— Paul Otchakovsky-Laurens

Le spectateur qui en savait trop

Traduit de l’américain par Jean-Luc Mengus

Mark Rappaport

Mark Rappaport, « le secret le mieux gardé du cinéma américain », est aussi depuis presque douze ans un des auteurs les plus réguliers de Trafic. Il y a écrit sur ses propres films, comme sur les films, les cinéastes et les acteurs qu’il aime. Mais il le fait en développant surtout une forme neuve et très personnelle de critique, dont la fiction est le ressort interne. L’univers du cinéma s’y avère un lieu de permutations et de rencontres, autant que d’affects improbables. Marcel Proust y croise Alain Resnais à Marienbad, Madame de… de Max Ophuls s’y transforme en film de famille, l’héroïne de Vertigo...

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La presse

On n’en sait jamais trop


Celui qui, dès la première page de la préface à son livre de cinéma, écrit qu’il pleure à chaque fois qu’il revoit Madame de…, de Max Ophuls, n’est évidemment pas un de ces savants exégètes présentant sa thèse sur «le débordement non diégétique des implants mammaires dans le cinéma de Russ Meyer». C’est un amoureux fou du cinéma. C’est Mark Rappaport, Américain, enfant d’immigrés juifs arrivés à New York au début du siècle dernier, pour qui en effet Madame de…, et même le cinéma en général, est une histoire familiale. Il s’en explique dans cette préface et dans ce qu’on pourrait appeler une postface, les «confessions d’un hétérosexuel latent» sur les émois d’un jeune garçon dans un cinéma de quartier suggestivement surnommé le «Dump», ce mot ayant le même double sens en anglais qu’en français. C’est une réflexion qui va beaucoup plus loin que les habituels retours nostalgique sur les «verts paradis» puisque, sans grand discours, il y est malicieusement noté, souvenirs et révisions postérieures des films évoqués à l’appui, comment le cinéma oriente délibérément les désirs adolescents vers l’autre sexe. Une réflexion que l’adulte Rappaport devenu à son tour cinéaste poursuit avec un film sur l’homosexualité de Rock Hudson, grand séducteur de femmes à l’écran. Il en parle ainsi : «en 1992 j’ai terminé mon film Rock Hudson’s Home Movie que j’ai qualifié d’«autobiographie fictive». Hudson, revenu d’entre les morts, interprété par un acteur, a retrouvé sa jeunesse et commente divers aspects de sa carrière et de sa sexualité cachée, ainsi que les recoupements entre les deux»

On aimerait bien voir ce film, comme on aimerait voir son From the Journals of Jean Seberg (1995). On a pourtant, pour en donner goût autant que regret, les textes qu’il écrivit pour diverses revues, dont deux françaises, Trafic et Cinéma, qui vient, hélas, de disparaître et quelques inédits rassemblés sous le titre Le spectateur qui en savait trop. Car chacun de ses textes est un film en soi, une variation fictionnelle autour de films ou d’auteurs qu’il aime ou aima. La visite de Marcel aux deux Alain, Resnais et Robbe-Grillet sur le plateau de l’Année dernière à Marienbad est un savoureux pastiche du style de Proust, lequel on le sait, pratiqua fort bien ce genre. Mais c’est en même temps un court métrage sur la rencontre éblouie de Marcel avec Delphine Seyrig, rencontre troublée par la survenue de Shangai Lily, Marlene Dietrich en personne, qui reproche à la Française d’avoir copié, en blanc, comme un négatif, le boa de plumes noires de coq mexicain qu’elle portait dans Shangai Express, de Sternberg. Quand la culture s’allie de telle façon au bonheur d’écriture, on ne peut résister. Et c’est le cas dans tous ces textes, de la quête de célébrité de Ben Chapman, l’homme aux branchies de L’Étrange créature du lac noir de Jack Arnold (1955) dont le monde entier connaît le masque et personne le visage, à l’élégie pour Capucine et Silvana, deux stars mortes la cinquantaine venue, la première, oubliée, se jetant d’une fenêtre, la deuxième d’un cancer, qui habitèrent ses rêves. Ou la rencontre dans les nuits de Paris et de leurs bistrots à plus soif de trois étrangers, Serguei, Federico et Hal, Eisenstein, Garcia Lorca et Hal Craven, poète américain, tous trois amoureux de Louise Brooks dans Lulu et de marins de passage, un présent insouciant de la mort à venir pour eux trois.


Mais le film le plus émouvant de ce livre, c’est Moi, Jean Seberg, reprise des divagations, comme il le dit, au fil de ses pensées, lorsqu’il réparait le film dont il fut question plus haut. C’est comme un dialogue entre Jean, à partir des réflexions qu’il lui avait prêtées pour son film ou qu’il n’utilisa pas, et, lui, le préparant. Il raconte qu’un responsable de festival lui ayant demandé s’il avait eu accès au journal de Jean Seberg pour son film, il répondit : « Dans la même mesure que Dickens a eu accès au journal de David Copperfield. » À quoi l’autre demanda: « Qu’entendez-vous par là?»

C’est assez de dire qu’on est, avec chacun de ses textes, comme avec les films de Rappaport, devant des œuvres de fiction. On aimerait que toute critique de film soit ainsi écrite avec passion. Car il ne s’agit pas d’exercices de style mais d’approche en profondeur d’un travail. On en sait plus sur le travail d’Alfred Hitchcock et son rapport aux comédiennes après avoir lu Starring Grace Kelly, qu’après un gros volume. Ça, c’est du cinéma.


Émile Breton, L’Humanité, 06 août 2008