— Paul Otchakovsky-Laurens

Rages de chêne, rages de roseau

Mathieu Lindon

Tout en poursuivant cette pensée qui se nourrit des paradoxes qu’elle développe, Mathieu Lindon introduit dans ce nouveau livre des changements de registre et un changement de méthode sans pour autant abandonner ce qui fait son esthétique si personnelle, cette manière de contraindre la langue et une tonalité unique (ironie, esprit d’enfance), mais il les pousse plus loin encore jusqu’à fabriquer un étrange objet dont le genre est pour le moins indéfinissable - nouveau ?
De quoi s’agit-il, puisqu’il ne s’agit ni d’écrire sur soi, ni d’écrire une histoire ? En fait, le secret de ce livre réside peut-être dans ses premières lignes, à...

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La presse

Mathieu Lindon, la rage à la racine



Récit ovni, sans genre ni narrateur, le vingt-troisième livre de l’écrivain fascine par la souplesse de son architecture et de sa langue.



Plonger dans ce livre procure un doux vertige, irrésistible, comparable à un étourdissement. Comme un nageur qui se laisse emporter par une vague dans laquelle il vient de plonger, en quelques pages c’est un dérèglement qui submerge le lecteur, un aveuglement, au rythme du mouvement inextinguible et liquide des phrases. Bientôt, un véritable égarement au moment de remonter à la surface comme le cachalot de Moby Dick, auquel la narration fait plusieurs fois référence. Parce que Rages de chêne, rages de roseau est un livre apparemment insaisissable : peu ou pas d’intrigue, plusieurs dispositifs narratifs, une troisième personne mystérieuse au début du texte, un « je » peut-être autobiographique un peu plus loin, du récit, des digressions et même des petites annonces. Et pourtant, à condition de s’y abandonner, on s’y retrouve.

No man’s land

Inclassable, ce vingt-troisième livre de Mathieu Lindon (prix Médicis pour Ce qu’aimer veut dire, P.O.L, 2011) s’avance en creux, se matérialise par ce qu’il n’est pas. Rages de chêne, rages de roseau n’est pas une autobiographie ni un roman, il n’a pas de genre ni vraiment de narrateur, il ne se résume pas. Il est une pensée au fil des paragraphes, une pensée méticuleusement mise en scène, tour à tour roman, théâtre, poème d’une pensée dont on serait bien en peine de dire à qui elle appartient vraiment. Mais cela n’a aucune importance, il faut se livrer à la vague, s’abîmer et céder. Lire, enfin.
Dans les premières pages, deux incipit semblent à la manoeuvre : « Tout à coup, le monde ne convient pas », la phrase inaugurale du texte, et, un peu plus loin, en référence au titre du livre, « Un chêne, un jour, quitte la chênaie ». Car le mouvement primitif du livre tient à une rupture, un départ, un exil, un déracinement : « Et le chêne se met en marche si marchent les chênes. Il respire mieux, ses branches sont plus souples, ses feuilles mieux accrochées. Le jour, il a plus de lumière ; la nuit, plus d’espace pour ses rêves. » La pensée, le langage gravitent autour de cette liberté, de cette solitude, de ce no man’s land entre les lignes, marginal, car si « toute chose à son troupeau », comme il est dit très tôt, ici, un (nouveau) départ est toujours possible. Ou bien un incipit : « Un navigateur, un explorateur part un jour de chez lui, décidé à ne jamais y retourner. »

Saute-mouton

Même souterraine, même en sourdine, une architecture s’impose pour que Rages de chêne, rages de roseau s’échappe sans glisser entre les doigts du lecteur, sans lui tomber des mains. Parce que La Fontaine et parce que ¬Herman Melville, cette architecture se révèle aussi souple que possible (sous l’orage), aussi liquide qu’on peut l’imaginer (sous la vague). Le livre tient grâce au rythme de sa langue et de sa pensée, aux retours des références et des images, mais aussi grâce à cette rage qui l’anime jusqu’à son titre. Car elle est partout dans le texte, la rage, diverse, différemment mise en scène qu’il s’agisse de digressions, de souvenirs, de commentaires, de dialogues entre « l’un » et « l’autre » (qui ne sont pas les mêmes, mais pas si dissemblables), de petites annonces misérables mises bout à bout. Rage de l’orage, rage contre le naufrage, rage imbécile ou salutaire, rage individuelle ou collective, la voilà qui irrigue tout, polymorphe et infinie.
Autre invariant, et sans doute corollaire, la bêtise – celle qui « mène le monde », qui marche de concert avec « l’injustice », celle de ces « analphabètes qu’Internet a cultivés radicalement en cinq minutes » (les djihadistes, apprentis ou non), mais aussi celle de ces « romans [qui] disent ce qu’on sait, qu’il fait bon savoir, ce qu’on est si content de savoir ensemble, entre soi, loin des autres. » Comme la rage, la bêtise arrose ce monde-là. Comme la rage, la bêtise n’est pourtant ni bonne ni mauvaise, ni juste ni injuste. Ainsi, dans la troisième partie du livre, consacrée à l’enfance, on en trouve un très bel éloge : « Il y a une bêtise propre à l’enfance, une bêtise ou une intelligence mais qu’on abandonne sans que personne parvienne à s’y replonger. Il y a une forme de compréhension et d’incompréhension qu’on ne retrouvera jamais. » Entre les lignes, encore une fois, comme un paradoxe sans cesse renouvelé, une aporie au-dessus de laquelle ce livre et la littérature jouent à saute-mouton. Le monde ne « convient » pas, il faut en changer. Et qu’importe si l’on dit que les chênes ne ¬ « marchent » pas.



Nils C. Ahl, Le Monde des Livres, 5/4/2018




Les mémoires « extérieurs » de Mathieu Lindon


Roman. Avec une grande largeur de vue et de style, le romancier dresse un état des lieux très subjectif du monde, de son monde.


On imagine difficilement un tel livre publié par un autre éditeur que P.O.L. Certes, il s’agit du vingt-deuxième titre de Mathieu Lindon paru sous cette enseigne depuis 1986 - dont un prix Médicis en 2011. Mais la singularité très appuyée, expérimentale, la volonté de pousser jusqu’à ses dernières extrémités une certaine logique littéraire auraient fatalement effrayé un éditeur moins pugnace, commercialement plus réaliste, face à une telle audace.

Un roman expérimental

En réalité, et tout le catalogue de P.O.L le démontre, c’est d’abord à l’auteur de décider du chemin, des chemins, qu’il lui semble nécessaire d’emprunter. Comment ne pas reconnaître que cette morale éditoriale fut, durant une quarantaine d’années, la marque de travail remarquable de Paul Otchakovsky-Laurens ?
Et là, dans ces Rages de chêne, rages de roseau, Mathieu Lindon a pris le plus escarpé des chemins. Le souci qu’il puisse ne mener nulle part n’étant pas suffisant pour arrêter sa progression. Il ne faut pas mal comprendre, ou prendre dans un sens trop étroit, l’adjectif « expérimental ». Quant à l’audace, elle est payante. L’objet obtenu atteint le lecteur, le bouscule dans ses habitudes. À la lumière étourdissante de cette vaste, océanique, interrogation, il retourne la question sur lui-même.


Ni mémoires, ni autobiographie

Mais il importe d’abord de décrire cet objet, peut-être même, timidement, de l’identifier... La subversion lancinante que Lindon met en oeuvre dans ce gros livre bouscule deux genres bien identifiés : les mémoires et l’autobiographie. D’emblée, par rapport à eux, il prend le large. Un miroir est mis en place, ouvrant la voie de toutes les spéculations.
«  Et voici que l’écrivain est un personnage de fiction...  » L’affirmation n’est pas nouvelle, et l’exemple (invoqué ici) du Don Quichotte de Pierre Ménard est emblématique. Elle a l’avantage de donner accès à tout le champ des possibles littéraires. Champ arpenté, ou plutôt incessamment retourné par l’auteur. Écrire, c’est d’abord user d’une langue, d’un style, en faire des instruments. Mais dans quel but ? «  Raconter des mots, raconter des phrases...  », écrit Lindon dans l’un des plis et replis infinis de son discours.
De ses discours, puisqu’il emprunte plusieurs voix : celle de l’exposé, du palabre ou plus précisément de la prosopopée où la parole se sépare, se libère de celle de l’auteur, celle du dialogue abstrait, presque platonicien, celle du poème enfin, et pas seulement sous l’égide de La Fontaine, de ses «  vies de chênes et de roseaux...  » Il y a aussi, dans la cinquième des six sections du livre (pas la plus réussie), la sentence, la définition. Voilà pour la forme.


«  Discutailler un peu avec moi-même  »

Le fond, si cela a un sens de les séparer, pourrait se résumer à la formule suivante : « ... j’aime bien discutailler un peu avec moi-même  ». Il y a aussi cette hypothèse, pour ainsi dire matricielle : «  Comme si le monde extérieur était une immense cellule.  »
Les sujets abordés sont nombreux : de la rage à la bêtise, de l’angoisse à l’ennui, de la littérature, qui «  s’accroche comme une sangsue  »... Des interrogations vertigineuses scandent les pages, comme celle-ci : «  à quoi est-on traître quand on est maître de soi ?  »
Pour décrire cette méditation à ciel ouvert, on pourrait retourner deux titres, l’un d’André Malraux : non pas La Condition humaine, mais «  Ma condition humaine » ; l’autre de François Mauriac : non pas Mémoires intérieurs mais « Mémoires extérieurs  »...


Patrick Kéchichian, La croix, le 11 janvier 2018




Emporté par les mots



Les phrases éblouissent, le style est fulgurant. Avec Rages de chêne, rages de roseau, Mathieu Lindon offre une expérience littéraire inoubliable.



"Tout à coup, le monde ne convient pas, commence le livre. Tout a coup, il n’y comprend rien et c’est une conquête". Et, prévient le narrateur, "il va falloir que le monde s’adapte". Aussi, "tout a coup, il a un vice il est bête". Mais attention cette bêtise n’est pas la stupidité, elle est plutôt à rapprocher de Pidiotie de Jean-Yves Jouannais, et puis de cette bêtise animale, des "bêtes", profonde, essentielle, obstinée. Une forme d’intelligence au fond, un refus d’obtempérer, d’accepter les règles. Un repli et une revendication de l’incompréhension. Des les premières pages, on trouve ces fulgurances qui caractérisent l’oeuvre de Lindon. Le premier chapitre est un surgissement de la langue, qui repart de la fable du chêne et du roseau de La Fontaine et des questions éternelles qu’elle pose. Le roseau est-il plus ruse parce qu’il sait plier l’echine ? Ou le chêne plus valeureux, plus punk pourrait-on dire, car ll reste ferme, intransigeant, quitte a être emporte par le vent ?
Des questions ressurgies de l’enfance de l’auteur, dans ce jeu mis en place avec son frère imiter un arbre puis l’autre, tour
à tour. Changer de rôle. Deux arbres se refusant à rester figés dans leur position. D’ailleurs, "saura-t-on jamais ce que
le chêne un jour a vraiment dit au roseau, ce que l’autre a repondu, ou faut-il pour I’éternité faire confiance a La Fontaine ? Ce qui compte est la suite, la suite qui a cloué le bec au langage, le chêne déraciné, le roseau survivant, le nouveau vaincu, de nouveau vainqueur, la transformation de toutes les valeurs, la révolution forestière"
. Ne soyez pas impressionné par ces six cent cinquante pages, ni intimidé par l’imagination sauvage d’un écrivain qui manie la plume comme on respire. Entrer dans ce livre, c’est vivre une aventure littéraire inoubliable, s’interroger sur tout, rire sans cesse de traits d’esprit subtils, de trouvailles langagières. C’est discuter avec Proust, Sade, Boileau et tant d’autres. Un livre écrit avec une rage, celle des roseaux et des chênes, salvatrice car elle remet en cause l’ordre éternel. Et, comme ligne d’horizon, la recherche d’un art littéraire brut et spontané, à la Jean Dubuffet. Tel le sens de ces phrases qui fusent, éblouissent, ne s’arrêtent pas et emportent le lecteur loin. Retrouver le sens premier des mots. Et des choses. Jubilatoire.



Yann Perreau, Les Inrockuptibles, 31 janvier 2018

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