— Paul Otchakovsky-Laurens

Erre, Erre

Sébastien Brebel

Une sortie de route et un retour sur les terres familiales.

Léo se réveille dans sa voiture accidentée, au milieu d’un champ. A la nuit tombée, il rallie Morne, le village de sa grand-mère. Glacé par l’accueil qu’elle réserve à son arrivée impromptue, le narrateur entame un curieux séjour, ponctué de retrouvailles et autres carambolages humains.

Une femme seule dans un lotissement dont le mari s’est volatilisé, une pharmacienne qui a bien connu sa mère, la tenancière de l’auberge et son étrange compagnon, un paon dénommé Léon, et puis, Dahlia, perdue dans une ferme isolée... toutes ces rencontres seraient...

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La presse

Aucun refuge ici

C’est sur un écart de conduite que s’ouvre le cinquième roman de Sébastien Brebel, Erre, erre, dont le titre énigmatique est emprunté à une chanson de Bashung. Le narrateur doit ainsi abandonner sa voiture pour gagner le village de Morne, où sa grand-mère l’accueille avec une froideur très perturbante... Le récit est lancé, qui ne connaîtra plus de panne, dans le huis clos d’un espace de rêve, ou de cauchemar : tout ici semble en effet procéder d’une sorte de logique accidentelle, presque bunuélienne, comme si s’ouvrait la parenthèse d’une fable rurale, forestière, où d’étranges ellipses tiennent lieu de chronologie. Le narrateur a l’air de fuir son couple et plus généralement sa vie, mais ne trouve aucun refuge dans ce lieu d’enfance où surgissent des figures assez inquiétantes, pour la plupart féminines, dont il ne sait décrypter les mystères. Lecteur de Faulkner (on distingue Sanctuaire sur sa table de nuit), il pourrait être échappé tout autant d’un récit de Kafka, une sorte de Château contemporain où l’on feuilletterait Paris Match en regardant des rediffusions de « Jeux sans frontières » à la télévision... L’ensemble est d’une drôlerie discrète et d’une efficacité parfaite, qui ménage des surprises sans offrir de solution, nous laissant dans l’espèce de doute suspendu qui fait les meilleurs frissons.


Fabrice Gabriel Le Monde, 28 mai 2021.



Erre, Erre, virée à Morne

Un homme au bout du rouleau atterrir chez sa grand-mère. Une boucle spatiotemporelle de Sebastien Brebel

Dans un véhicule conduit par un inconnu volubile, le narrateur laisse son imagination divaguer. «Comme le faisait l’enfant de dix ans en proie à l’ennui des longs voyages, j’équipai la voiture de lames de ciseaux géantes, destinées à tout raser sur notre passage, et les arbres, les clôtures des champs, les pylônes électriques, les granges et même les habitations humaines, tout cela confondu s’effondrait en silence, fauché net, sans opposer la moindre résistance.» La passivité, l’abandon de ce paysage imaginaire dévasté va bien avec l’état du passager auto-stoppeur. L’autre l’a cueilli sur le bord de route à la nuit tombante, «fantôme», dit-il avec un peu de dérision, «surgi au milieu de nulle part». Une image est restée en arrière, comme dans un film noir : une bagnole accidentée sur la terre labourée, les portières même pas fermées, on suppose. L’atmosphère somnambulique et détraquée est installée dès les premières pages. Léo, le personnage principal de Sébastien Brebel est un homme au bout du rouleau. Il a quitté sans explications une femme qu’il aimait et a fui en voiture. Sa destination : le bourg de ses vacances d’enfance, où vit sa grand-mère, qu’il n’a pas vue depuis des années. Le lieu s’appelle Morne et on peut projeter tout ce qu’on veut dans ce nom. Quand il tape à la porte, sans s’être annoncé, la vieille femme a une attitude étrange. Froide et sarcastique, elle est à des lieux de ce qu’on attend d’une grand-mère. Armée de son déambulateur, elle envoie le visiteur dans la plus mauvaise chambre, le laisse jeûner et retourne à sa télé, où Guy Lux l’attend en une étonnante confusion des ans.

Puzzle

«C’était compliqué pour moi de créer ce personnage de la grand-mère», explique Sébastien Brebel à Libération. Morne est fait d’emprunts au village d’Ille-et-Vilaine berceau de ses grands-parents : « J’avais besoin de me transposer dans les souvenirs liés à l’enfance, et en même temps j’avais envie de décrocher par rapport à cet aspect biographique. L’invention du nom de Morne m’a permis de le faire, de ne pas être dans une enquête familiale, ce qui n’était absolument pas mon but. Mes précédentes histoires n’ont pas d’ancrage biographique, à part un peu dans la Baie vitrée. Pour ce roman, c’était comme un exercice imaginaire, je me suis mis dans la peau de ce petit-fils qui débarque, j’ai un peu modifié les pièces du puzzle pour ne pas avoir l’impression d’être méchant ou injuste avec ma vraie grand-mère qui n’est pas du tout comme celle du livre.» Les jours suivants, le narrateur observe ce lieu familier et étrange comme un bougé photographique, va de rencontre en rencontre : l’hôtelière, la pharmacienne, une femme délaissée dans son lotissement. Dahlia, la jeune amie de la grand-mère... Erre, erre est une boucle spatiotemporelle. Sébastien Brebel confirme : «Il y a une forme circulaire qui correspond a une thématique de mes autres livres, l’enfermement. Là, c’est comme si mon personnage était tombé dans un piège, une bulle de temps et d’espace.»

Paon jaloux

Après les fausses pistes, celles du roman noir, du conte fantastique, viennent les voies sans issues : à chaque fois que Léo est comme pris en otage par les rêves et les histoires des autres. Celle de l’automobiliste, celle de l’aubergiste et de son paon jaloux, variation sur le thème érotique des peintres : la femme à l’oiseau. Celle de l’épouse dont le mari a disparu depuis six mois et qu’une voyante a rassurée. Avec Dahlia, on croit deviner une échappée. Maîtresse d’un vieux compositeur de musique mort dans un incendie, elle a hérité d’une ferme fortifiée délabrée. C’est là qu’atterrit, chassé par la grand-mère, le narrateur. L’atmosphère onirique, d’engourdissement, qui est la grande qualité du livre, y est encore plus prégnante. Le titre Erre, erre est tiré de la chanson de Bashung. Fantaisie militaire. «C’est un palindrome, rappelle l’auteur. Je trouvais que c’était assez hypnotisant. En fait, je l’entends un peu comme une espèce de sentence ou de mantra que le personnage se répéterait, comme un symbole de capitulation un peu ironique : voilà tu as posé le pied là, à Morne, te voilà de retour dans ce village et sans projet et sans avenir. Eh bien écoute, tu vas devoir accepter tout ce qui va t’arriver, tu ne vas pas protester, et tu vas vivre donc cette expérience. Il y a un an, quand mon éditeur m’avait demandé de faire un résumé du livre, j’avais parlé d’une sorte de labyrinthe et depuis je me rends compte que ce n’est pas juste, parce que quand on est dans un labyrinthe on a envie d’en sortir mais mon personnage ne cherche pas la sortie, il erre.»


Frédérique Fanchette, Libération, juin 2021



Désorienté

Un homme, qui séjourne dans un village après un accident, perd peu à peu ses repères. Erre, erre, jusqu’au vertige.

Sébastien Brebel, c’est cinq livres en vingt ans : Place forte, Le Fauteuil de Bacon, Villa Bunker, La Baie vitrée et aujourd’hui Erre, erre, tous chez P.O.L. Leur point commun : ils cultivent souvent une inquiétante étrangeté, et celui-ci particulièrement, dont le titre fait écho aux paroles d’une chanson de Bashung. Dans cette histoire d’un homme - le narrateur - qui semble fuir quelque chose, tout se fait opaque, tend à l’indécision. Les personnages, à commencer par Léo, le protagoniste, paraissent le plus souvent déphasés, dans l’évitement. Le décor - un village du nom de « Morne » - apparaît comme un espace-temps incertain.

L’action ? Labyrinthique, elle tourne en rond dès le départ, quand le narrateur, apparu au bord d’une route comme « un fantôme au milieu de nulle part » après un accident de voiture, arrive en auto-stop dans ce lieu où vit sa grand-mère impotente. Où Brebel excelle décidément, ici comme dans ses précédents livres, c’est dans l’installation d’une atmosphère pesante, presque oppressante. On ne sait jamais sur quel pied danser, pris d’une page à l’autre dans une situation d’oscillation, mouvante, à l’image de ce que Léo dit des songes : « une impression en chass(e) une autre, comme c’est souvent le cas dans les rêves ». Le dispositif narratif de Brebel piège habilement le lecteur à mesure qu’il veut connaître le passé de cet homme assez taiseux et ce qui va se passer pour lui. Nous voilà suspendus aux lèvres de ce personnage quasi spectral, comme psychiquement épuisé. Entretenir cet état d’attente, cette fébrilité, c’est le propre de cette écriture qui, sinueuse, serpentine (ah cette phrase envoûtante de trois pages, au milieu du livre, évoquant des souvenirs en forêt...), fonctionne comme un processus de captation. On pourrait presque dire des phrases de Brebel qu’elles ont sur les lecteurs les mêmes effets que les actrices sur les hommes, selon la grand-mère de Léo chez qui il débarque sans prévenir : « de vrais virus implantés dans le cerveau ». Elles contaminent et prennent le contrôle insensiblement, bel et bien. Les sentiments et les sensations du personnage central se donnent, on l’a dit plus haut, sans se donner jamais tout à fait. La présence (ou l’absence) de différentes femmes à ses côtés (la désoeuvrée Dahlia, sa soeur Hortense, Jeanne, la compagne quittée...) fait office, dirait-on, de choeur désaccordé, qui scande une montée en tension dont on attend, nerveusement, le dénouement.

Silhouettes intrigantes ou inquiétantes, familières ou hostiles, les figures-seconds rôles que Brebel anime furtivement, sont comme des portes dérobées, secrètes, derrière lesquelles d’autres histoires attendent d’être racontées. Elles démultiplient les pistes d’un récit dont la trame première est, au fond, celle d’une sorte de désorientation physique et psychique. Une boussole qui s’affole. Refermant ce nouveau roman, on se dit que Brebel devrait se mettre au polar. Lui qui a déjà l’art et la manière de manipuler son lecteur, ferait merveille en la matière.

Anthony Dufraisse

Sébastien Brebel, Erre, erre, P.O.L., 154 p, 16 €.



Errante existence

« Singularité de Sébastien Brebel ». Ainsi titrions-nous, ici même (dans le n° 19 de Place Publique), notre recension d’un précédent roman de l’auteur (Villa bunker, 2009).

Loin des modes éditoriales, de la tendance lourde à privilégier des romans mettant en scène des « sujets de société », Sébastien Brebel continue de creuser à l’écart son sillon de romancier, sans souci ni des rythmes éditoriaux (son dernier roman, La baie vitrée, datait de 2013) ni des préférences du marché littéraire.

Frappe d’abord dans ce nouveau roman une économie narrative qui se refuse à toute fioriture comme à toute digression. L’auteur est comme aux abonnés absents, s’abstenant de tout commentaire et laissant la parole à la seule grammaire, à la seule logique, d’un récit délégué à la voix d’un narrateur dont on apprend tardivement (page 138) qu’il se prénomme Léo.

Le point de départ du roman a la minceur des « nouvelles en trois lignes » de Félix Fénéon : le narrateur, qui vient d’avoir un accident, est pris en stop par un automobiliste qui le dépose dans un village du nom de Morne. Au final, nous serons ramenés au point de départ : c’est le même conducteur en effet qui à nouveau prend en stop le narrateur quand celui-ci tombe en panne avec sa mobylette.

Féconde pourtant est cette cellule narrative initiale. Point de départ minimal autant que banal, elle engendre toute une cascade de micro-péripéties qui embarquent le lecteur dans une zone d’étrangeté où la vie n’en finit pas de s’embrouiller. On n’est pas loin parfois du roman noir, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’une des protagonistes de l’histoire se prénomme Dahlia (en écho, sans doute, au roman policier de James Ellroy Le Dahlia noir). Toutefois, si le récit ne cesse de rebondir, ce n’est jamais à grands coups de cymbale, mais toujours à pas feutrés, au rythme d’une vie des plus ordinaire, à la hauteur du personnage non moins ordinaire, « sans qualité », qu’est le narrateur (« je travaillais désormais dans un bureau »). Pour une large part, la force du livre tient à sa capacité à enclore dans le cercle étroit d’une histoire parfaitement circonscrite tout ce qui peut suggérer qu’en dernier ressort la vie est aléa et aventure - errance à tâtons dans le brouillard des jours les plus ordinaires.

Car si la narration ne se départit jamais d’un sobre réalisme, la réalité s’y voit toutefois affectée d’un fort coefficient d’incertitude et de mystère. Mystérieux est ainsi le personnage de Dahlia et hanté le château délabré (la ferme aussi bien) où elle a élu domicile et où est mort dans un non moins mystérieux incendie le « compositeur Lutz », son prétendu père. Souvent, on oscille entre rêve et réalité, l’aventure de l’écriture ménageant notamment des collisions temporelles qui donnent au récit un côté somnambulique. Ainsi de la « vision médiévale » entrevue, au début du livre, depuis la voiture : « Plus loin la cheminée d’une maison isolée crachait un mince filet de fumée, et c’était comme une vision médiévale, une vignette incrustée dans un livre de légendes que la nuit ne tarderait pas à refermer. »

La « tentation gnostique », la propension à vouer le monde et l’existence elle-même aux gémonies, remarquait Yves Bonnefoy dans un de ses derniers essais, est une caractéristique majeure de la littérature du XXème siècle. Le poète citait les noms de Kafka, d’Artaud ou de Beckett. Il ne serait pas indu d’y ajouter celui de Thomas Bernhard, un auteur qui aura beaucoup compté pour Sébastien Brebel.

Les deux personnages de musiciens qui apparaissent dans Erre, erre ne sont ainsi pas sans parenté avec Wertheimer, le héros du Naufragé (le roman où Bernhard met en scène ce champion de l’auto-enfermement que fut à sa façon Glenn Gould). L’un des deux, « mon ami autrichien » Roithamer, pianiste lui aussi virtuose, vit reclus dans son appartement : «...Roithamer semblait plonger dans la contemplation de ses chaussures intemporelles, si soigneusement entretenues, des chaussures aux semelles intactes qui n’avaient probablement jamais franchi le seuil de son appartement et qui symbolisaient son horreur du monde. »

Les précédents romans de l’auteur avaient tous pour décor un huis-clos architectural. Mais, si elle peut être physique, la camisole est aussi psychique. Le bunker, cette fois, avec Erre, erre, est avant tout immatériel, coextensif à « l’inconvénient même d’être né », comme une sorte d’a priori existentiel. C’est d’abord en lui-même en effet que le héros-narrateur du roman s’enferme. Car loin d’être confiné, il se déplace à sa guise. Mais c’est pour tourner en rond dans la caverne de l’existence. Faute d’avoir un lieu où se fixer (pas même en retrouvant la maison où il a passé son enfance, chez sa grand-mère), il ne peut qu’errer indéfiniment, comme le héros du Voyage d’hiver, le Lied fameux de Schubert (« Au coeur d’un cimetière /Mon chemin m’a mené. »). Nul romantisme toutefois dans le roman de Sébastien Brebel. À son narrateur, ne reste, très prosaïque, que le leurre faussement protecteur d’un casque de motard - « un casque trop étroit qui m’isolait du monde extérieur et favorisait la naissance des idées suicidaires dans mon cerveau ».

En apparence Erre, erre (très beau titre au demeurant, emprunté à une chanson de Bashung) ne s’empare d’aucun de ces sujets de société qui font aujourd’hui la une des journaux. C’est bien pourtant de notre condition contemporaine qu’il nous parle ; une condition confrontée, dans la prose du monde, à une errance existentielle toujours plus accentuée. Et il le fait sans pathos aucun, l’écriture étant dans ce roman des plus dégraissée, dénuée de tout effet, de toute emphase. Jamais cependant elle n’est morne. Acuité, précision, sens du détail (jusqu’à la mention de cette marque de vélomoteur - Garelli - aujourd’hui bien oubliée !) sont au contraire constamment au rendez-vous.

Jean-Claude Pinson

Sébastien Brebel, Erre, erre, P.O.L., 154 p, 16 €.

Vidéolecture


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