— Paul Otchakovsky-Laurens

Soupirs de bêtes en rut

Fred Léal

Ce recueil est une sorte d’autobiographie composée de textes et de photos anonymes ou déclassés.
Ceci est un livre. Un livre de lecteur. Un livre (presque) uniquement composé de readymades : textes & photos défraîchis glanés dans mes lieux de prédilection : poubelles, marchés aux puces, allées désertées des bibliothèques ou franges (non moins terreuses) du web, etc. Documents non grata voués à disparaître - pourtant animés d’une énergie tenace, au point de laisser contre toute attente une empreinte.
  Aucune pierre philosophale n’expliquera jamais pourquoi une phrase, un cliché anonymes soudain émeuvent....

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La presse

La seconde vie des mots



Fred Léal en "chiffonnier littéraire"



Kodak. Fred Léal aurait aimé ainsi intituler son recueil Soupirs de bêtes en rut. Blaise Cendrars avait utilisé ce titre en 1924 pour un livre sous-titre «documentaires» et publie chez Stock dans la collection «Poesie du temps». Le livre de Leal se situe dans cette tradition des textes découpés dans le réel, récupérés d’un peu partout. Cela a à voir, bien avant les avant-gardes, avec les pratiques des «chiffonniers littéraires» qui apparaissent au XIXe siecle, collectant dans le quotidien et l’infra-ordinaire les pièces d’un nouvel imaginaire. Un journaliste étonnant, Etienne de Jouy, avait ainsi décrit un chiffonnier littérateur qui ramassait dans Paris tous les imprimes qui traînaient dans la rue et de retour chez lui, les nettoyait, lissait, classait et en composait une encyclopédie hétéroclite hétérodoxe, décadrée.



Soupirs de bêtes en rut a à voir avec ces «herbiers des villes» (Perec) et ne manque pas de surprendre. Ce n’est ni un roman ni un poème, ni un livre «documentaire». L’écrivain s’y fait davantage ethnologue, mais sans les «mots compte triple» de la profession. Plutôt du côte de Leiris, de la melancolie, et de la contingence radicale que révèle le titre. Borges réclamait une histoire de la litterature sans écrivain, sans les postures que tout écrivain est amené inévitablement à assumer. Ici, qui écrit, on n’en sait rien, du moins ce ne sont pas des écrivants qu on dit autorisés. Ça vient d’un peu partout, de livres trouves dans les brocantes, de lettres oubliées dans les boites à chaussures familiales, de tiroirs qui conservent des choses que par principe on n’ouvrira jamais, de textes découverts sur le Web. Derrière tous il y a une présence, une tragédie, une solitude. Cela fait réseau, des choses se font entendre avec d’autres mots d’autres préoccupations que celle de faire oeuvre ou livre.



C’est une anthologie souvent du désastre soutenue par des photos orphelines en rupture d’albums. Léal ne fait que les amener sous le regard du lecteur et sous-titre ironiquement le tout «Un choix de la rédaction». Cela s’ouvre par des injonctions : «Viens ici. Charles/’Viens auprès de Maman» qui se déroulent comme le redoutable «marabout de ficelle» de l’éducation et de la soumission au monde, se poursuit par une correspondance d’un jeune réquisitionné par le STG, puis par une longue évocation du saxophoniste John Zorn ou le verbe prend une musicalité déroutante. Des recettes délirantes pour accommoder le singe ou l’hippopotame, des «choses vues», lues ou entendues, des faits divers étranges et même des comptes-rendus médicaux. Fred Léal a la «fièvre du Klondike» comme il s’en explique dans le dernier texte. Le lecteur voit défiler ce qu’est après tout une vie de femme et d’homme. Les rois faisaient rédiger ainsi des instructions pour le Dauphin, la quatrieme page du livre est démocratiquement une dedicace à un enfant «Jef, mon fils. Je souhaite, bien sûr, que tu sois heureux. Mais si tu es désespéré, je veux que tu sois fort ! Je t’aime. Papa»



Par Jean-Didier Wagneur, dans Libération, le 7-8 juillet 2018.




Souvenirs de têtes en brut


Il est facile de se croire l’auteur d’un livre sous prétexte qu’on l’a écrit. De se persuader que, parce qu’on a ordonné tous ses mots et agencé toutes ses phrases, il est né de nous, et reflète, ne mégotons pas, notre moi profond. Tout ce qu’il contient viendrait de nous, ne serait que le résultat d’un transvasement plus ou moins laborieux, inspiré, dicté. Il est facile d’accréditer cette chimère, et certes séduisant de penser que le fait de revendiquer la paternité rend le rejeton plus authentique, plus sincère. Mais ce n’est pas l’arbre, a-t-on envie de dire, qui produit le reflet, mais l’eau. Et l’eau, vous l’avez compris, c’est le langage, qui s’engouffre dans nos cervelles avec la vigueur d’un vent de propagande, guidant nos mains sur le clavier plus sûrement qu’un adjudant à la parade. « Une deux », crie le langage, et nous faisons deux pas comme si nous venions d’inventer la marche. Heureusement que certains écrivains, à la suite de certains peintres, ont inventé le collage, histoire de nous rappeler que c’est moins le matériau que le choix et l’organisation du matériau qui fonde, en écriture, la liberté. Faisons donc confiance à Fred Léal pour que « son » nouveau livre, Soupirs de bêtes en rut, vive sa vie de livre sans se préoccuper du fantasme de l’auteur-souverain-lampion.


Dans un post-scriptum intitulé à juse propos « La fièvre du Klondike » - filon oblige, pépite possible -, Léal nous prévient (un peu tard, puisque c’est un post-scriptum, mais sinon ça serait moins drôle) : « Ceci est un livre. Un livre de lecteur. » La limpidité de la formule laisse néanmoins songeur. Mais on comprend vite (et mieux) : il l’a composé en chinant, en piochant, tel un gai chiffonnier, grattant ici et là le compost des « documents non grata », ou plutôt tel un « orpailleur » puisque le Klondike, la ruée. « Travail d’inhumation », dit-il plus loin, et sans doute son entreprise n’est-elle pas sans lien avec la mort, mort des auteurs des textes recopiés, mort des textes eux-mêmes qu’il a sauvés in extemis, mort du lecteur, peut-être, qui exige souvent du texte des lettres de reconnaissance plutôt qu’une existence en soi. J’ai dit « sauvé », mais je retire ce mot, de même que Léal refuse de considérer son travail comme une entreprise de restaurationn lui qui « combat l’affairisme nostalgique, la réédition coûte que coûte d’ouvrages désuets, la mémoire par l’accumulation ». Fi, donc, de l’autorité, jamais en reste derrière l’auteur. Mettons le nez dans le compost.


Il y a plein de façons de lire Soupirs de bêtes en rut. On peut y errer comme dans un lieu déserté et vaguement hanté, où résonnent des voix perdues, qui disent des choses dont on saisit bien le sens premier mais qu’on soupçonne d’être chargées d’énigmatiques échos. Un peu comme cette épigraphe en page 11 : « Il court, il court, le furet. » N’entendez-vous pas, en fond, un « Il fourre, il fourre, le curé ? » La bête, en rut, aime à chantonner.
Mais sans pour autant avoir l’esprit mal placé, on peut le laisser se déplacer autrement, et lire autrement. Ainsi ce cette litanie de phrases qui semblent conçues pour tester l’apprentissage du français : « Bonne, donne du lait chaud au pauvre petit garçon qui a faim./ Ne répands pas ton lait./ Tiens la cuiller dans l’autre main./ Ne jette pas ton pain à terre. » Arrachées à leur bouche, privées de leur soleil particulier, les phrases entament une seconde vie, deviennent des énoncés orphelins et, partant, sauvages.


Parfois, l’orpailleur trouve des lettres, comme celles qu’écrit d’Allemagne un dénommé Marc à ses parents. Moments de vérité ? « Ne bercez pas trop de douces illusions. Je n’y pense même pas. Pourquoi vous tracassez-vous ? » Il y a aussi des recettes. Quoi de plus naturel, puisque la recete se passe plus facilement d’auteur que de sel. Une petite faim ? « Prenez un hippopotame. Dépouillez-le. Nettoyez-le./ Désossez les pieds et faites un hachis (...). » Remplacez « hippopotame » par « discours », « pieds », par « parties » et la grosse bête fera moins la fière.


Allons page 119 et suivantes. Des cas sont étudiés, et celui qui les décrit y cherche un dénominateur commun, celui de l’hystérie, que ce soit chez un chat mordu, un canari surpris, une demoiselle maniant des ciseaux, les convulsionnaires de Morzine, etc. C’est l’obsession qui fait l’obsédé, et donc peut-être le style de l’homme ? Il y a aussi des photos dans ce livre. Qui est pris, qui prend ? Qu’est-ce qui nous prend de nous poser sans cesse toutes ces questions ? A propos de questions, où est Léal dans ce dédale ? « Au moment de publier ce recueil, un trouble me saisit, nous dit-il (si c’est bien lui). J’ai désormais le sentiment non plus de rendre hommage à de méritoires inconnus, vénérables figures de cire, mais au contraire de livrer mes carnets les plus intimes, mes secrets de famille que je croyais les mieux gardés. » Ce en quoi le travail de Léal se rapproche de celui du traducteur : pas vu pas pris, mais bien là, lisant-écrivant, recopiant-décollant. Prière de s’insérer, voire de déranger ? L’ouvrage de Léal est sous-titré astucieusement : Un choix de la rédaction. C’aurait pu être : la rédaction d’un choix. Autrement dit : l’écriture d’une liberté.


Par Claro, Le Monde des livres, 6 juillet 2018.


Et aussi

En juin 2018 aux éditions P.O.L et en librairie

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