— Paul Otchakovsky-Laurens

Mes langues ocelles

Dominique Meens

Dominique Meens s’est toujours passionné pour les oiseaux (voir, entre autres, les trois tomes chez Allia, de sa très réputée Ornithologie du promeneur). Mes Langues ocelles se situe dans le sillage de cette passion. Comme l’auteur a bien dû, et pas mal, se déplacer pour les entendre, ces oiseaux, c’est un ouvrage qui se déplace beaucoup entre l’essai, le dialogue, le poème, et qui de même déplace beaucoup. On dit si bien : la question est déplacée. Et c’est encore une fois un régal d’insolence, d’érudition et de culture, de virtuosité littéraire. Un mot de son dessin. Ce livre arrange son fil comme on faisait...

Voir tout le résumé du livre ↓

Consulter les premières pages de l'ouvrage Mes langues ocelles

Feuilleter ce livre en ligne

 

La presse

Buffon bouffon



Rencontre avec Dominique Meens, un écrivain précis et singulier, qui publie aujourd’hui « Mes langues ocelles », entre fiction, pensée et poésie.



La première fois que j’ai écrit sur Dominique Meens, c’était en 1995, pour Ornithologie du promeneur, chez Allia. Normal : c’était sa première publication. A l’époque, j’étais au cahier livre de Libé, j’arrivais dans une équipe très soudée, je me trouvais un peu désorienté. J’allais fouiller dans l’armoire métallique où l’on rangeait les livres dont personne ne voulait pour me trouver des sujets. C’est ainsi que je suis tombé sur Dominique Meens. J’avais dû être attiré par le fait qu’il s’agissait d’un livre Allia dont j’appréciais le travail autour des situationnistes. Comme son titre l’indiquait, Ornithologie du promeneur parlait essentiellement d’oiseaux. Pour le dire très, très vite, on aurait dit du Buffon bouffon. Meens, je l’ai lu autant que possible (ce qui me semble aujourd’hui une des caractéristiques de ses livres: on ne peut les lire qu’autant que possible, et sans doute à chaque lecteur son impossible né) avant d’en proposer une recension. Grave erreur. J’en ai bavé des ronds de chapeaux pour produire ce fichu article. Je ne disposais pas de l’appareil critique pour parler d’un livre profondément nouveau sous ses airs anciens, s’affranchissant des frontières entre prose et poésie, entre savant et marrant, entre signifiant et signifié, etc. S’agissant d’oiseaux, je pouvais toujours prétendre que je l’avais survolé, mais quand même.
Vingt et un ans plus tard, tandis que j’observe Dominique Meens (65 ans) arriver à notre rendez-vous à vélo, et alors qu’il a publié entre-temps une dizaine d’autres livres (encore deux volumes de l’Ornithologie du promeneur chez Allia avant de passer chez P.O.L et y entamer un nouveau cycle, celui des Aujourd’hui), je pense que je suis en train de reproduire la même erreur. Je n’ai pas croisé Dominique depuis quelques années (pour la petite histoire à la Leïla Slimani, son fils Camille fut un temps le baby-sitter du mien, Paul). Je suis heureux de le trouver en forme. Je le
félicite notamment pour son teint hâlé en ce mois d’octobre. Avec cette drôle de voix (qui a fait dire à l’une de ses amies : « Dominique, je ne peux plus te lire, je t’entends trop », ce que je peux comprendre, mais qui demeure un compliment) il m’explique le secret de son bronzage : « Je marche beaucoup sur les plages d’Oléron en ce moment. Je traque ce que l’océan écrit sur le sable pour mon prochain livre qui s’intitulera L’Île lisible ». Magnifique titre, ô combien. Il me montre alors une photo sur son portable : quelques lignes tracées dans le sable par le ressac des vagues. Mon scepticisme doit s’afficher car il ajoute tout de suite : « Je suis un peu l’éditeur de la mer. II m’arrive de l’engueuler : Dites donc, ma chère, c’est un peu brouillon ce que vous m’avez rendu là. » Editeur de la mer ! Ben tiens... N’empêche qu’on voit l’idée. C’est celle qui préside au livre qu’il fait paraître ces jours-ci chez son fidèle P.O.L, Mes langues ocelles, dont le surtitre est : « Du signifiant dans la nature ! ».
Apres m’avoir longuement vanté, à la Houellebecq, les mérites de sa nouvelle parka, très pratique selon lui pour faire de la bicyclette grâce à un double dispositif de fermeture (boutons et zip), il s’explique : « Le signifiant dans la nature, Lacan en parle dans un des derniers séminaires publics, celui qui s’intitule : D’un discours qui ne serait pas du semblant. Il explique qu’il y en a des tas, mais inégalement répartis. En fait, il ne donne qu’un seul exemple concret: le tonnerre. Sans lui, explique-t-il, Zeus n’aurait pas pu exister. La Chasse au snark de Lewis Carroll, c’est aussi la chasse au signifiant. Mais Artaud, qui l’avait traduit, prévenait : il disait que, contrairement à lui, Lewis Carroll faisait semblant ».
Je note ça, en pensant deux choses : 1° ) Meens ne fait pas semblant. 2°) Je suis à nouveau dans le pétrin. Comment faire comprendre à quelqu’un qui ne l’a jamais lu ce qui se joue là ? Comment l’expliquer dans la langue de ceux que, sans méchanceté ou presque, Meens appelle « les journalisses » ? Je réalise aussi qu’en 20 ans, je n’ai jamais rencontré un autre de ses lecteurs, quelqu’un à qui j’aurais pu dire : « Alors, tu préfères quoi ? La série des Ornithologies ou celle des Aujourd’hui ? ».
Cette dernière est sans oiseau, plus romanesque et autobiographique, centrée autour de la figure de Jil G. Wolman, artiste lettriste un temps proche de Debord, et qui fut comme une figure de père pour Meens. La série des « Aujourd’hui » (tous les titres commençant par Aujourd’hui) vient d’une des phrases célèbres de Wolman : « II est fini le temps des poètes, aujourd’hui je dors ».
Dominique Meens : « Wolman, je connaissais sa fille. J’ai saisi mon destin à bras le corps, je lui ai demandé de me présenter, il était très simple, on s’est parlé. A l’époque, je recopiais les inscriptions sur les boîtes d’allumettes et j’essayais d’en faire des poèmes. Ou bien je me promenais le long de la Seine avec un magnétophone et je parlais. » L’autre figure importante étant l’écrivain Claude Ollier. « Un jour que je lui disais que j’avais obtenu un mi-temps, il m’a répondu: un mi-temps, c’est encore trop ! Je lui montrais des textes. C’est drôle, me disait-il, à chaque fois que votre fiction se délite, vous vous mettez à parler d’oiseaux. C’est ainsi qu’est née mon Ornithologie. »
Dominique Meens n’a jamais travaillé, en tout cas pas au sens prosaïque du terme. II a seize ans et demi quand son père l’exfiltre du cocon familial et I’oblige à signer pour cinq ans dans l’armée. Une nuit, ainsi qu’il le raconte dans I’une des plus belles pages de Mes langues ocelles, lors d’une marche forcée avec la troupe, Meens entend chanter une grive. II écrit: « Je tirais immédiatement la conclusion morale de notre engagement réciproque - elle chantait - je ne ferais pas de vieux os dans ces conditions qui m’avaient permis de la croiser. Ce n’était pas une vie. Je pourrais tout aussi bien me vouloir une vie de grive. » Et c’est exactement ce qu’il a fait.
Voilà. A dire vrai, je ne suis pas beaucoup plus satisfait de cet article-là que de celui écrit il y a vingt ans pour Libé. Mais je me rassure en me disant, d’une part, que ce n’est jamais que le deuxième ; et d’autre part, au train où vont les choses, littéraires et non, que nous serons de plus en plus nombreux de naufragés reconnaissants à aborder, légèrement essoufflés, les rivages de L’Île lisible.


Arnaud Viviant, Transfuge, décembre 2016

Vidéolecture


Dominique Meens, Mes langues ocelles, Mes langues ocelles novembre 2016

voir toutes les vidéos du livre →