961 heures à Beyrouth
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Ryoko Sekiguchi
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Dans Ce n’est pas un hasard (P.O.L 2011), écrit dans le contrecoup de la triple catastrophe de Fukushima, Ryoko Sekiguchi abordait la question de la « veille de la catastrophe ». En arrivant à Beyrouth en 2018, elle ne pouvait pas se douter que cette ville était à son tour menacée par des drames imminents, la révolte anti-corruption en février 2020 et la terrible explosion du port de Beyrouth en août. Durant sa résidence d’un mois et demi, 961 heures précisément, elle avait prévu de faire le portrait de la ville à travers les gestes des cuisiniers et les histoires de cuisine partagées par les Beyrouthins. Ce projet d’écriture a été en...
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Dans Ce n’est pas un hasard (P.O.L 2011), écrit dans le contrecoup de la triple catastrophe de Fukushima, Ryoko Sekiguchi abordait la question de la « veille de la catastrophe ». En arrivant à Beyrouth en 2018, elle ne pouvait pas se douter que cette ville était à son tour menacée par des drames imminents, la révolte anti-corruption en février 2020 et la terrible explosion du port de Beyrouth en août. Durant sa résidence d’un mois et demi, 961 heures précisément, elle avait prévu de faire le portrait de la ville à travers les gestes des cuisiniers et les histoires de cuisine partagées par les Beyrouthins. Ce projet d’écriture a été en partie bouleversé. Le livre est saisi alors dans la nostalgie d’un Beyrouth d’avant les catastrophes. Ce devait être un livre de cuisine savoureux, rempli de la joie du partage. L’idée était forte : dans une société multiethnique et multiconfessionnelle, une étrangère peut voir s’ouvrir à elle plus de portes qu’aux habitants. Chacun lui livre ses récits les plus intimes. Mais l’autrice comprend alors que le livre s’est écrit dans un avant-drame. La ville qu’elle explore devient « la ville d’avant l’explosion du 4 août 2020 ».
Japonaise vivant entre la France et le Japon, Ryoko Sekiguchi est familière des moeurs « orientales ». Elle mène une réflexion sur ces « deux Orients » que sont le Liban et le Japon, et les autres Orients qu’elle a connus, comme l’Iran ou la Syrie. Celle qui avait, dans Nagori (P.O.L 2018), su réunir divers thèmes sous l’angle du passage des saisons, pousse encore plus loin le défi. A travers le prisme de la cuisine, elle traite ici des questions de transmission, de mythe, de tradition, des symboles culinaires, mais aussi de la mémoire, des catastrophes, des non-dits, de la grande famine libanaise, de la fracture sociale, ou encore de l’immigration. En s’appuyant sur le cas libanais, elle met en lumière le sort des « intouchables » (burakumin) au Japon, grand tabou que les Japonais n’ont pas encore levé à ce jour.
Le livre est composé de 321 micro-chapitres qui tous font écho d’une certaine façon à une recette de cuisine, un plat, une saveur.
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La presse
Ryoko Sekiguchi, Beyrouth, cuisine sans fin
Avant la révolution de 2019 et l’explosion de 2020, l’autrice avait voulu faire le portrait gustatif de cette ville. Un livre où l’amer peut être la saveur de l’espoir.
Il y a des livres qu’on aurait aimé ne pas devoir écrire. » C’est ce que concluait Ryoko Sekiguchi en terminant Ce n’est pas un hasard, écrit après le séisme de mars 2011 et le tsunami qui avaient ravagé le Japon et provoqué la catastrophe de Fukushima. En se rendant au Liban en 2018, elle n’imaginait pas avoir à se répéter. Invitée en résidence par la maison des écrivains de Beyrouth, elle avait le projet de faire le portrait de cette ville « à travers » sa cuisine. Le mot « travers » n’est pas un hasard, pourrait-on dire, paraphrasant l’autrice. Se tenir de côté, regarder de biais, voir ce qu’habituellement on ne regarde pas, c’est le talent de Ryoko Sekiguchi. Manger fantôme ou le Nuage, dix façons de le préparer montraient avec quelle subtilité elle peut traquer l’impalpable, fixer le fugace sans le faire disparaître. On attendait avec gourmandise ce que la cuisine libanaise lui inspirerait. 961 heures à Beyrouth est en effet le « premier livre de cuisine » de Ryoko Sekiguchi. Même si elle a beaucoup écrit sur le goût et l’arrière-goût, avec en particulier Nagori ou l’Astringent, même si elle pratique depuis longtemps la cuisine et l’art de confectionner des mélanges d’épices, on ne lui doit pas d’ouvrage de ce genre. Celui qu’elle propose aujourd’hui en est un, un vrai, mais pas un livre de cuisine « comptable » comme on en trouve tant en Europe. Pas (ou très peu) de grammes, de minutes et de degrés sous sa plume, mais une mise en valeur des variations, des sensations, des gestes grâce à quoi le plat « accède à quelque chose d’universel ». La grande question du livre tourne autour du pas de deux que dansent la diversité et la spécificité de la cuisine libanaise, des cuisines en général. L’autrice s’amuse de ceux qui veulent ignorer qu’une cuisine est faite de toutes celles et tous ceux qui ont apporté odeurs, saveurs et tours de main de chaque endroit où ils ont mangé, ceux qui s’extasient sur la « créativité » des chefs japonais ou français et pour qui les capitales non orientales n’auraient droit qu’à l’« authenticité ». À Beyrouth, remarque-t-elle, la cuisine - sauf l’arménienne - est faite de toutes les diasporas libanaises revenues au pays. Et un sushi y est un plat libanais.
« Un livre de cuisine peut devenir un ouvrage littéraire »
S’il y a de l’universel dans un plat, c’est par le geste qu’on y accède. Pétrir une pâte, de la pizza aux tacos, du baozi au falafel, par exemple. Cette gestuelle culinaire face aux herbes, aux viandes, aux fruits, le choix de la cuisson, de la fermentation, tout cela constitue une grammaire, chaque plat est une page. L’autrice réfléchit au mode d’écriture d’une recette : vers, prose, et pourquoi pas une tragi-comédie ? « C’est pour cela qu’un livre de cuisine peut devenir un ouvrage littéraire àpart entière pour ceux qui savent le lire. » Livre de l’entre-deux, 961 heures à Beyrouth l’est aussi parce qu’écrit dans la lumière de l’hospitalité d’une ville rêvée, il a été revu après la thawra, la révolution, les manifestations d’octobre 2019 contre l’incurie du gouvernement Elariri. Avant l’impression, raconte l’autrice, l’explosion du silo de nitrate a détruit le port et le centre de Beyrouth. Le texte en porte les stigmates, et le rappel de 2011 le situe entre deux catastrophes. Ryoko Sekiguchi, d’une recette à l’autre, fait le portrait d’une ville pour laquelle « la cuisine comme la révolution n’auront pas de fin»
Alain Nicolas, L’Humanité, avril 2021