— Paul Otchakovsky-Laurens

Bodo

Jacques Jouet

« J’ai écrit Bodo après une bonne dizaine de voyages ou séjours de travail (des chantiers de théâtre) en Afrique : Bénin, Burkina Faso, Niger, Afrique du Sud, Namibie, Madagascar, Côte d’Ivoire.

Plus qu’ailleurs, je me suis toujours senti – non pas chez moi, oh la la, surtout pas ! – mais dans mon élément, en Afrique.

C’est quoi, mon élément ?

La langue française, quelles qu’en soient les raisons, y est active. Les hommes y jouissent et y souffrent à peine différemment qu’ici. Je suis un voyageur qui cherche à voir les ressemblances.

Pour lire Bodo, il y a des...

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La presse

Le théâtre des deux Bodo, comment Jacques Jouet est devenu africain


Nul ne sort indemne - au moins indifférent - d’une histoire vécue avec l’Afrique noire. Jacques Jouet ni plus ni moins que bien d’autres, on serait tenté de citer la cinéaste Claire Denis, hantée de souvenirs africains - elle a vécu longtemps à Djibouti. Alors, Jacques Jouet est-il marabouté ? Marabouté par la terre rouge envahissante qui pigmente là-bas tout ce qu’elle touche. Jacques Jouet n’est pas né en Afrique, mais il est entré en familiarité avec elle. Son premier séjour remonte à ses 30 ans, quand, invité par un ami béninois étudiant en médecine à Paris, il a passé quelques semaines à Cotonou. « Voyage qui m’a profondément marqué », dit-il. Mais c’est seulement vingt ans plus tard, en 1997, qu’il a commencé à réellement fréquenter l’Afrique : chaque année il se rend au Niger pour y mener des chantiers théâtraux.

« On me demandait de fournir les choses que je savais, écrit-il dans sa préface, quand je savais surtout que j’étais là pour apprendre un nouveau monde, ni tout à fait un autre ni tout à fait le même que le " mien ". »Il dit aussi de l’Afrique qu’elle est son second pays. Voilà un indice de l’envoûtement. Il dit encore que, nourri de toutes ces expériences africaines, il voulait écrire un roman. Il l’a fait, et son roman, sobrement titré Bodo, est un très beau diamant africain. Car Bodo est bel et bien un roman « Ifricain ». Qui vous dit que tout est possible, là où règnent le désordre, la guerre, la désolation, la corruption et tant d’autres avanies. Qui vous donne non pas les clés pour comprendre ce continent fascinant, mais vous embarque dans un univers singulier, encombré d’empreintes coloniales et néanmoins farouchement indocile, récalcitrant.


Rosette

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« Bodo est connu en ville comme l’homme au parapluie en bandoulière […]. Quand Bodo déploie son parapluie, ce n’est pas nécessairement que le soleil est excessif ou la pluie torrentielle. C’est plutôt pour en exhiber une tache rouge sur le noir du tissu : une rosette de la Légion d’honneur, décoration française, qu’il a installée là où personne avant lui n’avait osé. Il est juste de dire qu’à cet endroit précis, en cas de grosses pluies, une gouttière se forme et le parapluie fuit. » Jouet plante ainsi son personnage – Bodo – imaginaire ( mélange de plusieurs Africains rencontrés au fil des ans ). Bodo est un philosophe, soit un homme sage, spontané, opiniâtre, instruit des choses de la vie, désintéressé et cependant très impliqué dans le destin de son pays, le Niger, et de Zinder, sa ville. Suivre Bodo père et Bodo fils au gré des vicissitudes quotidiennes laisse rêveur, tant la plume de Jouet est en harmonie avec le cadre local et ses habitants. Une plume légère et pourtant grave, spirituelle et parfois sévère, au service d’un conte, loufoque mais toujours respectueux. Ainsi, quand Bodo fils est emmené par des hommes de Foccart à Baden-Baden, en 68, pour rencontrer de Gaulle qui a fui les émeutes du Quartier latin. Le général a exigé de son conseiller aux affaires africaines de consulter un indigène « Iavisé » pour lui soumettre un projet curieux  : il se verrait bien prendre la tête d’un pays africain, le Niger par exemple. Le dialogue entre les deux hommes – qui se reproduira à Colombey – reste un grand moment de surprises savoureuses et de justesse politique remarquable. Accessoirement, c’est à ces occasions que Bodo a reçu du général la fameuse Légion d’honneur.


Résonance


Mais avant les aventures de Bodo père et fils, il y a le « wassam kara ». C’est ce qui inspira Jouet. Contrairement à Bodo, le wassam kara existe bien : à l’origine, il s’agissait d’une fête théâtrale dans la population haoussa de Zinder, où des notables locaux étaient joués par leurs sosies. Dans les années 40, un colon blanc vint s’installer à Zinder. Baudot, c’est son nom et c’est la vérité vraie, était un administrateur colonial, un brin pétainiste, sans intérêt, sinon qu’il était un tortionnaire du travail. Traduction de l’administration : il aimait « le travail bien fait ». Ce Baudot-là, le Blanc, a donné naissance au Bodo noir, et c’est avec les deux hommes que Jouet a construit son roman. Deux hommes en résonance qui disent l’Afrique chacun à leur manière, parfois la même.

Pour la petite histoire – la vraie –, René Baudot, figure coloniale, est resté dans les mémoires : une chanson écrite après 1948 par le poète Dan Alalo ( mort en 2002 ) est devenue mythique au Niger, chantée en toutes occasions. Jacques Jouet nous la livre en annexe. Elle dit tout des relations des Blancs et des Noirs. Et elle n’est pas très joyeuse.


Béatrice Vallaeys, Libération, 1er octobre 2009



Une Afrique de « wassan kara »


Qu’est-ce que le wassan kara ? Que dit de Gaulle quand il rencontre un Nigérien nommé Bodo au tabac de Colombey-les-Deux-Eglises ? Que se passe-t-il si on promène le miroir de Stendhal au bord des routes de la province de Zinder, tout en laissant libre cours à une verve intarissable ? La réponse à toutes ces questions ( et bien d’autres ) figure dans le dernier roman de Jacques Jouet, Oulipien qui a fait de l’Afrique aussi son pays.


Mais attention, dès la préface, Jouet prévient « la lectrice » qu’il ne s’agit pas d’un roman oulipien. Dont acte : Bodo n’est pas le fruit d’un jeu de contraintes, mais d’un ensemble de chantier théâtraux et rencontres en Afrique, lors desquelles Jouet entend parler du wassan kara, une fête théâtrale dans la population haoussa de Zinder, au Niger. « Il s’agit de représenter les événements politiques, avec les personnalités officielles du moment en les faisant jouer par des monsieur-tout-le-monde qui en sont les sosies. C’est ainsi qu’un colonisé tint le rôle de Baudot le colon, à la fin des années quarante et qu’il lui prit son nom, de la même façon que celui qui joue Khadafi, on l’appellera toute sa vie Khadafi. ». Les identités s’échangent, les politiciens deviennent fantoches, la politique croise le champ du jeu : le wassan kara était le matériau rêvé pour élaborer une histoire parfois documentaire, souvent fictive et toujours joueuse, autour de l’Afrique-Occidentale française.

Dans le wassan kara comme dans le roman, « le nom est toujours à cheval sur plusieurs individus personnes ». Ici, le Bodo du titre est in nom à tiroirs ? Il y a le colon Baudot qui administra la province de Zinder pendant quelques années, et y devint après son départ une figure mythique de bourreau de travail. Il y a Bodo le père qui tient son nom de la première représentation de wassan kara, où il y joua le rôle de l’ancien colonistateur. I l y a Bodo le fils qui est le Bodo principal, et dont la vie vagabonde constitue une bonne part du roman. Le roman entrecroise ces Baudot/ Bodo dans le joyeux micmac chronologique et logique.

Nous découvrons d’abord Bodo le fils, lors d’un wassan kara où déguisé en Président Kountché ( à la tête du Niger de 1974 à 1987 ), il tient un discours un peu trop libertaire pour sa fonction. Forcé de partir, il découvre son profond manque de talent pour le commerce, médite sur la notion de travail et devient guerillero par hasard, dans un camp au Ghana, qu’il quitte par un concours de circonstances tout aussi involontaire. Fasciné par la découverte récente des ossements de Lucy qui font de l’Afrique le berceau de l’humanité, il se lance dans la paléoanthropologie. « Si les hommes aujourd’hui n’étaient décidément pas les bons, revenons aux origines. Du moins saurait-on mieux de quelle façon se serait opéré l’égarement », se dit-il alors.

Bodo le père nous ramène aux grandes heures d ela colonisation. Baudot le colon, que nous ne connaîtrons que via les archives, fournit à Bodo père sa seule et unique femme, qui conçoit de cette brève rencontre Bodo le fils. Bodo père ignore qu’il s’agit plus de faire procréer la main-d’oeuvre que d’aider les timides. Perclus de reconnaissance, s’engage avec les troupes françaises en Indochine, où il rencontre quantité de personnes intéressantes, et trouve la mort.

Le roman suit également les péripéties de la vie maritale et polygame de Bodo le fils. C’est l’occasion de découvrir une Phèdre moderne ainsi qu’une conteuse inépuisable (le roman énumère les titres alléchants de ses contes et se joue de la curiosité de la lectrice sans vouloir en développer plus d’un). Pour revenir à l’Histoire, la grande, le roman nous livre en exclusivité le récit des deux rencontres de Bodo fils avec le Général lui-même. bodo est envoyé à Baden-Baden, où de Gaulle broie du noir, pour lui fournir des idées sur la suite des événements. De Gaulle lui promet alors uen médaille, que Bodo ira chercher, avec des explications sur le comportement de la France en Afrique en général et au Niger en particulier, à Colombey-les-Deux-Eglises, où le général rumine sa défaite.

Bodo est l’histoire à plusieurs visages de l’Afrique et de la France, à travers la colonisation puis les tentatives de décolonisations et d’indépendances et la Françafrique. On y croise Jacques Foccard, le Monsieur Afrique de de Gaulle puis de Pompidou, Jean Rouch, mais aussi des figures méconnues du public français, que le roman se fait un devoir de rappeler: Djibo Bakary, opposant nigérien, Nkrumah, indépendantiste ghanéen... « Et Toussaint-Louverture, quand finira-t-on de moins le connaître que Bonaparte? », Les centres de détention et les pirogues surchargées de migrants volontaires en partance pour l’enfer font de brèves apparitions. Car on ne s’y trompe pas: sous ses airs désinvoltes, Bodo est aussi une charge contre la colonisation, la Françafrique, les préjugés et le récent discours de Dakar – dont une citation figure dans le texte. Contre l’Afrique de Dakar version 2008, Jouet propose sa version à lui, une Afrique d’Histoire et d’exubérance, de documents ( car il y en a, venus des archives de Niamey ou des entretiens menés par l’auteur ) et d’extrapolations volontairement irréalistes. C’est une Afrique de wassan kara : faite de parodie et de disgression, d’un mélange indiscernable de comique et de réalité. Cette politique mine-de-rien que mène le wassan kara, et le roman à sa suite, les autorités l’ont bien comprise, qui finissent par annuler le wassan kara de 2005 : trop risqué, trop politiquement incorrect. Il y aurait pourtant bien des wassan kara à faire, et le roman en commence la liste : de celui de « la dépossession de la majorité de l’opposition nigérienne par le pays des droits de l’hum-hum en septembre 958 » à « celui de Ben Laden reconnu dans les rues de Ouagadougou », en passant par le « wassan kara du brillant discours de Nicolas Sarkozy à Dakar ».

Bodo est donc un peu tout ça – et pas tout à fait. Car si la lectrice ( et le lecteur ) apprennent d’intéressantes choses sur la Françafrique, ils se laissent aussi porter par l’inventivité du langage et l’imagination débridée de Jouet. Qu’on en juge: on lira dans Bodo, entre mille autres choses, la parabole de la monnaie en feuilles de nim, le conte du chasseur imposteur, ainsi que le récit désopilant de la rencontre avec un de Gaulle usé et un Bodo allègre autour d’un champagne tiède et de criquets grillés dans le bistrot de Colombey-les-Deux-Eglises. On trouvera à chaque page des phrases débordantes d’humour et de maîtrise, bien trop nombreuses pour toutes les noter malgré l’envie qu’on en a.

Bodo est une exploration jouissive des territoires romanesques et des frontières elastiques à volonté du roman et du réel. Laissons la parole ( exubérante ) à Jacques Jouet pour finir : « Ce roman-ci veut être un roman, certes d’imagination, mais qui n’en est pas moins, souvent, documenté, parfois documentaire – je réfléchis pour le suivant à ce que pourrait être un roman vraiment “expérimental” au sens antéscientifique du terme –, toujours daté, finalement élucubrant, rien n’empêchant à aucun moment la lectrice de considérer que toute ressemblance avec des destins invraissemblables et quotidiens ne saurait être que l’effet d’un art. Un art que, ma conviction va en s’affermissant, le roman est, est que celui-ci, Bodo, j’espère, exerce ».


Claire Richard, La Quinzaine Littéraire, septembre 2009