— Paul Otchakovsky-Laurens

Le pré est vénéneux

Suzanne Doppelt

Comme celui qui le traverse, le paysage se transforme, les perspectives se défont – des images fantômes. Des épreuves supposées, une initiation au terme de laquelle on ne sait rien de plus ni de moins.
Des textes courts où les mots et les images s’entrecroisent, se font écho, forment une trame étrange, dessinent le trajet aléatoire d’un homme à travers un panorama qui se métamorphose, tremble, se diffracte, tourne, devient carrefour, luna park, labyrinthe, chambre noire… Il y croise des figures légendaires, le golem, le dibbouk, enfourche un tapis volant, rétrécit à l’infini.
Tant pour les textes que pour les 17 planches noir et blanc qui les...

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Norvège : Margmedia | USA : Counterpath Press

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Coupant un vers d’Apollinaire, Suzanne Doppelt nous laisse imaginer, beaucoup plus abruptement, tout le potentiel maléfique de cet objet anodin presque domestiqué, le pré. Plus encore que des colchiques, de tubéreuses ou d’orties dont les vaches s’intoxiquent, le pré est peuplé de nos fantômes que libère la nuit. Si le jour s’y promener est un plaisir, la nuit claire y laisse émerger d’étranges créatures, pas seulement le zooplancton ou la raie électrique. Les spectres qui le parcourent procèdent de notre imagination. Silhouettes impalpables, fées ou émanations moins distinctes : nous sommes à une séance médiumnique à laquelle, semble-t-il, assiste également Kardec, le fondateur du spiritisme lui-même. Corps, voix sont transformés par ces productions qui pourtant, dans cet espace irrégulier « loin du carré mathématique », ne semblent pas déplacées. La photographie, qui dialogue avec ces textes, n’est-elle pas une pratique peu éloignée de la magie, de l’art de l’illusion ? Capter, « révéler », fixer le réel, autant d’opérations qui contredisent notre expérience quotidienne. Les truquages spirites, « apparitions furtives, effets spéciaux », naissent d’ailleurs en même temps que la photographie, qu’ils utiliseront très tôt. Le pré de Susanne Doppelt, la nuit, est ainsi la chambre noire où se projettent nos fantasmes. On y voit ainsi une créature de boue mise en mouvement par la formule magique qu’on lui glisse sous la langue le matin et qu’on lui reprend le soir : c’est le fameux Golem de Prague qui fait son apparition. Territoire de légendes, « beau Luna Park », « le pré mal fleuri par l’automne » est en général le terrain de jeu de créatures moins spectaculaires : nous-même, savants, somnambules, poètes d’Apollinaire à Ponge en passant par Mallarmé, humains (renforcés de quelques chats). Plaque photographique, le « pré irrégulier » est aussi ce qui échappe au carré qui, pour être « magique », n’en est pas moins fini. Ce vers inachevé, toutes ces potentialités restent ouvertes. Au sens propre, il est « infini ». Tout reste à faire, dès lors. Suzanne Doppelt occupe souverainement le terrain et fabrique son pré avec une précision extrême de photographe jusque dans l’invention la plus visionnaire : « L’ombre est toujours noire même tombant d’un cygne blanc et pourtant elle est la reine des couleurs. » Ces courts textes, parfois déroutants pour qui n’ose se départir d’une conception convenue de la poésie, témoignent cependant de ses fonctions premières : la création d’un monde et l’exaltation de la puissance de la langue, avec une efficacité à la mesure de l’économie de ses moyens.


Alain Nicolas, L’Humanité, 8 mars 2007