— Paul Otchakovsky-Laurens

deuil

Dominique Fourcade

Pour Dominique Fourcade, deuil répond à la nécessité de donner un écho, sinon le plus approprié, du moins le plus à sa portée, à la mort tragique de Paul Otchakovsky-Laurens. Passées les premières heures d’un deuil dévastant, il se demande comment faire face à cette mort, comment la comprendre, et aussi comment comprendre le nouvel homme qu’il est devenu d’un coup, frappé par la foudre. Comment absorber et comment répondre.

Très vite, Dominique Fourcade a su qu’il ne pouvait le faire faire qu’en écrivant. Écrire relève du désir, et de l’effroi. Tablant sur la fonction amoureuse de...

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La presse

Emotion lente, émotion rapide



On ne sait pas toujours que faire de la mort de l’autre. Celle-ci vous frappe à la nuque, comme une barre d’acier, vous vous retournez - rien, plus personne - hormis une douleur qu’on ne connaissait pas, qui semble vouloir noyer l’absent dans ses eaux crayeuses, une douleur qui se rappelle à vous au moindre mouvement intempestif de la pensée, à la moindre immobilité suspecte des émotions. Il va falloir faire avec. Entrer en deuil, sans qu’on sache de quelle étoffe est fait ce deuil, s’il s’étend ou nous contracte, de quelle nuit il se nourrit, si un accroc de joie ne risque pas de l’effilocher à la longue, et quelle langue parle ce deuil, est-il une nouvelle demeure, une forme qu’il va falloir entretenir, une montagne Sainte-Geneviève ou une pomme intouchée ?
Celui qui vit d’écriture se retrouve d’autant plus démuni - nu - quand disparaît celui qui lui a permis de faire de l’écriture une vie. Mort accidentellement au tout début de cette année, l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens laisse derrière lui, ici-bas, une tribu d’auteurs proprement « sous le choc », ceux qu’il a publiés et accompagnés dans leurs oeuvres mais aussi tous ceux qui voyaient en lui un des rares qui «font» la littérature à égale mesure avec les auteurs qu’ils publient, et après lui le déluge...
Mais « sous le choc » ne suffit pas, bien sûr, à décrire le sentiment de perte ressenti à l’annonce de cette mort. Aussi convient-il de lire Deuil, de Dominique Fourcade, non seulement comme une élégie inquiète mais comme une tentative pour maintenir à flot, à travers le geste élégiaque le rapport à l’écriture En apprenant la mort de Paul Otchakovsky-Laurens, Fourcade a le sentiment que, peut-être, c’en est fini pour lui de l’écriture, que la disparition de cet ami, tel un trou noir, va engloutir son désir d’écrire, son plaisir de faire des livres. Deuil est donc tracé sur le fil du rasoir, tenaillé entre la cinglante connaissance de la douleur et la non moins cinglante conscience qu’écrire pourrait ne plus être possible.
Resurgit alors, dans la mémoire de Fourcade, sa première rencontre avec la mort, à l’été 1958, en Algérie, la vision d’hommes raflés et fusillés par la Légion dont il a l’intuition dérangeante qu’ils "sont morts en représailles de [sa] présence ». Etrange impression d’Afrique venue contaminer le présent blessé: comme si la mort était survenue, dans le cas de Paul Otchakovsky-Laurens, « en représailles de la poésie». C’est donc que la poésie fait affront, qu’elle s’avance là où ne devraient sévir que le silence, la parole horizontale. Mais peut-être, secouée par la mort, peut-elle à son tour avancer d’autres stratégies, ne pas céder si tôt. Fourcade travaille par ondes concentriques, d’abord, au centre, le choc - « un tir à balles réelles/avec mon réel» -, puis les réactions - «les variations du déchirement» -, la cérémonie des adieux - «la fièvre opératique de l’oraison funèbre » - et enfin, en cette circonférence désormais désertée, la figure de l’éditeur, «personnage de roman», «personnage de poème», Orphée devenu Eurydice...

Mais l’élégie, pour Fourcade, est également affaire commune, appel à communauté, et il ressent le besoin, la nécessité, de demander à des proches un poème. A Susan Howe, il demande un poème d’Emily Dickinson. A Hadrien France- Lanord, un poème de Rilke - pour faire, non à sa place mais dans la place qu’est son livre, le « death job ». Dickinson lui lègue le mot «slant» - associé à la lumière, POL ce mot dit l’oblicité, une façon d’atteindre, de rejoindre, à la fois directe et biaisée. De Rilke, il retient l’étrange et inquiétant mot de «Doppelbereich», autrement dit le « Royaume où vie-et-mort s’entre-appartiennent ». Comme un dialogue entre les barreaux et l’espace entre les barreaux, derrière lesquels passerait la panthère de Rilke, aux «pas flexibles et forts » ?

On se permettra de dire ici que l’élégie, parce qu’agitée par la colère d’avoir été dépossédé, parce que tendue par la douleur d’insister de vivre, peut être également leçon. Si, comme le dit la langue, « le mort saisit le vif», alors en saisissant le mort, il appartient au vif qu’est Fourcade de reprendre les paroles de Paul Otchakovsky-Laurens au lendemain du ii-Septembre : «II faut continuer, parce qu’on ne va pas y arriver», paroles citées dans un autre livre que l’auteur publie en même temps que Deuil, et qui s’intitule Improvisations et arrangements. Entretiens avec (P.O.L, 464 p., 20 €). Continuer, donc - mais n’est-ce pas le livre qui lui-même exige d’être à nouveau jeté dans le monde ? Lui qui décide ? Deuil le dit clairement : « un livre on l’écrit, je ne veux pas savoir qui. ça s’écrit, ça vous écrit, ça suffit comme ça. » Pas de majuscule après le point : le recommencement s’impose continuité. Voilà pourquoi Deuil est un livre habité, traversé par des voix amies, un livre qui s’efforce, par sa projection oblique, d’entamer amoureusement l’ombre lourde de la perte. Un livre qui pourrait incarner la devise du peintre Edouard Manet, sur laquelle Fourcade a écrit, et qui est: «Tout arrive », et qu’il commente ainsi: «le travaille l’en même temps de l’événement, en étant obligé de me plier aux contraintes
de la succession
. »



Claro, le Monde des Livres, le 1er juin 2018.


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