— Paul Otchakovsky-Laurens

Demain je meurs

Prix Louis Guilloux 2007

Christian Prigent

« Hier, j’étais né ; demain, je meurs », souffle la Voix qui sort du lit d’agonie. Entre cet hier et ce demain : une vie, celle du père. Qui raconte cette vie et qui entendit murmurer la Voix. Scènes, vignettes, tracés d’émotions, poussées d’interprétation, visions en vitesse, conversions bouffonnes. Temps : une demi-heure en gros, à vélo. Espace : deux kilomètres. Décor : Bretagne, années 1950. Fond d’Histoire : la guerre d’Indochine, l’affaire Henri Martin, Budapest 1956, les communistes, André Marty, Thorez, Staline. La Chienne du Monde parle. Le monde aboie fort. On file pas...

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Christian Prigent

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La presse

Le Petit Père du fils


Christian Prigent taille un linceul sur mesure à son géniteur, communiste forcené et père mal aimant.


Dans la famille Prigent, après la mère (Une phrase pour ma mère, P.O.L. 1996) et la grand-mère (Grand-mère Quéquette, P.O.L. 2003), demandez le père. Ici le géniteur, « l’auteur de toi-même, l’augmenteur du monde par ajout de toi, le fauteur des jours qu’il faut que tu vives » : un énorme morceau. Une statue de vertu, ce communiste acharné qui fut maire de Saint-Brieuc dans les années 1960, dévoué à la cause du peuple et du Parti.

Christian, son fils, se dirige vers l’hôpital où le père se meurt, retardant de passer la porte de la chambre. À d’autres moments dans le livre, le père est déjà mort, cendres dispersées, et l’on ouvre avec l’écrivain les armoires et les cartons. Traversant un demi-siècle de l’histoire politique, on fait halte à toutes les étapes de « la longue grimpette sur l’échelle du monde » de Prigent père, l’itinéraire du garçon boursier tiré de sa campagne armoricaine par l’école de la République, la route de l’armée à l’agrégation. Un homme travaillé par la mauvaise conscience, celle de l’intellectuel qui expie la traîtrise à son milieu d’origine dans l’engagement auprès des travailleurs. « Il aura toujours à se racheter du péché de n’être, pas ou hélas plus, de la classe QuiPorteLesEspoirsDuMonde. »

Tous (surtout l’originale Tata Clara et Eugène le renégat qui a déchiré sa carte du Parti après la signature du pacte germano-soviétique et sème les graines du doute dans la tête du petit Christian) embaument vivant ce père, saint laïque, moine soldat des grands soirs, working class hero œuvrant nuit et jour pour le bien et la justice, mais qui a toujours accordé plus de temps et d’intérêt à son « lointain » qu’à sa progéniture décevante, son fils s’en souvient bien…

« Et nique ta vie pour pas mal de temps la pensée têtue de n’être guère plus que à peu près rien puisque moins que lui en bon ou en moche. » Enfant jamais à la hauteur des ambitions paternelles, le rejeton adulte est encore tout emberlificoté dans des sentiments contrastés où se mêlent amertume, admiration et moquerie. Entre le fils et son père que la mémoire fait réapparaître le plus souvent en tribun, en orateur, le lien était sans paroles ni démonstrations. L’écrivain cherche à comprendre. Il raille peu cette vie militante dédiée à des idéaux « d’avant des déluges de désillusions » : la leçon de littérature en forme de dialogue avec ses jugements idéologiques sur les bonnes et mauvaises lectures est aussi hilarante qu’est poignante, quelques lignes plus tôt, l’évocation de la légitimité et de l’actualité de la lutte, la reconnaissance de l’héritage.

Un livre de Christian Prigent, c’est peut-être d’abord un débit, un flux. Une langue hybride fait de vieux termes, de slogans, d’expressions populaires. Souvent, elle prend des tonalités d’ancien français, de patois érudit, elle charrie les mots avec une virtuosité gaillarde, quelque chose de rabelaisien. Dans Demain je meurs, on parle donc le Prigent mais aussi le latin, l’allemand et le breton… C’est un phrasé qu’il faut écouter en le lisant. L’adaptation d’Une phrase pour ma mère par la compagnie Labyrinthes donnée dans le off à Avignon l’été dernier rendait bien cette oralité du texte. Prigent met en vignettes, en chanson de geste rimée, en poèmes. Il taille ainsi sur mesure un enveloppant linceul à son paternel. « Et ça presse fort l’éponge du cœur. »


V.R., Livres Hebdo, 26 janvier 2007


Mourir d’aimé


Maniant la langue comme un feu d’artifice, Christian Prigent fait revivre son père dans Demain je meurs, communiste inflexible, homme taiseux sur ses sentiments, mais acteur de son temps, fier et courageux.


Difficile, aujourd’hui, de parler d’événement en matière littéraire, tant la notion a été reprise et usée jusqu’à la corde par le spectacle médiatique. Pourtant, la publication d’un nouveau livre de Christian Prigent en constitue bien un, parce qu’il vient s’ajouter à une œuvre en cours qui fait de plus en plus référence. Dans le milieu de la poésie, où Prigent est apparu à la fin des années 60, avec le collectif TXT, mais aussi au-delà, auprès des lecteurs pour qui la littérature est d’abord affaire de langue et de tempérament d’écriture. Chez Christian Prigent, l’humeur est plutôt au feu d’artifice langagier, coloré et explosif, rieur et secouant. C’est plus que jamais le cas – et malgré son titre ! – de Demain je meurs, qui entre dans la veine « fictionnelle » de l’auteur. Après sa mère (Une phrase pour ma mère, P.O.L, 1996) et sa grand-mère (Grand-mère Quéquette, P.O.L, 2003), Christian Prigent s’est colleté avec la figure de son père. À sa manière. Certainement pas pour en sortir une confession énamourée nostalgique, ou au contraire une philippique en forme de règlement de comptes familial. Pas de ces banalités-là avec Prigent.

« Je crois que depuis le début […], j’écris toujours la même chose, a expliqué Christian Prigent dans un entretien avec Fabrice Thumerel1.Et cette chose relève d’un traitement du matériau autobiographique. Mais jamais dans l’ordre d’une reconstruction narrative positivée de ce matériau. Toujours dans l’ordre d’une reconstruction musicale stylisée qui consiste pour l’essentiel à épuiser ce matériau. Je veux dire à l’arracher à sa chair mêlée d’expériences, de cultures et de fantasmes pour le désincarner de cette chair-là et le réincarner stylisé (calculé, composé, sonorisé et rythmé) dans l’autre matière : la langue. Un livre est pour moi ce vase communicant où l’insensé de l’expérience se vide, s’oublie et meurt pour ressusciter, réifié en pur morceau de langue vivante et dépasser par ce vecteur, oui, sa propre subjectivité. »

Que Demain je meurs soit une immense partition, longue de 365 pages, la chose est on ne peut plus visible (ou audible). Au point que le plaisir se décuple à la lecture à haute voix. Prennent alors tout leur relief les scansions, allitérations, accélérations et freinages subits. Les glissements de registre, du familier au savant, de l’argot au classique, du français au gallo-breton (puisque l’action se passe à Saint-Brieuc), et même les quelques intrusions du latin ou de l’allemand. Avec cette fois, une prédilection particulière pour le rythme de l’alexandrin inscrit dans la prose. La langue de Prigent, nourrie à haute dose des anciens qu’il affectionne (Rimbaud, Jarry, Scarron…), est comme les montagnes russes : elle monte, descend, joue à nous faire peur et met en joie. Dès l’incipit : « Aïe, zut, djà la rouscaille : ça grommelle ronchon derrière du papier peint. » Pourtant son sujet central n’est pas exactement un joyeux drille : le papa. Si tout le monde n’a pas la chance d’avoir des parents communistes, il ne faut rien exagérer. Autant dans sa foi en Staline que dans son incapacité à manifester le moindre sentiment envers son fils, Aimé Prigent est d’une raideur inflexible. Mais Demain je meurs est d’abord un livre d’images. Une suite de séquences, sans respect pour l’ordre chronologique, dont le père tient le premier rôle : « Tu concentres à fond sur quoi passe têtu dans tes intérieurs. Là, c’est défilé sans interruption de spots de vision de qui fut ton père. »


Son père ?


Un homme qui s’est arraché à la condition des siens, « en fond de cambrousse de Centre-Bretagne », pour devenir un professeur de lycée exemplaire. Cette « trahison » de classe, il la portera comme une croix, y compris, et peut-être surtout, au parti communiste, où il est entré au sortir de la guerre : « Il aura toujours à se racheter du pêché de n’être, pas ou hélas plus, de la classe QuiPorteLesEspoirsDuMonde. »

Dans nombre des instantanés qui traversent l’esprit du narrateur, le père est en représentation publique dans une manifestation du parti : congrès fédéral, meetings, fête de l’Aube nouvelle… De même dans sa fonction de maire adjoint, puis de premier édile de Saint-Brieuc. Il y épouse, sans le plus petit écart, la ligne officielle. Malgré l’ami Eugène Blivet, le semeur de doutes, qui a quitté le parti en 1939 « à cause que le Molotov, il signa le pacte avec les fachos. » Malgré les avertissements de quelques intellectuels – Camus, Serge, Rousset, Kravchenko – et la visite d’un petit homme lucide, natif de Saint-Brieuc, l’auteur du Sang noir, Louis Guilloux. Malgré enfin la révolte de la femme d’Aimé, Émilienne, qui, au terme d’une scène conjugale épique – « Ça va charcuter » –, déchire rageusement sa carte du parti à cause de ce qui se passe en Hongrie : nous sommes en 1956. Parce que son héros croise la grande histoire,Demain je meurs est un livre documenté. En fin de volume sont rassemblés dans une bibliographie, des plans et quelques tracts retrouvés dans les archives paternelles, sur lesquels s’est appuyé Christian Prigent. Mais nulle trace de reconstitution historique. La liberté de l’auteur est entière, souvent espiègle, drolatique, parfois limite délirante. Il s’amuse en particulier de l’esthétique recommandée par les masses – « socio-réalisme et pompier héroïque » – en distillant quelques chansons rimées au style candide. Le sujet vient aussi sur le tapis dans un chapitre intitulé « Une leçon de littérature ». Le père récuse devant son fils tous les écrivains de la modernité – Joyce, Kafka, Beckett… – et même ceux qui ne le sont pas, dès lors que leur œuvre n’est pas jugée « utile »…

Mais l’ironie du fils est toujours tempérée par un souci de compréhension. Nous l’avons dit : pas question de condamner. Ce serait trop facile, trop abject. Au contraire, sur l’aveuglement, cette phrase : « Où serait la honte d’avoir bagarré pour virer l’immonde et faire du mieux au monde ? » Plus encore : le fils narrateur ressent quelque difficulté à se défaire de la mauvaise conscience qui l’assaille, parce que toutes ses projections mentales sur son père surgissent alors qu’il rejoint celui-ci à l’agonie dans une chambre d’hôpital. Questionnant en permanence l’origine de ces images et les motivations qui l’amènent à les transcrire, il interroge l’éthique qui traverse Demain je meurs. Il ne cache rien non plus de l’énigme métaphysique qui relie ce livre à la mort du père. « Tu prends sa parole, lui prends-tu sa vie ? », se demande-t-il. Question terrible, bouleversante, que Christian Prigent ne dramatise pas, mais qui pourrait à elle seule contenir le livre.

Tout de même, le lecteur, lui, peut se faire une idée. Sans doute parce qu’il n’est soumis à aucune confidence, aucune révélation. Aussi parce que l’auteur parvient à « dépasser […], oui, sa propre subjectivité ». Le lecteur sent ce qui justifie pleinement l’existence deDemain je meurs : un amour pour ce que fut un père, dans toutes ses limites et ses richesses d’homme.


Christophe Kantcheff, Politis, jeudi 1er mars 2007


Fils d’icône


Une demi-heure dans la vie d’un homme qui a peut-être eu la chance d’avoir des parents communistes.


Dans la famille Prigent nous avions la grand-mère héroï-comique (Grand-mère Quéquette), la mère (Une phrase pour ma mère), voici le père. Mais à défaut d’être un roman ou une autobiographie, Demain je meurs est plutôt un texte migrant entre prose et poésie, un livre moderne si l’adjectif n’est pas devenu grossier. Christian y raconte la vie d’Édouard, l’histoire d’un fils de paysan, brillant sujet promu par l’école laïque, agrégé de lettres classiques et aussi inflexible en classe que rouge de cœur et cadre du Parti communiste français. Comment peut-on être le fils d’une icône ? Ce n’est pas à Christian Prigent, lecteur de Lacan qu’il faut poser ce genre de question. Sa réponse est ici narrative qui ne cherche ni l’édification des masses, ni la réconciliation ; elle est de l’ordre de la poésie et rejoint les muettes évidences de la vie : c’était déjà foutu, c’est toujours déjà trop tard : « Hier j’étais né, demain je meurs. »

Pendant 400 pages, le jeune narrateur de Demain je meurs entreprend une course contre la camarde. Sa mère l’a envoyé à l’hôpital rendre visite à son père qui y est soigné – comprend-on – pour une de ces maladies alors définitive. Tout le roman tient en une demi-heure et quelques kilomètres pendant lesquels l’écrivain refait l’itinéraire de son père pour tenter enfin de croiser sa route. L’adolescent pédale à travers le temps, dans cet état de la conscience où tout revient, d’une silhouette entraperçue sur le bord de la route, d’un slogan peint sur un mur ou d’un reflet sur la sonnette de sa bécane. Ça déraille souvent à la « lisière du néant », ça tonitrue en toutes langues, on y change de monde comme de braquet. C’est de toutes ces associations que se reconstruit peu à peu la vie du père et du fils. Texte discontinu, digressif, bariolé, passant de l’alexandrin au parler gallo, de la farce à la tristesse. Car chez Christian Prigent grotesque et tragédie font toujours bon ménage. À découvrir ici les tantes Soizic et Clara, Parques délicieusement allumées, dont l’une en terre de Bretagne s’est entichée de Boudha, tandis que l’autre japonise dans son HLM rural avec ses kakémonos de chez Monoprix et ses netsukes en bakélite.

Demain je meurs c’est l’enfance des années 50, le tout à cent francs, plastique et duralumin, Pif le chien et Coco Boer et bien sûr le Parti : l’Huma sur les marchés, la Maison du peuple, les meetings, les intellectuels, Moscou ! Christian Prigent a-t-il eu de la chance d’avoir des parents communistes qui croyaient au grand soir ? Comme lui, plus tard, qui avec sa bande de la revue TXT croira à l’avant-garde. Adieu le PC, bonjour Mao et « Artaud Rimbur ». Mais voilà, procès, Staline, Budapest, tout cela dur à avaler. Demain je meurs raconte cet opéra là en un livre aussi grand que Le Sang noir que découvre un jour le jeune narrateur : « < i>tu lus, t’en es pas revenu. Tu y reviendras. » Hasard objectif, Prigent vient de recevoir le prix Louis Guilloux. Moralité : « Comme on fait son livre on se couche dedans. »


Jean-Didier Wagneur, Libération, jeudi 12 juillet 2007

Agenda

Samedi 8 juin
Frédéric Boyer, Suzanne Doppelt et Christian Prigent à l'auditorium du Pavillon carré de Baudouin

Auditorium du Pavillon carré de Baudouin
121, rue de Menilmontant 
Paris 75020

 

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Et aussi

Christian Prigent, Grand Prix de Poésie 2018 de l'Académie française

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