— Paul Otchakovsky-Laurens

Saufs riverains

Trilogie des rives II
Prix du Roman d’Écologie 2018

Emmanuelle Pagano

Saufs Riverains est la deuxième partie, après Ligne & Fils, d’une « Trilogie des rives » interrogeant la relation de l’eau et de l’homme, du naturel et du bâti, la violence des flux et celle des rives qui les contraignent. Ligne & Fils se penchait sur les rivières et les moulinages à leur bord, en empruntant deux vallées ardéchoises et en remontant sur le plateau d’où elles dévalent, pour écrire une histoire de famille en deux rivières. Dans ce deuxième volume, Emmanuelle Pagano s’est intéressée à l’ennoyage, par un lac de barrage, d’une vallée géologiquement riche et...

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La presse

Un monde enfoui


Qui n’a pas rêvé devant un lac artificiel à la vie que l’eau a noyée ? Emmanuelle Pagano se penche depuis les rives du Salagou sur l’histoire familiale et celle de toute une vallée.

Entamé il y a deux ans avec Ligne & fils, le triptyque de la trilogie des rives d’Emmanuelle Pagano ouvre son deuxième volet avec l’ambitieux Saufs riverain. Nous ne sommes plus le long de la Ligne et de ses moulinages mais plus au sud, au coeur d’une garrigue qui sera un jour noyée sous un lac artificiel, le Salagou. Terres familiales du côté paternel ou la vigne et le lait des brebis tiennent toute l’économie d’un pays. L’eau y est une denrée rare, inquiétante quand les orages la déversent avec furie sur les terrasses du Larzac, désirée quand la sécheresse menace la vie des bêtes. Ambitieux le roman l’est dès son entame : Emmanuelle Pagano remonte vers des temps si anciens que l’être humain n’y était même pas un projet de l’évolution Elle convoque volcan et magma pour décrire la formation d’une vallée ou, prétend-elle, elle viendra rêver avec sa soeur jumelle. Dans un même mouvement, la romancière mêle la mécanique des plaques à des souvenirs intimes, une impeccable documentation a une fiction très autobiographique : elle n’a en réalité pas de soeur jumelle, mais porte bien le nom d’un village aux rives du Salagou, Salasc.

Le lien intime avec le Salagou n’est pas mince : c’est au moment même où, le barrage achevé, le lac se remplit qu’Emmanuelle Pagano vient au monde. Saufs riverains tente de retrouver ce qui est enfoui sous les eaux du lac. A commencer par les deux vignes du grand-père Benjamin. Mais, le roman se monde aussi s’écrivant, détourné sans cesse, comme les eaux d’orage par le relief, par les découvertes que fait la romancière enquêtrice. Remontant le temps depuis la préhistoire, donc, jusqu’au moment où I écriture du livre s’achève, elle agrège au cours narratif d’innombrables affluents qui déposent alors leurs alluvions sur le matériau familial. Vie frugale, légendes, droit seigneurial tout concours à créer un univers enfoui dans la mémoire des hommes autant que sous les eaux du lac. Certains reliefs dominent ce sont la plupart du temps des personnages tirés de l’Histoire des lieux. On suit ainsi Dom Bedos, fabuleux facteur d’orgue natif de Celles qui laissera au XVIIIe siècle les plus impressionnants orgues de France. On découvrira, éberlués, la vie de Paul Vigné d’Octon, médecin et savant, inventeur du naturisme comme moyen thérapeutique que les paysans d’Octon verront se promener nu dans sa « maison du soleil » où il recevait ses patients. Personnage incroyable, écrivain, maire et député de sa commune à laquelle il apportera fontaines et eau courante en ce début de XXe siècle. Et puis viendront les aïeux de la romancière, la manière avec laquelle au sud comme plus au nord, ils perdront des fermes, ils auront à se séparer de leurs terres. Les plus belles pages du livre s’écrivent quand l’écriture touche à sa source initiale : la création du lac artificiel. Le roman est presque fini. Mais l’écriture chez Pagano ne demande qu’a déborder ses sujets ; la révélation que lui fait un oncle la conduit sur les rives d’un autre lac, artificiel aussi. Et les pages alors s’assombrissent.

[...]


Thierry Guichard, Le Matricule des Anges, Mars 2017.



Les géorgiques


Riche et beau roman sur une terre et le lien que l’on entretient avec elle Sauf riverains marque la deuxième étape de l’ambitieuse trilogie d’Emmanuelle Pagano sur la relation de l’homme a la nature.


Trichons un peu. Commençons par la fin, par cette brève mise en garde embusquée dans les remerciements : « les recherches effectuées pour l’écriture de ce roman [...] ont nourri une fiction, et non un ouvrage de référence. » Premier réflexe du lecteur-critique-a-qui-on-ne la-fait-pas-ma-brave-dame : flairer l’avertissement de pure forme. Le déni. Emmanuelle Pagano écrit sur une Emmanuelle qui, tiens donc, est elle-même en train d’écrire le livre qu’on a sous les yeux. Un livre qui démêle un écheveau généalogique enroulée sur plusieurs générations, parents, grands-parents, et en-deçà encore. Ou il est question d’un arrière-arrière-grand-père dont le patrimoine s’évapore a la belote (guère vraisemblable, donc probablement vrai, la réalité étant, comme chacun sait, bien plus audacieuse que la fiction). Où l’on explore les pans paternel et maternel de la famille, chacun sis à une extrémité du plateau du Larzac, qu’Emmanuelle traverse, gamine, en voiture, pour aller de l’un a l’autre. Ça sent le vécu, dirait-on sur les plateaux de télé. Sans compter que ce vécu-là, intime, se double d’une mémoire collective, vérifiable d’un clic sur Google l’édification du barrage sur le Salagou dans les années soixante, l’opposition des paysans, des hippies, à l’extension du camp militaire sur le Larzac. Tandis que passent, s’installent même dans les chapitres, des figures historiques, a la notoriété confidentielle, mais bien attestée : le génial facteur d’orgue du XVIIIe Dom Bedes de Celles, ou encore ce Paul Vigné, écrivain, édile de la petite commune d’Octon, médecin chantre du naturisme. Bref tous les signaux de la chronique d’une famille, d’un territoire dans le Languedoc, seraient actives. Et bien on se trompe. Parce que peu importe le degré de véracité factuelle de ce deuxième tome de la Trilogie des rives d’Emmanuelle Pagano ce qui compte, encore et toujours chez cette merveilleuse styliste, c’est la littérature. L’enquête familiale sur les aïeux ? Une affaire de verbe : « J’aurai toujours l’impression, en remontant vers la famille maternelle, de prendre des bains de langue, d’entrer, un peu frileusement, dans leur parler, un parler étrange et familier ». Les évocations de ce monde de paysans du Languedoc, portées par une attention quasi-anthropologique aux travaux et aux jours (la régulation des approvisionnements en eau, l’économie du lait) ? Ce sont des histoires, une dynamique de création et de diffusion de récits « Les hommes, sédentarisés, ont multiplié les villages, essaimant l’immobilité, une immobilité qui n’a jamais été aussi voyageuse, migrant, nomadisant, transhumant […]. C’est un nomadisme pastoral, mais aussi narratif. Les hommes charrient et ramassent des tas d’histoires, qu’ils sèment ensuite et propagent un peu partout. » II y a du Bergounioux, du Faulkner, du Jean Rolin dans cette façon de perfuser le paysage et les hommes à la littérature, et réciproquement Et probablement du Michelet ou du Elisée Reclus dans la conjugaison de l’enchantement lyrique et de la sourcilleuse justesse terminologique, lorsqu’il est question de l’Histoire à très grande échelle, celle de la géologie : les premières pages du livre sont, de ce point de vue, éblouissantes. Sauf riverains est un acte de foi dans la littérature : elle peut tout dire, des arcanes des formations rocheuses aux secrets de famille

Damien Aubel, Transfuge, mars 2017




Saufs Riverains


Une étrange autobiographie géologique qui prend naissance dans le big bang, et dans laquelle l’eau, la terre ou la roche de l’Aveyron ont la parole.


Jusqu’à présent, Emmanuelle Pagano avançait masquée, avec une panoplie de costumes littéraires variés, tissés serrés à partir de matériaux inhabituels. Le Tiroir a cheveux, Les Adolescents troglodytes, L’Absence d’oiseaux d’eau, Un renard à mains nues : les titres de ses livres affichaient son gout pour les assemblages hétéroclites, les chocs des contraires. A chaque roman, son écriture se faisait plus dépouillée, plus limpide, mais toujours elle se cachait dans un patchwork de microfictions étranges et palpitantes. Et voilà qu’aujourd’hui, elle se met à nu. «Le texte n’est plus cette peau étanche dont je m’entourais frileusement», confesse-t-elle à la toute fin de son nouveau roman, une autobiographie géologique, stratifiée, aride, qui va de moins un million et quatre cent mille années jusqu’à nos jours.
Puisque nous sommes la somme de ceux qui nous ont précédés, y compris la pluie, l’argile, la lave qui a sculpte le sol où nous marchons, Emmanuelle Pagano n’a pas peur de donner la parole à la terre, l’eau, la roche. Au lieu de prêter des émotions humaines à ces éléments, elle s’en tient à l’observation distanciée de leur évolution, pour qu’ils parlent d’eux-mêmes, du fond de leur opacité. Son livre est d’abord un mystérieux jeu de cartes géographiques de l’Aveyron ou elle a grandi, avec des villages, des collines, des cours d’eaux, des lacs, des vallées, dont elle laisse s’entrechoquer les noms dans une impressionnante tectonique des plaques généalogiques. Cette obsession de la précision des lieux mène le livre jusqu’à l’abstraction hypnotique, et soudain, un ancêtre crève son époque pour émettre sa propre vibration. II parle, marche, agit, exécute sa petite mission existentielle, et tisse un fil microscopique dans une toile familiale que la romancière agrandira par son oeuvre.
Chaque destin est raconté au futur, comme si c’était le big bang qui parlait, annonçant ses promesses de monde à venir, étalant sa certitude que la vie se prolongera, quoi qu’il arrive. Plus Emmanuelle Pagano se rapproche chronologiquement de ses contemporains, plus son écriture est chaleureuse et vibrante, antipsychanalytique à souhait. Elle perce la croute terrestre pour creuser en son for intérieur. C’est une forme de pudeur et de sagesse toute particulière, qui infiltre et anime ce roman énigmatique. Comme l’eau qui suinte en silence de la roche, et nourrit doucement l’environnement.



Marine Landrot, Télérama, 4 janvier 2017



"L’ennoyage"


In En attendant Nadeau, par Jeanne Bacharach, 17 janvier 2017



Emmanuelle Pagano, la récolteuse subaquatique


À partir des vignes de son grand-père noyées sous les eaux d’un barrage, Emmanuelle Pagano étire une magnifique narration familiale et cosmique.


Emmanuelle Pagano est une voix, un souffle, un ton - donc un chant qui remue la littérature. Publiée chez P.O.L. depuis son roman Le Tiroir à cheveux (2005), l’écrivaine a enchaîné avec Les Adolescents troglodytes et Les Mains gamines, emplis de pudeur pétrifiante, de cruauté concrète et d’idéal sondé. Chez Emmanuelle Pagano, les paysages surgissent tels des sentiments, les arbres se font généalogiques, le grand air ne manque pas : tout devient clair comme de l’eau de roche. Il suffit de pister les indices fragmentaires et les révélations disséminées, plutôt que d’attendre que la vérité nous tombe toute cuite dans le bec.


Deuxième volet d’une « Trilogie des rives »


Récoltant les assonances qui s’emballent parfois dès le titre du livre (Nouons-nous, 2013), la romancière guette les failles et les continuités, les dissolutions et les régénérations, les spoliations et les réappropriations, les érosions fatales et les formations inattendues. Elle documente l’insaisissable.
Saufs riverains, non seulement n’échappe pas à la règle mais la magnifie. Deuxième volet d’une « Trilogie des rives » en cours (le premier tome datant de 2015 : Ligne & Fils), ce récit assume l’auscultation autobiographique : « J’aurai peur du bruit des bêtes voisines, plus lointain et d’autant plus effrayant, des cris voilés, autant dire hantés de la chouette habituelle, des aboiements rauques des chevreuils que je n’aurai jamais le courage de reconnaître et que je prendrai pour des chiens rendus marrons aux forêts riveraines. »


Narration aux allures de mythe sédimenté


Emmanuelle Pagano a vu le jour en 1969, l’année où étaient fermées les vannes du barrage du Salagou (Hérault), qui devait « ennoyer » les vignes de son grand-père. De cette poche des eaux naît une narration aux allures de mythe sédimenté affouillant les structures telluriques : « La vallée, elle, était esthétiquement et géologiquement préparée à recevoir le lac. Lovée dans son écrin millénaire de roches rouges et noires, on aurait dit qu’elle n’attendait que lui. »
À l’autre bout de la chaîne, la lutte annonciatrice de temps nouveaux des paysans du Larzac : « Ils ajoutaient aux floraisons le meilleur d’eux-mêmes. » Et pendant ce temps-là : « Sous la surface, les vignes de mon grand-père continuent de vivre, les ceps gainés d’éponges lacustres aux couleurs dégradées du vert au jaune orangé. Accrochées aux sarments vidés de leurs fruits, elles se regroupent comme les raisins, et offrent un refuge aux perches. »


Immense poème en prose qui ne dit pas son nom


Tout se noie et se « dénoie » dans Saufs riverains, comme tout se nouait et se dénouait dans Nouons-nous. Ce balancement fait lien dans l’oeuvre d’Emmanuelle Pagano, où les routes deviennent des veines, les lacs des organes, un plateau cristallin la cage thoracique et les deux territoires familiaux les deux lobes du cerveau.
Née en même temps qu’une retenue d’eau, la romancière maîtrise les émotions et le tempo de chacune de ses phrases, bâties avec la vie des autres même quand il s’agit de la sienne. Il faut se plonger dans cet immense poème en prose qui ne dit pas son nom. Son auteure écrit en modeste sourcière croulant sous les témoignages oraux, les archives, les souvenirs et les cartes topographiques où grouillent des courbes de niveau hypnotiques. Tout en laissant échapper sa recette démiurgique : « Regarder, c’est déjà transformer. »



Antoine Perraud, La Croix, 26 janvier 2017




Emmanuelle Pagano et ceux de la même eau


Avec « Sauf riverains », récit sensible, l’écrivaine revient sur les lieux de son enfance et renfloue son passé familial.



Avec le lac, le paysage s’est rempli. Envahi d’une eau bleue, calme, à peine dérangée par le vent de surface qui s’en va clapoter, doucement, aux graviers et aux sables des berges. S’éponger dans la ruffe, cette roche d’argile et d’oxyde de fer, dure et tout autant friable, qui fait ici la terre rouge carmin. Entre les Cévennes et les Causses, la montagne Noire et les garrigues languedociennes, la retenue d’eau du Salagou, dans l’Hérault, s’étend sur plus de 700 hectares que la construction du barrage a inondés. Par endroits émergent encore des cimes d’arbres isolés. Les collines sont devenues des îlots, des presqu’îles. Qui sait encore ce qu’il y avait avant...
Ce grand lac est la mer intérieure du nouveau livre d’Emmanuelle Pagano. "Sauf riverains" forme le deuxième volume de sa « Trilogie des rives », commencée en 2015 avec Ligne & Fils (P.O.L), une exploration sensible du cours du temps et des cours d’eau qui lui fait rassembler les souvenirs, les récits, pour les mêler, les fondre dans le flot des rivières et des ¬fleuves, et dans les profondeurs des étendues douces et ¬salées. Il y a longtemps d’ailleurs qu’elle brasse toutes ces histoires d’eaux. Dans Les Adolescents troglodytes (P.O.L, 2007), elle évoquait une ferme engloutie. Un lac artificiel. Un autre lac aussi, volcanique. Et dans son recueil de nouvelles, Un renard à mains nues (P.O.L, 2012), elle parlait encore du lac, des lacs. De son lac et de son enfance.
Sous les algues les hameaux sacrifiés, les cultures noyées.
Emmanuelle Pagano est de la même année que la mise en eau de la retenue du Salagou. A la fin de l’été 1969, sa famille faisait là-bas les dernières vendanges des vignes de son grand-père Ben¬jamin. Qui seraient bientôt complètement recouvertes. Quelques semaines plus tard, elle et sa soeur jumelle, son « à peine petite soeur », naissaient à Rodez, à une centaine de kilomètres au nord. Le plateau du Larzac sépare le pays de son père de celui de sa mère, celui « d’en bas » de celui « d’en haut », mais l’eau les rassemble, les fait se ressembler. Le Lévézou, en Aveyron, est en effet un territoire de lacs. Au fond ¬desquels, aussi, reposent sous les algues les hameaux sacrifiés, les cultures noyées.


"Saufs riverains" explore la cartographie personnelle d’Emmanuelle Pagano. Une longue traversée où se croisent la généalogie, la géographie et la géologie, la flore, la faune et la vie des gens. C’est un singulier voyage à travers les époques et les date qu’elle ancre dans une lointaine perpétuité. Au gré d’une mémoire qu’il faut réinventer sans cesse pour mieux la faire sienne, pour mieux l’assurer. Et qui, également, s’éveille, se réveille, à chacune des sensations, des mots, dont elle a su garder l’écho. Avec ce nouveau texte, elle franchit un pas décisif du gué. « Ce livre, prévient-elle, sera le premier chantier qui me ramènera vers mes cimetières, tombes et archives familiales. Ses phrases ne seront plus faites à la fois d’empathie et de sentiment d’étrangeté comme celles des romans précédents. Leur familiarité me touchera de plein fouet au détour d’un chemin, un chemin posé sur l’eau du lac d’en haut. »
Reviennent, au plus proche, les visages de Benjamin et de Lydie, ceux d’Henri et d’Angèle, grands-parents paternels et maternels. Mais leur souvenir se boucle avec une foule d’hommes et de femmes qui surgissent, qui s’agrègent, issus d’une lignée commune, d’un immédiat voisinage.
C’est au milieu du XIXe siècle, Louis Virenque, l’aïeul qui perd sa femme au jeu, entrainant les siens dans la ruine, et qui finit sa vie misérable et abandonné. C’est son fils Alexandre, rageur, rebelle, volontaire. Et, plus avant encore, d’autres noms et d’autres destinées. On trouve des laboureurs et des châtelains, des bergers, des vignerons, un bénédictin facteur d’orgues, des fous, des notables, un pamphlétaire anticolonialiste devenu naturaliste militant et adepte de l’hydrothérapie. Tous sont de la même eau, tous ont bu à la même source.
« Quand on écrit, les choses s’installent dans leur nom. » Ainsi en est-il, dans ce livre troublant, des plantes et des bêtes, mais aussi des souvenirs. Noms d’espèces et noms de famille. Nous sommes aujourd’hui tout ce qui était avant. Cette émotion d’appartenance absolue au monde, cette fusion emporte, depuis l’enfance, tout ce grand roman des origines d’Emmanuelle Pagano. Il est dédié à la mémoire de son oncle Lucien, qui lui a permis, parce qu’il se souvenait de tout, d’aller au bout de son « récit enchevêtré ». Lucien, à la fin, avait perdu la tête. « Devenu quelqu’un d’autre ». Perdu, englouti. Noyé.



Xavier Houssin, Le Monde, 24 février 2017




Le chant de la terre



L’auteur poursuit sa « Trilogie des rives » avec un roman envoûtant situé dans la vallée du Salagou.



Elle fait partie de cette rare famille d’écrivains qui, loin de Paris et des feux de la rampe, bâtissent une oeuvre solide, originale et inclassable, ouverte, portée par une écriture fine et puissante, et qui n’hésitent pas à emprunter les chemins de traverse. Loin aussi de l’autofiction, des faits divers romancés ou encore des « factions » (pour fact fiction). Auteur d’une dizaine de livres, dont le magnifique L’Absence d’oiseaux d’eau (paru en 2010), Emmanuelle Pagano honore cette famille-là, comme le prouve son nouveau roman, deuxième volet de sa « Tribologie des rives », qui porte sur « la relation de l’eau et de l’homme, du naturel et du bâti, la violence des flux et celle des rives qui les encerclent ».


Pagano nous emmène dans le Sud, précisément dans la vallée du Salagou, ennoyée par une retenue d’eau depuis la fin des années 1960, et dans ses alentours, jusqu’au Larzac, pour tisser un roman familial dans lequel les générations et les siècles sont remontés. Elle y mêle de nombreux souvenirs de vacances, entre Octon et le bord du Lévézou (littéralement « la source des eaux ») : le passage des brebis ensonnaillées, la présence d’Angèle, sa grand-mère maternelle, la tour de Peyrebrune, et tout ce dur monde des « hommes esclaves des champs et de leurs virilités orgueilleuses ».


Les Pipistrelles pygmées


Elle y chante également « le soleil absolu du midi », les murailles moyenâgeuses « plongent sur la vallée de la Marette », la chapelle dite des Clans (« petite et toute de marbre rouge »), les vignes de son grand-père disparues sous les eaux, « les bruits de l’eau levée par temps d’orage » ; enfin, cette terre à jamais engloutie. Elle évoque les trèves, ces âmes mortes qui reviennent se manifester auprès des vivants pour leur demander des prières.


Passent quelques personnages historiques, tel le bénédictin François Bedos de Celles, auteur d’un traité les cadrans solaires, et de L’Art du facteur d’orgues, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Et aussi Paul Vigné, homme politique, écrivain, chantre du naturisme et maire d’Octon, décédé en 1943, accompagné par Cincinnatus Cantagrel, ce fou de Virgile qui lui avait appris la transformation du lait, l’apiculture et les secrets du jardinage.


On peut également lire Saufs Riverains comme un hymne à la Nature, avec l’évocation lyrique du violet des pensées, du « coriace genévrier », du genêt d’Espagne, des fougères reviviscentes, et des petits ruisseaux limpides. Ailleurs, on relève : « Le spectacle de la fin du jour commence au-delà de la vallée, sous le rebord méridional du grand causse. L’ombre tourne autour du Roc qui marque, effilée, tourne et s’allonge, étrangement précise au déclin du soleil. » Avec sa soeur, elles traquent ou portent leur regard sur la diversité de la faune, depuis les petits rongeurs et les salamandres jusqu’à la bergeronnette grise et les lézards ocellés, en passant par les pipistrelles pygmées et les criquets.
Cette étrange et ensorcelante symphonie s’achève en sur le portrait émouvant de son oncle Lucien, qui s’apprête à quitter notre monde.



Thierry Clermont, Le Figaro, 2 mars 2017


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Emmanuelle Pagano, Saufs riverains, Sauf riverains décembre 2016