— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Règlement

Traduit de l’américain par Elsa Boyer

Heather Lewis

Lee est renvoyée de l’internat, elle a quinze ans mais il n’est pas question qu’elle retourne chez ses parents : son père abuse d’elle. Cavalière douée, elle fuit vers le circuit des concours hippiques retrouver Tory, une autre cavalière vers qui elle se sent attirée. Elle devient son amante et son équipière dans une écurie que dirigent Carl et Linda, un frère et une sœur connus pour leurs méthodes brutales et la manière qu’ils ont de droguer chevaux et cavaliers. Ayant compris son trouble et sa fragilité, Linda à son tour force Lee, qui le désire et le redoute à la fois et se réfugie dans une consommation de plus en plus folle...

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La presse

Heather Lewis: son premier roman enfin traduit


Disparue il y a huit ans, Heather Lewis signait en 1994 un premier roman trash et violent, autour de marginaux rompus aux concours équestres. Découverte d’un Règlement, enfin traduit, où tout finit par se dérégler.
Heather Lewis s’est suicidée en 2002, à New York, laissant derrière elle trois romans bizarres, dérangeants et pervers.

Après Le Second Suspect (L’Archipel, 2000), autour d’une détective cherchant à retrouver un tueur en série, et surtout le choc d’Attention (P.O.L, 2009), dans lequel une prostituée partageait les rapports de domination et de cruauté d’un couple SM, c’est enfin au tour de son premier roman, Le Règlement, sorti aux Etats-Unis en 1994, d’être traduit.

L’enfer, c’est l’enfermement

Comme Attention, Le Règlement s’impose comme une plongée dans un enfer ordinaire, où le pire côtoie la banalité du quotidien, s’y infiltre mine de rien, contamine tout.

L’enfer, chez Lewis, c’est l’enfermement - dans un monde, une famille, une maison, un langage, un livre aussi, où les règles sont sans cesse bafouées, perverties. Et où, dès lors, plus rien ne vous protège - des autres mais surtout de vous-même, de vos démons enfouis, jouissance dans la souffrance ou désir de faire mal -, où l’insécurité règne en permanence.

Dans Le Règlement, tout se dérègle ainsi dès la première page quand Lee, une fille de 15 ans, est renvoyée de l’internat :

" On pourrait dire que tout a commencé quand ils m’ont virée de l’école. Ce n’est pas comme si j’avais fait quoi que ce soit de vraiment grave. On était à une fête, avec des garçons dans le dortoir. Je me suis fait prendre dans la cage d’escalier, littéralement la main dans le sac. C’était trois fois rien, juste un peu d’herbe. Je n’aime pas l’herbe. D’ailleurs je n’aime pas les garçons non plus, au moins les surveillants n’ont aucun souci à se faire de ce côté-là."

On "pourrait dire" que tout a commencé avec "ça" laisse supposer que non, ça a commencé bien avant, et on aurait raison de le croire même si ce n’est que bien plus tard qu’on apprendra la vraie raison de la fugue de la gamine : elle se fait violer par son père depuis le plus jeune âge.

L’existence se vit sans aucune issue possible

Voici donc deux règles perverties dans l’ironiquement intitulé Le Règlement : la règle de l’école par Lee, et celle de la famille par l’inceste. Et puis dès qu’elle prend l’avion pour rejoindre Silas, l’homme qui l’a entraînée depuis longtemps à l’équitation et à la course d’obstacles, elle se retrouve victime des attouchements d’un type nettement plus âgé qui abuse d’elle.

Autre dérèglement dans la fiction de Lewis : la victime jouit. Et quand elle se retrouve, amoureuse d’une certaine Tory, à devoir faire équipe avec elle dans une écurie que dirigent Carl et Linda, frère et soeur aux rapports troubles, le règlement sera à nouveau malmené à grands coups de seringues : tous se droguent et dopent les chevaux.

Heather Lewis accumule les scènes de sexe hardcore entre filles, les scènes de shoot de plus en plus sanglantes, les rapports de domination (acceptés) avec les hommes, et dresse ainsi le portrait d’une individualité désabusée, désenchantée, résignée au pire parce que le pire est humain et que l’existence se vit, se décrit et s’écrit comme un All over, sans aucune issue possible.

Déjà, Attention avait la structure d’un film pornographique - quand tout n’est que répétition des mêmes scènes, quand toute scène dite "normale" (un dîner, une discussion, du jardinage, du repassage, etc.) est fatalement pervertie par le sexe, tourne implacablement à la fellation ou à la pénétration. Le Règlement relève à peu près de la même structure, et c’est ainsi qu’au final ce sont les règles du roman que Heather Lewis aura perverties.

Quand le livre commence, l’action qui détermine vraiment la fugue de Lee et tout le reste de la narration a déjà eu lieu - le début, être attrapée avec de la drogue, est un faux prétexte, une illusion narrative, soit un mensonge.

A la fin, le roman ne se clôt ni sur une résolution, ni sur une chute ou une morale : tout indique que Lee ira en répétant sans cesse les mêmes choses (baise, shoots, compétitions équestres, sexe, shoots, etc.) jusqu’à la seule vraie fin possible, sa mort.

La transgression n’a même plus de valeur

Tout comme le film porno n’a pas vraiment de fin - le film s’arrête de façon aléatoire - ni d’autre issue que de se répéter dans sa seule raison d’être, le sexe, le roman de Heather Lewis n’a pas d’autre enjeu que la récurrence, et par là même l’enfermement.

Dans un monde sans cesse déréglé, dans un roman sans règle aucune, la transgression n’a même plus de valeur, ne donne plus aucun plaisir, n’a pas de sens. Ce qui serait la vraie définition de l’enfer selon Lewis : un monde dénué de sens.

Dès lors, les effets d’une écriture lyrique, poétique, sophistiquée, seraient obsolètes : comme les grands auteurs US du trash contemporain, de Bret Easton Ellis à Dennis Cooper, Heather Lewis pratique le minimalisme pour obtenir une narration atone, servie par une narratrice (Lee elle-même) qui ne s’étonne plus de rien puisque plus rien ne compte.

Ici, la chair de la jeunesse américaine, nomade white trash qui va de motel en motel et de shoot en fist fucking, se teinte de la lumière crue des photos de Larry Clark. Rien n’est plus décrit que les actes : l’enfer des personnages de Lewis, c’est aussi d’être enfermés dans leur langage sommaire, où plus rien n’existe du monde autour d’eux que les aiguilles qu’on leur enfonce dans le cou ou les gestes de mutilation qu’on a subis et qu’on se raconte.

Du dérèglement chez quelques personnages de fiction enfermés dans un micromonde - la chambre, le parcours d’obstacles, ou leur langage -, où la seule issue serait le suicide, dernier geste de Heather Lewis.



Nelly Kapriélian Les Inrockuptibles 11 novembre 2011