— Paul Otchakovsky-Laurens

L’ Agente

Suzanne Duval

Melody est dans le métro. Elle va quitter Paris. Sans prévenir, à son habitude. Pourquoi partir, quand on est la meilleure agente de Central Immobilier ? Le temps de quelques stations qui la conduiront à Orly, elle revoit son passé, proche ou plus ancien. Avant l’immobilier, elle étudiait le droit à l’université et elle se prostituait pour gagner de l’argent. Le métier d’agente s’était d’abord offert comme une solution de rechange ; un recommencement. Une autre vie. Jusqu’au jour où Judith, l’amie de toujours, lui demanda de revendre au noir son appartement.  Dans ce roman, suivre la mémoire de l’héroïne d’appartement en...

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La presse

Une passante en vacances



« Le roman d’une passante » : ainsi Suzanne Duval invite-t-elle à lire son premier roman, qui paraît ce mois-ci chez P.OL. et cartographie avec justesse une jeunesse s’excusant presque de sa mélancolie tenace au fil d’appartements désertés.



Une agence immobilière : voici un lieu littéraire inaccoutumé, auquel Suzanne Duval aura su donner ses premières lettres romanesques. Si son personnage a quelque chose d’une agente secrète, ce n’est jamais qu’en image, en imagination presque ; aventureuse, l’agente ne l’est guère qu’en rêve, et en grand secret : au hasard des appartements déserts au long desquels elle promène sa clientèle, des cafés où elle attable sa solitude auprès d’une brève ronde, toujours la même - amicale ou amoureuse, le sait-elle seulement (tant elle ose peu prendre ces voisinages fugitifs ou fidèles à bras-le-corps, briser la surface de cette loyauté distante qui l’absente de la ville et d’elle-même) :« Dans les cafés qui débordaient sur les trottoirs, les jeunes de son âge, les Parisiens, célébraient la première soirée chaude. Elle passait entre eux sans regarder les visages. » Roman immobilier, donc : mais nullement immobile, tant ce récit a l’allure du pas vif d’une passante, les accents presses et bruissants de Paris, le grain un peu imprécis d’une photographie de rue, son expressivité succincte : « l’alliance gaie de la brique et de la pierre [...], l’ombre linéaire des arbres ». D’Alésia à Clignancourt, de la Bastille au Quartier latin, Melody arpente Paris en tous sens, quand elle ne le traverse pas à l’aveuglée, en empruntant la rapide trajectoire d’un métro :« La nuit illuminée du tunnel, les câbles, les graffitis sur les murs noirs, le défilé des autres trains, elle ne les verra pas. Son corps propulsé malgré lui dans la vitesse, ballotté, poussé, retenu, frôlé, touché, palpé peut-être, elle ne le sentira pas, ni celui des passagers autour d’elle. » Et si la topographie parisienne constitue l’une des lignes de fuite les plus apparentes du roman, son tracé est brusque et lacunaire, à l’image de cette passante qui sillonne la ville plutôt qu’elle ne la scrute ; ville si familière que ses contours s’érodent un peu et viennent se ramasser sur quelques lieux longuement apprivoisés - une capitale de poche pour une Parisienne de naissance.
Roman si mobile que l’immobilier ne semble y jouer d’autre rôle que celui d’un trompe-l’oeil : les immeubles parisiens ne sont jamais figurés qu’absentés, désertés, qu’en attente d’habitation - chambres tristes où chaque solitude s’exaspère, qu’on ne regagne que dans la hâte de les quitter à nouveau, ou grandes pièces nues, au travers desquelles Melody mène ses clients : « Courant d’un immeuble à l’autre, guide improvisée, démarcheuse des clients réticents, elle orchestrait les mouvements centripètes et centrifuges des différents groupes de la population parisienne, découvrait l’empreinte des générations dans les habitations désolées, jouait de la lumière sur les murs, de l’odeur subtilement mêlée des matériaux et de la délicate aération des bâtiments vétustés. » Les seuls lieux peuplés du roman sont des lieux de passage, ceux d’une errance un peu lasse, mais où, du moins, on assourdit momentanément son exil intérieur : rues, cafés, métros, dont le lacis esquisse peu à peu un Paris à la fois festif et fantomatique. « Elle ouvre la fenêtre et devine un beau jour dans le ciel immobile ; pendant quelques semaines encore, le mois d’août fixera sur la ville aux trois quarts vidée son éclat invariable, déclinera ; ce sera la fin de l’été. » Sobriété adroite, art de l’ellipse élégante et expressive, courbe narrative brusque et précise, c’est là la manière de Suzanne Duval. Plus encore, présence à la fois tenace et voilée de cette agente qui profile le tracé du roman au gré de son regard, le focalise au plein sens oculaire du terme : l’armature du texte est bien optique, avant d’être introspective. Le roman s’avance à la faveur d’une focale à la fois insistante et secrète, d’un regard féminin qui refuse obstinément de se faire silhouette - car le plus sûr refuge d’une pudeur narrative est sans doute la place du narrateur, et l’agente n’est jamais mieux cachée que derrière la surface transparente et vulnérable du regard qu’elle promène sur tout ce qui l’entoure et la trouble, excepté elle-même. Ses mirages intimes se dérobent, empruntent des chemins de traverse : ainsi des discrets médaillons idylliques dessinés sur un gâteau d’anniversaire : « Au milieu de la flèche, un berger embrassait une bergère. C’était une figure très ancienne, qu’on utilisait pour chaque anniversaire. » Ou au coin d’une tapisserie : « Des personnages dansaient en cercle, une vache buvait au fil d’une rivière aux bouillons jaunis, sa croupe brillait dans la pénombre » - légers contrepoints à la fadeur urbaine qui environne le roman.
C’est une belle leçon d’adresse romanesque que celle-ci, qui dispose un récit entier dans les parages d’un personnage et donne à deviner l’agente aux seuls contours de la matière narrative, dans le lent jeu d’approche et de retrait auquel se livrent un être dérobé et le monde qui l’encercle. À la seule faveur d’un regard ambulant, Suzanne Duval sait dévider un roman de passage, secrètement grave dans sa légèreté impassible : « Elle se demande si la vie se passera ainsi : à changer de lieu sans savoir où elle est. » Sous sa plume, l’agente immobilière devient une figure contemporaine du flâneur parisien, de ce « piéton de Paris » dont la fortune littéraire n’est plus à faire. Amère flânerie que celle de cette jeunesse tôt prise aux rets des mesquineries professionnelles, dont les déambulations empruntent leur parcours à l’étrange cartographie parisienne des annonces fixées aux vitres des agences immobilières - géographie fabuleuse et inquiète, qui semble secrètement retenir l’image d’un être à la fois dispersé et opiniâtre, de sa chambre intérieure meublée à peine -, comme si, dès avant le roman, Melody avait déménage d’elle-même. Le roman épouse les ridules lentement propagées dans cette eau claire et fuyante qu’est Melody : la patience agile de la romancière, à partir d’un quotidien aux reliefs presque estompés, dessine avec une âpreté très douce les conteurs d’une figure en vacance d’elle-même : « Elle s’en alla, tranquille, en chantonnant des malédictions. »



Clara de Courson, La quinzaine littéraire, avril 2018




Dansez c’est Paris!



Plus encore qu’un (premier) roman, L’Agente est un ballet, donné par sa protagoniste, Melody, qui travaille dans une agence immobilière : « Courant d’un immeuble à l’autre, guide improvisée, démarcheuse de clients réticents, elle orchestrait les mouvements centripètes et centrifuges des différents groupes de la population parisienne, découvrait l’empreinte des générations dans les habitations désolées (...). » Melody est sans cesse en mouvement, passant d’un quartier de Paris à un autre, d’un appartement vide à un logement en voie de le devenir. Ce qu’elle pense de cette existence qu’elle a si peu choisie ? On l’ignore, tout en restant constamment au plus près de cette jeune femme qui excelle dans son métier, fut une escortgirl pendant ses études avortées, et dont la vie affective tourne autour de ses amis - Judith, pour laquelle elle se démène, Chafik, qui donne tout à ceux qu’il aime, et Isa, partie quèlques mois plus tôt en Ecosse. Il y a quelque chose d’énigmatique dans la simplicité même de ce livre envoûtant, traversé par des fantômes, peuplé d’absents, au terme duquel l’héroïne accédera à une forme de présence au monde et à elle-même.



Raphaëlle Leyris, Le Monde des livres, mai 2018.

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