— Paul Otchakovsky-Laurens

Conditions de lumière

Emmanuel Hocquard

L’élégie n’est pas dans les mots de la plainte. Elle est dans la répétition des mots de la langue. Elle est cette répétition. Ma langue tout entière est cette élégie. On ne parle jamais de soi. Il n’y a jamais de sujet d’énonciation, il n’y a de sujet que grammatical. Il n’y a pas de commencement, il n’y a pas de formulation première, il n’y a que recueillir dans une coupe de verre (cf. : « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour »).

En parlant ou en écrivant, en lisant, en traduisant, on cherche la sortie, à s’en sortir. Écrire est cette ouverture.

 

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Traductions

Espagne : El Gall Editor | Norvège : Oktober | Pologne : Slowo/Obraz Terytoria | USA : La Presse Poetry

La presse

Une écriture de l’autre en soi-même


L’écriture de ce qu’il est convenu d’appeler « poèmes » et dont, on le sait, la définition, même formelle, est depuis longtemps contestée, demeure aujourd’hui, plus que jamais, une aventure intellectuelle.

Chaque livre d’Emmanuel Hocquard, qu’il le souhaite ou pas, et depuis tant d’années, souligne une tentative d’exploration et de découverte de lui-même, de son contact avec l’univers des mots (nul ne connaît, et le poète sans doute moins que quiconque, la distance entre ce qu’on veut écrire et ce qu’on écrit), et, d’un même mouvement, une tentative de couper court avec ce que Baudelaire nommait durement « l’intolérable vie intérieure », les « états d’âme », les attendrissements ou les violences envers soi-même (mais on ne cesse jamais complètement de fréquenter sa « vie intérieure »).

Ce livre récent donne un nouvel accent à cette lente progression, sans contrôle impératif, vers une écriture de l’autre en soi-même, laissant toutes ses chances à la liberté de la parole mais dans les mots, une façon de laisser aller « l’arbitraire des signes » !

Cent cinq énoncés, en vingt et une séquences de cinq pages, telle est l’allure générale ; chaque poème est composé de propositions, fragments de phrases, emprunts divers ou constructions, sans relations logiques discursives, sans corrélations apparentes directes, une sorte de suite d’informations ou d’échanges hétérogènes la plupart du temps. Des « élégies » peu élégiaques, sans détournement affectifs, sans cristallisations sentimentales ou démonstratives. Le poème demeure ouvert au sens, c’est aux mots qui le composent de le suggérer. Une manière d’écriture immédiate accidentée de ce qui pourrait traîner, par bouts distincts, dans l’oreille de l’une ou de l’un, dans un montage qui vise à laisser se former une cohérence, car c’est évidemment la difficulté : comment ne pas sombrer, sans l’organisation traditionnelle du texte, dans le décousu du n’importe quoi ! Un poème, donc, sans préalable à son écriture. Le sens, la signification même, végétations instables, choses précaires, à la merci d’un rapprochement, d’une évocation, d’un montage inédit, d’une virgule (mais il n’y a pas de ponctuation dans ce livre d’Emmanuel Hocquard) ou d’un blanc sur la page restent l’inconnu, le travail du poète est de composer son montage pour en favoriser une certaine émergence. Emmanuel Hocquard, dans ce livre exceptionnel, réussit ce tour de force.


Henri Deluy, L’Humanité, 21 février 2008