— Paul Otchakovsky-Laurens

Expérience d’Edward Lee, Versailles

Gérard Gavarry

En 2004, soit trois ans avant son suicide, Édouard Levé rapporte d’un séjour aux États-Unis la série de photos Amérique. Il s’agit, à première vue, de paysages urbains et de portraits, ceux-ci toujours frontaux, inexpressifs, ceux-là étranges en raison de leur banalité même et des noms que portent les villes photographiées  : Florence, Berlin, Oxford, Delhi, Bagdad… Or à regarder de plus près cette Amérique-là on s’aperçoit que s’y trouve surtout mise en scène l’obsession prémonitoire de la mort, et qu’il s’agit en réalité d’autoportraits de l’artiste en...

Voir tout le résumé du livre ↓

Consulter les premières pages de l'ouvrage Expérience d’Edward Lee, Versailles

Feuilleter ce livre en ligne

 

Traductions

USA : Dalkey Archive Press

La presse

Un texte de Gérard Gavarry hanté par les images d’Édouard Levé – L’atelier d’écriture


À l’origine du nouveau texte de Gérard Gavarry, des photographies. en 2005, il découvre une série d’images de l’écrivain et photographe Édouard Levé faites en Amérique, trois ans avant son suicide (réunies dans Amérique, Léo Scheer, 2006). Le protocole photographique est loufoque et déconcertant : il a parcouru les États-Unis sur 10 000 km à la recherche de villes homonymes de cités internationales, telles que Berlin, Paris, Delhi, Bagdad, etc. Les images rapportées sont frontales, sans qualités. Édouard Levé s’est contenté d’opérer une topographie des lieux, décrivant l’entrée des villes, les maisons, parfois quelques personnages au regard neutre, aux bras ballants. Rien qui donnerait du monde une image exaltée ou héroïque.

Quand on regarde ces images, on est sidéré par la mélancolie qui les traverse : malgré la prolifération de signes urbains (panneaux de signalisation, objets perdus, images publicitaires), le vide semble toujours s’imposer. Le suicide du photographe, quelques années plus tard, en 2007, confirmera que ce voyage n’était pas celui d’un homme en harmonie avec le monde. Et c’est bien ce qui retient Gérard Gavarry : l’inquiétant présage véhiculé par les images. « En regardant les photographies d’Édouard Levé, j’ai été frappé par le côté funèbre de leur mise en scène : il n’y a pas un être vivant, pas un oiseau dans le ciel ; mêmes les portraits sont figés, mortifères. Je me suis dit que ce qu’il a photographié, ce n’est pas tant l’Amérique, mais quelque chose de complètement personnel : ce sont des autoportraits. » Avant même de commencer à travailler, Gérard Gavarry sait qu’il ne cherchera pas à illustrer en mots ce que l’image représente : celle-ci est un matériau de départ, comme un négatif, au sens photographique, qu’il va falloir développer. Gérard Gavarry retient cent images, comme autant de prétextes pour mettre l’écriture en branle. Une fois son corpus de photographies retenu, l’aventure du texte peut commencer. Mais l’auteur tient à éviter la facilité du commentaire pour ne pas prendre l’image au pied de la lettre. Celle-ci doit en effet s’ouvrir à son inspiration, ne pas être un modèle prégnant, mais bien un embrayeur d’écriture.

Pour construire cette liberté, Gavarry définit un strict programme de travail : « J’ai pris appui sur cent de ces photos. À chacune, dont j’empruntais le titre, j’ai substitué trois énoncés fragmentaires, amputés de leur début comme de leur fin. » Autrement dit, la photographie de départ devient un texte, qui fonctionne comme une prise multiple pour connecter l’écriture. Mais c’est un exercice d’équilibriste qui peut rendre la lecture déroutante. Ces fragments sortis de l’image sont serrés « entre deux abîmes » : il manque en effet les premiers et les derniers mots, et les photographies d’Édouard Levé ne sont pas reproduites dans l’ouvrage. Cela suppose un effort d’imagination de la part du lecteur pour entendre cette « écriture du désastre », comme le disait Maurice Blanchot. Devant une photographie qui représente, par exemple, une station-service de Calcutta (Ohio), Gavarry est d’abord sensible à « la nuit sans étoile » ; dans le deuxième fragment, il décrète que le « visible importait peu » ; quant au dernier énoncé, il évoque les matériaux de la station, « lunaires sous le ciel noir ». Ces phrases, déconnectées les unes des autres, partagent cependant la même désolation et signalent la même absence. « Ce qui me séduisait, avec le risque de l’illisibilité et du non-sens, c’était de déplacer le rapport habituel que l’on a du sens et de sa transmission par des phrases : le fait de proposer un texte sans que le référent soit donné me paraissait intéressant. Cela crée un hors-champ qui reste mystérieux. Le plus souvent, j’ignorais moi-même l’antécédent de mes phrases. »


Énoncés lacunaires


Cette « petite machinerie », comme il qualifie l’entreprise, il faut l’avouer, lorsqu’on la découvre, frustre et désempare. Cependant, l’écriture, par ce mélange subtil de puissance et de rigueur, nous emporte bientôt plus loin. Et ces trous dans les phrases ne sont plus des obstacles, mais bien des ouvertures pour le lecteur. Car ce livre ne prend pas en otage celui qui se risque à le lire : il lui donne la liberté de compléter ces énoncés lacunaires. Par ailleurs, il n’a pas l’autorité d’un produit fini. Il assume son incomplétude et montre très concrètement que la langue est toujours défaillante, rarement conforme à ce qui l’entoure. Ce qui reste essentiel, pour Gérard Gavarry, en dépit de l’abîme associé à l’écriture, c’est de poursuivre en étant le plus rigoureusement exact que possible, laissant aussi ouvert le champ des significations. « S’il y a pour moi une prise de risque, c’est justement dans la recherche de la maîtrise formelle. Une fois qu’elle est définie, je m’y tiens. Mais la maîtrise du sens, quelle horreur ! Je lâche toujours un texte avec un grand point d’interrogation. »


Amaury da Cunha, Le Monde des livres, 7 mai 2009