trouble identitaire - pas seulement social ou religieux -, sans pathos, misérabilisme ou amertume, et pas par le prisme du regard des autres mais de l’intérieur. Sous couvert d’humour absurde, un ton dans lequel Yargekov excelle, Double nationalité n’évite aucune question grave.
Comme celle d’une tentation d’extrémisme nationaliste, français ou yazige, que Rvkaa va éviter parce qu’elle trouve les premiers absurdes à gémir sur le déclin français alors que la France reste un pays fort, et les seconds, mal habillés. "C’était plus drôle de la faire condamner les nationalistes parce qu’elle les trouve ringards. Je n’allais pas écrire un roman juste pour dire ’le racisme, c’est mal’. C’est une évidence." Le moins que l’on puisse dire, c’est que les évidences, les clichés et autres facilités ne survivent pas sous la plume caustique de Yargekov. Et si la dualité que lui offre sa double nationalité, sa double culture et le fait d’être bilingue irrigue sa façon d’écrire, c’est justement dans cette impossibilité d’adhérer à toute doxa, même à un supposé dispositif romanesque classique, avec croyance obligée dans un personnage, une histoire. Dans Double nationalité, l’humour devient la plus sûre des armes pour tout décaler, tout remettre en question.
C’est au bar d’un hôtel près de la gare Saint-Lazare (elle vit dans les Yvelines mais gardera secret le nom de la ville) qu’on rencontre cette longue fille tout en noir, timide mais qui n’en rate pas une, polie à l’extrême comme pour donner le change, pesant chaque mot pour ne pas se trahir. La petite Nina naît le 21 juillet 1980. Ses parents, hongrois, ont fui le régime communiste un an plus tôt pour s’installer dans le Val-de-Marne (là encore, le lieu demeurera secret) avec le statut de réfugiés politiques. Elle grandit dans une bulle 100% hongroise (on parle hongrois à la maison, on lit des livres hongrois, on lui offre des jouets hongrois, etc.) mais va à l’école publique où elle parle le français.
"Avoir la mémoire des deux, c’est toujours le plus difficile. Et puis quand on se croît 100% française, il y a toujours un moment où on vous renvoie à votre statut d’étrangère, ne serait-ce qu’en vous signifiant que votre nom est compliqué. On a alors plusieurs choix : être les deux, ou se replier sur l’identité d’origine car on se sent blessé. Qu’est-ce qu’être un enfant d’émigré né en France ? C’était ma question première. On a toujours la tentation de confondre son histoire avec celle de ses parents, cette nostalgie d’un pays où l’on n’a pas vécu, c’est ce que tout émigré peut ressentir. Je suis toujours dans une sorte de mélange des deux identités. Une langue est toujours là pour me rappeler l’imperfection de l’autre.
Il y a toujours une frustration qui vous renvoie au fait que vous ne maîtrisez jamais votre langue, quelle qu’elle soit. Il n’y a pas de confort absolu."

C’est en suivant une formation de sociologue, puis en se spécialisant dans le judiciaire, que Nina Yargekov découvre les textes de Paul Ricoeur, qui seront comme un déclic pour elle : "A travers ce qu’il dit sur la mise en récit de sa vie : le récit, c’est une opération de mise en ordre. La réalité, en gros, c’est un vaste bordel. Et vous pouvez même au cours de votre vie changer son agencement plusieurs fois. Quand j’ai suivi des procès, j’ai bien remarqué que tout tient dans la version des faits que chaque partie va donner. "
Double nationalité a aussi l’allure d’un conte philosophique du XVIIIe siècle, un genre que l’écrivain a beaucoup lu, mais également, vu le contexte et l’actualité, de roman politique. "Quand j’ai eu l’idée du texte, le climat était plus calme, puis il y a eu cette idée d’un ministère de l’Identité nationale sous Sarkozy. Il y aurait donc en France une communauté de gens qui ont une origine bizarre et qui sont suspectes de squatter la France, d’en être des parasites. Je me sentais personnellement interpellée. J’avais l’impression d’appartenir à ce groupe de gens qui sont originaires de pays inférieurs à la France. Je voyais un vécu commun avec eux et je voulais parler de ça, car je me sentais blessée par ces mesures. Très récemment, pendant ce débat autour de la déchéance de nationalité, quelqu’un a proposé que les binationaux rendent spontanément leur autre nationalité pour prouver combien ils aiment la France. Ça impliquait que c’était une faute d’avoir une autre nationalité, c’était comme de me demander d’aller à la police me dénoncer. Mon livre englobe forcément ces questions de philosophie politique : comment on définit un être humain, comment on le traite, c’est quoi une communauté. C’est ce que je voulais interroger, c’était la nature d’un nous, mais sans être donneuse de leçons, sans tomber dans la grande fresque sociologique. Ça, c’était ma hantise." Qu’elle se rassure, Double nationalité pencherait plutôt du côté de la comédie, mais d’une comédie profonde : un hybride, comme son auteur, qui prouve qu’on peut-être tout à la fois.


Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 21/27 septembre 2016



Feuilleton « Sur l’océan des mots » : Double nationalité de Nina Yargekov


On sort trempé de cette lecture, immense comme la mer. On doit s’ébrouer pour laisser retomber à ses pieds les mots, les images, les formules inattendues dans lesquelles on aura baigné durant des heures. Car ce prétendu « roman », en vérité essai digressif à la première personne, divagation libre sur les courants de l’époque, plonge le lecteur d’abord dans
la perplexité (« où m’emmène-t-on ? ») puis dans la sympathie (amusante, pleine de fantaisie drolatique, cette fable contemporaine) enfin dans la douceur d’une poésie répétitive qui roule toute seule comme une grosse pierre lancée sur un pré pentu va vers le fond de la vallée sans que personne puisse la retenir.
Le lecteur exaspéré par ce style fluvial peut très bien abandonner en cours de route, mais le lecteur disposant d’un peu de temps, et d’ouverture d’esprit, aura à coeur de laisser sa chance à l’auteur de ce phénoménal bouquin. Phénoménal par son poids, par son absence de sujet (il traite de tout) et par l’évanescence du personnage principal qui a elle-même oublié qui elle était avant que l’on n’ouvre la chronique de ses mésaventures.
Ce n’est pas le énième livre consacré à une amnésie, ni les épanchements romantico-mielleux d’une femme solitaire se cherchant une identité propre dans un monde qui les brutalise (les femmes et les identités...). Non, c’est une auto-saga d’une quête du bon langage correspondant le mieux à la place d’un être assez normal sur la palette des
possibilités conjuguées de la nationalité et de la linguistique. Nous naissons tous, ici ou là, dotés d’une langue dite « maternelle » mais dans certains cas, elle n’est que la langue de la mère et sans rapport avec celle du pays où l’on est tombé. Il s’ensuit des jeux de correspondances et d’oppositions entre nationalité, citoyenneté et identité qui sont au coeur de bien des tourments subis actuellement par notre civilisation européenne.
Nina Yargekov décrit parfaitement, à sa manière heurtée, autobiographique, méditative et chahutée les indécisions du jour sur la définition des identités nationales. Son héroïne, dont on quitte peu à peu la biographie précise, est une traductrice interprète d’une langue inventée, le yasige, et d’une autre, découverte naguère par ses grands-parents immigrés, le français. Avec des fantasmes d’encyclopédiste et des humeurs de gamine, elle retrouve le goût de traduire et de stocker dans les parties de son cerveau affectées à cette tâche des mots par milliers, des tournures, des concepts qui nous ravissent autant qu’ils lui sont foncièrement inutiles.
Le récit de ses journées et rencontres, mi en français mi en yasige, qui s’avère peu à peu être la langue hongroise, nous donne des variations sur l’océan des significations et des questions de l’heure. La sottise du nationalisme prétentieux est utilisée à fond comme argument discursif et bouc émissaire. La prétendue supériorité de la langue française et de notre civilisation sur les autres, celles qui ne sont bordées par aucune mer, est dénoncée à chaque page. Le « migrant » se distingue opportunément du « réfugié » car les mots ont un sens dans toute langue.
Amateurs de mots, goûteurs de gratuite rhétorique, poètes de passage, ne laissez pas passer cet ouvrage profus, impressionnant, bourré d’un tel brio qu’on en pardonne les longueurs. Voici un livre qui prouve une fois de plus que la lecture peut être, comme l’écriture : automatique. Il y suffit du consentement du lecteur à se laisser porter de phrase en phrase, non par l’intensité d’un récit ou par la quête d’informations avérées mais par la joie de la fantaisie, les ombres du fantastique et la liesse inventive des langues quand elles sortent de leurs ornières de vocabulaire. Ce gros livre est un grand livre. Souriant et plus profond qu’il n’y paraît. Comme un océan, on vous dit.


Bruno Frappat, La Croix, 22 septembre 2016



Dans quel état j’erre?


Une amnésique de grande taille se réveille à l’aéroport de Paris. Elle trouve deux passeports dans son sac à main : un français, un yazige (la Yazigie est un petit pays fictif situé entre la Pologne et l’Ukraine.) Double nationalité a le même début que Very Bad Trip. D’où suis-je ? Qui viens-je ? Dans quel état j’erre ? On naît quelque part mais, dixit Sartre: «l’important n’est pas ce qu ’on fait de nous mais ce que nous faisons nous mêmes de ce qu’on fait de nous » (Saint Genêt, comédien et martyr, 1952). A la soirée où elle a reçu la semaine dernière le prix de Flore, Nina Yargekov a déclaré : « La littérature sert à compliquer les choses. » Je dois confesser que j’ai volé dans mon discours une trouvaille d’Arnaud Viviant : « Ce roman est celui de la non-identité heureuse.» Les politiciens, de gauche comme de droite, ont tendance à simplifier ce problème. Parce qu’elle est complexe, la question de l’identité fournit un excellent sujet de roman. On pourrait presque dire que tous les plus grands livres parlent de ce sujet depuis l’Antiquité : « Connais-toi toi-même.» Le monologue intérieur de la narratrice est rédigé à la deuxième personne du pluriel parce que vous ne savez plus qui vous êtes et que vous devez enquêter. Qui êtes-vous vraiment ? Vous portez un diadème sur la tête. Vous êtes très drôle. Vous vous réfugiez aux toilettes parce qu’ « il y a quelque chose d’intrinsèquement hospitalier dans les toilettes ». Vous êtes contente d’avoir des seins ni trop gros ni trop petits. Mais vous détestez vos grands pieds. Vous allez déconner pendant près de 700 pages. Qui êtes-vous, bordel ? Une prostituée ? Une mule ? Page 256, vous établissez un tableau comparatif de la France et de la Yazigie. Double nationalité parvient à nous faire rire sur le sujet le plus sinistre du moment : peut-on choisir son pays comme sur un menu de restaurant ? On entre dans la (prise de) tête de cette paumée intelligente qui essaie de redécouvrir qui elle est. Ce livre est un mélange de Proust et Kafka, en y ajoutant l’humour léger d’une femme d’aujourd’hui: «dans vos veines coule le sang d’un peuple privé de thalassothérapie». C’est l’aventure d’une mutante qui fouille dans ses souvenirs envolés. Un écrivain est toujours une sorte d’apatride, de métèque, étranger à lui-même comme à la société qui l’entoure. Je vous prie de m’excuser : Nina Yargekov me pousse à écrire ici des phrases qui risquent de me fâcher avec Eric Zemmour autant qu’avec mon frère aîné.


Frédéric Beigbeder, Figaro Magazine, 18/19 novembre 2016




Carte d’identités


L’autoperquisition de l’héroïne amnésique de Nina Yargekov


C’est fou ce qu’un romancier doué - en l’occurrence une romancière - peut accomplir avec une absence de souvenirs. Pas d’enfance, pas de complexe, une tête plutôt qu’une âme, beaucoup de coeur mais pas de sentimentalisme, des possibilités d’allégement et de présence au monde illimitées. Double Nationalité, troisième roman de Nina Yargekov: une fête de l’esprit, un très sérieux championnat mondial de gymnastique mentale, bien que seuls deux pays, comme le titre l’indique, soient engagés. Vous riez souvent quand vous repensez à certaines pages - et vous usez de cette deuxième personne du pluriel car le livre est tout entier écrit de la sorte, comme la Modification de Michel Butor, en beaucoup plus drôle, naturellement. L’histoire est la suivante : une fille amnésique se retrouve à l’aéroport, à Paris, munie d’une valise et de deux passeports, l’un français, l’autre yazige (ne cherchez pas dans le dictionnaire, vous aurez l’explication sous peu). Qui est-elle ? «Vous commencez par le passeport yazige. Vous écarquillez les yeux. Si vous n’étiez pas déjà au courant, c’est qu’être installée dans votre propre cerveau constitue un avantage indéniable pour suivre au plus près l’actualité de vos pensées, vous en déduiriez que vous êtes frappée d’étonnement.» Elle s’appelle Rkvaa Nnoyeig, anagramme du nom de l’auteur, et se vouvoie, mais ce «vous» est un procédé d’identification qui concerne aussi le lecteur, «non non ne froncez pas les sourcils sans quoi vous allez encore vous mettre à digresser, cela dit si vous pouvez juste vous permettre une modeste observation», disons que ces circonvolutions concernent l’héroïne tout en vous absorbant. Yazige, disiez-vous. L’héroïne n’est pas née en Yazigie, mais en France. Est-elle de retour à Paris, ou s’agit-il d’un séjour professionnel motivé par son métier avéré, traductrice-interprète? L’enquête, rapide et efficace au début, permet d’établir qu’elle habite Paris, a un logement de taille réduite boulevard Voltaire, pas de mari, des connaissances étendues dans bien des domaines : c’est une intellectuelle. Son ordinateur est elle. Et elle a des principes : elle est végétarienne, contre la colonisation, la torture, et le mensonge. Le mensonge n’est pas pris en compte dans le code pénal qu’elle a dans ses rayonnages, mais elle craint fort de mentir, notamment à sa grand-mère yazige, dont elle vient de découvrir l’existence. Qui est-elle, aux yeux de la vieille dame? Une inconnue? Une sans intérêt? Une Française née de parents yaziges? Une Yazige exilée ou, du moins, née à l’étranger? N’est-elle pas en train, finalement, de lui faire croire qu’elle vit dans le même pays qu’elle ? Les parents de Rkvaa sont morts en lui laissant des boîtes d’archives familiales assez bien tenues, même si elles prêtent à quelques confusions au cours de l’autoperquisition menée par leur fille. Ce sont eux, les exilés. Ils passaient du temps chaque année dans leur pays natal, une fois acquise la nationalité française. Au passage, on apprend que «personne ne s’installe en Yazigie. Sauf les Yaziges de l’étranger. Qui reviennent. Qui rentrent. Au point qu’il est syntaxiquement impossible d’immigrer en Yazigie. En yazige, Yazigie se dit à-la-maison. Or on ne peut pas entrer à la maison : soit j’entre dans une maison, soit je rentre à la maison. La vérité démographique est dans la langue, la Yazigie est un territoire qu’on ne peut pénétrer que sur le mode du retour, sauf si l’on est un char soviétique mais alors c’est très différent ». Les parents de la narratrice sont trop jeunes pour avoir vécu l’insurrection de 1956 - ils étaient encore enfants -, mais assez vieux pour léguer des images de tank à la lisière de la mémoire, «être hongrois n’est-ce pas précisément recevoir les plaies du passé en héritage» ? Ce serait trop simple.
Plouc. Voilà, la mèche est vendue. La Yazigie, petit pays riche en grands hommes inventifs où on boit de l’alcool d’abricot - indices disséminés dans la première partie du roman -, n’est autre que la Hongrie. Rkvaa Nnoyeig prend bientôt l’avion en sens inverse, afin de se rendre à lassag, à savoir Budapest, où vit sa famille, ce qui crée une curieuse configuration pour l’héroïne qui ne sait toujours pas quelle est réellement sa nationalité : «Une diaspora, mais seule.» En Hongrie, la France, l’autre pays, se nomme Lutringie, capitale Eclute (anagramme de Lutèce). Par exemple, les pêches sont meilleures à Budapest qu’à Eclute. «Vous le dites au vendeur, cela lui fera plaisir, et en effet cela lui fait plaisir, et ensuite il vous interroge sur là-bas, les cathédrales et les châteaux est-ce aussi beau qu’on le dit, et sinon est-il vrai que de Noirs et d’Arabes les rues sont envahies ?» Le leitmotiv, en Hongrie, est territorial. On y est obsédé par le traité Trianon de 1920 qui a raboté le pays. Et on va se heurter au Mur «en construction au niveau de la frontière
serbe
». Puis rencontrer des hommes, des femmes, des enfants, dans des activités parfaitement normales, sauf que «ces scènes se déroulent à même le sol, dans la partie souterraine de la gare d’une capitale européenne».
L’enquête de Rkvaa sur elle-même creuse donc avant tout la notion de nationalité. Hongroise, elle est englobée dans un «Nous» puissant qui n’a pas cours en France. Les Français n’ont pas à se définir, puisqu’ils se confondent avec «l’humanité tout entière». C’est comme les hommes et les femmes. «Quand on est une femme on sait qu’on l’est. On s’en rend compte tout le temps. Eh bien plouc géopolitique c’est pareil.» Les Yaziges «sont les banlieusards de l’Europe. Burundais et Centrafricains sont les banlieusards du monde». La France pays de l’égalité ? Double Nationalité rappelle que ce n’est pas le cas. «Vous pensiez être française et yazige. Les deux à la fois. Quelle petite comique. Comme si vous pouviez être une vraie Française.»
Médailles. En Hongrie, Rkvaa semble plus à son aise, ne serait-ce que dans son grand appartement. Et pourtant. Avec son passeport européen, elle est une privilégiée désorientée. Fille d’immigrés en France, la hiérarchie internationale était plus facile à décrypter. Dans un restaurant libanais parisien, Rkvaa se découvre en bonne
place dans la compétition des migrants. RÉFUGIÉ s’écrit dans sa tête en lettres capitales. Réfugié politique est encore mieux, le mot politique est encadré, cependant que «les migrants économiques» s’écrivent en toutes petites lettres : des acrobaties typographiques qu’on ne peut reproduire ici, mais qui, dans le texte imprimé, sont
d’un effet radical. Elles aboutissent à une distribution de médailles, d’où les migrants économiques sont exclus, ils sont les bienvenus, «mais il n’y avait que trois places sur le podium, désolée». Alors, Française ou Yazige? Hongroise ou Lutringeoise ? Ni l’une ni l’autre et tout à la fois. Bilingue. Rkvaa Nnoyeig a parfois les pensées qui vagabondent, certaines font même sécession et partent pour New York, d’où elles donnent des nouvelles. Mais sa personnalité est enracinée dans les deux langues, de manière différente, que l’auteur parvient à démêler. Elle transmet comme personne les plaisirs de la traduction simultanée : «En vous il y a comme deux canaux, deux stations, vous écoutez et parlez en même temps, avec juste un léger décalage entre les deux, ça entre ça sort ça entre ça sort dans un double flux, les langues vous traversent.» Elle appelle ça «le pur bonheur de la glisse». Nina Yargekov: médaille d’or.


Claire Devarrieux, Libération, 19/20 novembre 2016




Amnésique et rationnelle



Ou Nina Yargekov nous sert une franche rasade de vérité sous couvert de burlesque.


A lui seul, le prix de Flore tient déjà du romanesque. Créé en 1994 par le trublion, romancier (qui fit merveille avec "Oona et Slinger" en 2014) et cinéaste Fréderic Beigbeder, il est animé par un cénacle fréquentant le café de Flore, haut lieu de la culture parisienne sis à Saint-Germain-des-Prés. Depuis, chaque lauréat a non seulement reçu la somme de 6100 euros, mais il lui a également été proposé de déguster dans cet établissement, chaque jour pendant un an, un Pouilly-Fumé dans un verre gravé à son nom. A la lire, ce cérémonial ne devrait pas déplaire à Nina Yargekov, la dernière lauréate en date, couronnée il y a peu pour "Double nationalité".
Burlesque et ébouriffant, "Double nationalité" se situe dans une veine rare chez les auteurs francophones, celle qui mène à se poser d’essentielles questions par la voie humoristique. Une jeune femme se réveille amnésique dans un aéroport parisien. II lui faut pourtant tenter de comprendre qui elle est et où elle habite. Problème : elle a deux passeports dans son sac, l’un français, l’autre yazige (l’on comprendra plus tard que sous cette appellation se cache la Hongrie). Celle qui ne se reconnaît pas dans le miroir doit donc se lancer dans une minutieuse enquête sur sa propre existence, selon une méthode empirico-déductive appliquée avec lucidité et sang-froid.
Au fil de ses découvertes (que l’on taira au potentiel lecteur), s’esquisse en creux le portrait de la France - pays des droits de l’homme, prompt à descendre dans la rue pour dire « non », pays de Robert Badinter et d’André Malraux ; à l’Histoire non exempte d’aveuglements, pays dévoyé par un nationalisme galopant. Culpabilité (être née française de parents étrangers), imposture (elle a une double vie), doute ( ’Tout se défend mais rien ne vous convainc") tentant non sans malice d’être parfaitement rigoureuse dans l’autoportrait qu’elle dresse d’elle-même, la narratrice, qui gagne sa vie en tant que traductrice, révèle la douloureuse réalité de ceux qui évoluent dans deux mondes et qui, au final, estiment n’appartenir à aucun. Quand un retour aux racines familiales en Hongrie la renverra à d’autres travers, d’autres extrêmes.
Et, in fine, a sa solitude.
Sur près de sept cents pages, Nina Yargekov relève ici le défi d’emmener son lecteur dans la troublante mais riche dualité d’un singulier espace mental puisque sa narratrice s’exprime en deux langues qui, par définition, n’ont pas toujours de strictes équivalences. Une nouvelle vie a commencé pour elle avec le début de son existence mémorielle. Les deux pans de sa réalité sont-elles une chance ou une double peine ? A son esprit facétieux de trancher. Ou pas.


Geneviève Simon, La libre Belgique, 12 décembre 2016





Vidéolecture


Nina Yargekov, Double Nationalité, Double Nationalité NIna Yargekov août 2016

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Son

Nina Yargekov, Double Nationalité , Nina Yargekov invitée de Sylvie Tanette RTS versus-Lire 24 nov 2016