— Paul Otchakovsky-Laurens

Le signe =

Christophe Tarkos

Le signe =. Manifeste. Nouveau. Un manifeste possédé de poésie faciale, l’autoportrait. Après les discours sur l’inconscient, voilà le discours sur le conscient. Un texte qui parle du souffle, de la merde, de la joie, des myosotis et du noir. Avec à la fin un poème inédit sur le bison.

 

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La presse

Comment ça pousse : de la langue et des choses selon Christophe Tarkos



Parlons sentiments. Des sentiments qui nous traversent quand on lit du Christophe Tarkos. Sentiments difficiles à concilier. Apparemment.



C’était dans la librairie Tschann à Paris, début 1996. Je feuilletais les dernières sorties des éditeurs indépendants qui étaient disposées - et le sont toujours - sur une petite table au bout de celle qui était réservée aux nouveautés françaises (et aux éditeurs ayant pignon sur rue). Il y avait là Le Damier de Christophe Tarkos publié par les éditions AIOU. Je ne connaissais ni l’un ni l’autre. Je lus le premier texte. Je le lus à nouveau, à haute voix cette fois, moins pour le partager avec d’autres êtres doués de parole - il n’y avait pas grand monde - que pour éprouver autrement le texte ; manière aussi de répondre à une injonction à laquelle il était difficile de résister : celle d’incarner sa vocalité assertatoire - « II y a du lait partout. Il y a du lait dans le beurre. Des litres de lait blanc se trouvent partout. Il y a du lait dans tous les bons produits. Du lait partout. Etc. » Je lus ainsi les six premiers textes du livre, jusqu’au grand damier qui occupe la double page centrale de l’unique cahier cousu de fil blanc. Je lisais et quelque chose était, devenait, augmentait. Du lait. Partout. Je faisais advenir le lait. Dans tout. J’étendais la puissance du lait. Je lactifiais le monde et j’en éprouvais un certain plaisir. Ce plaisir était lié, je m’en rendis compte peu après, à deux sentiments distincts.



Sentiment d’une efficacité du texte, non seulement au sens de la performativité rhétorique, assez évidente, de ses assertions - je dis et en disant fais (performativité du langage quand on l’énonce dans certains contextes, performativité qui fonctionne ici dans un contexte inhabituel, celui d’une « suspension d’incrédulité » poétique) - également et plutôt au sens des expériences que l’on fait avec lui des choses et sur les choses. On les accumule, on les scrute, on les dispose, on les transforme. Sentiment donc d’être projeté au milieu des choses les plus diverses, d’être un laborantin parmi ses fioles et ses instruments, avec lesquels il fait passer les matières qu’il a isolées d’un état à l’autre, les chauffe, les refroidit, les réduit, les mélange et observe ce qu’il advient et ce qui se passe. Sentiment prononcé que Christophe Tarkos est un tel expérimentateur et nous avec lui quand on ht ses textes à voix haute (et souvent aussi à voix basse).


Sentiment parallèle, qui vient un peu plus tard, après quèlques textes lus, par conséquent lié aux comparaisons qu’on ne manque pas de faire, sentiment d’un jeu joyeux, presque festif, avec la langue, toutes les ressources de la langue et toutes presque en même temps, jeux phonétiques et sémantiques, jeux syntaxiques et grammaticaux, avec les temps et les modes, jeux avec les expressions toutes faites qu’on malaxe et qu’on tord, jeux avec toutes les figures de la langue, grande rhétorique virtuose qui passe incessamment d’un niveau à l’autre, pousse chaque figure à ses limites. Sentiment qui s’intensifie avec les lectures.



Pour revenir au texte sur le lait, qu’il a republié dans Caisses (P.O.L, 1998) en quatrième position sans le modifier, le jeu est, me semble-t-il, double : de « partout » à « dans tout » et de « il y a » à « est ». Jeu rhétorique d’amplification reposant sur l’ambiguïté du morphème « tout », pris comme suffixe puis comme mot et sur l’identification de la formule impersonnelle « il y a » et de la copule prédicative « est ». Jeu ontologique qui nous fait passer d’une présence vague et infuse à une inclusion universelle et du constat phénoménal naïf à l’assertion conclusive revendiquant la vérité : de « il y a du lait partout » à « le lait est dans tout ». Le moteur de ce double jeu est la répétition obsessionnelle du mot « lait » et la double série accumulative des choses auxquelles il se rapporte : contenants d’un côté (purée de pommes de terre, bidons, camion-citerne, pâtisserie industrielle, béchamel, etc.), états et qualités de l’autre (beurre, crème, lait en poudre, fromage, sec, liquide, blanc, etc.). Pour passer de « partout » à « dans tout » et de « il y a » à « est », il faut
répéter et accumuler. Christophe Tarkos dirait qu’il faut épuiser la signification du mot « lait » pour accéder à son sens. Deux sentiments donc : d’expériences sur les choses, d’expériences sur la langue. Une ontologie (qu’on pourrait définir pour aller vite comme l’ensemble des discours qui s’occupent de ce qui est et de comment est ce qui est) et une rhétorique - à laquelle il arrive de prendre des formes logiques. Inséparables et néanmoins distinctes.



Sentiments qui se confirment à la lecture des autres textes de Caisses dont il semble à première lecture que la plupart fonctionne selon ce double régime : rhétorique / ontologique.


Le texte n° 13 remonte ainsi d’une description à une définition puis finalement à une interrogation sur l’identité de l’objet en question : un coussin posé sur un sofa. « Sur un coussin sur un sofa. Un coussin sur les coussins du sofa. Un petit coussin, on peut dire un coussinet. Un coussin à peu près marron sur le sofa. Etc. » Une description qui, partant
d’une situation quotidienne - par exemple je suis assis sur un sofa, un coussin coincé derrière mon dos -, soulève à force de décrire la question de la définition puis de l’identité de ce qu’on décrit et par suite de tout objet quel qu’il soit voire de l’objet en général. On commence par dire le coussin « petit » et « à peu près marron ». Mais, en même temps, on se demande ce qui définit un « bon » coussin : deux qualités au moins, « moelleux » et « rebondi ». Description du coussin perçu à l’instant t et définition générale du « bon » coussin s’entrelacent. On poursuit en le disant « rectangle » et « près du sofa », « rebondi » et « sur le sofa », « plus petit qu’un oreiller » et « sur le coussin du sofa », comme si ces qualités étaient équivalentes, comme si sa position, sa forme, sa taille et son degré de moelleux étaient des attributs participant également de son essence. On ajoute tout de suite que sa taille est relative à sa position - il n’est « petit » que « sur le dos du coussin » - et que son moelleux ne l’est que par comparaison (que l’on attribue spontanément à l’auteur) avec un ventre « rebondi et moelleux ». Ses attributs censés être les plus essentiels (nécessaires et suffisants à sa définition) se prennent à vaciller : un « bon » coussin serait celui dans lequel on aurait arbitrairement reconnu la rondeur d’un ventre.
La dernière phrase du texte comprend cinq itérations du mot « coussin », deux du mot « coussinet » et mêle allègrement toutes les qualités précédemment distinguées, constituant ce que Christophe Tarkos appelle une « nuée » (le texte sur le lait apparaissant plutôt comme une « poussée »).



La rhétorique consiste ici à travailler simultanément sur les deux registres de la description et de la définition, et l’ontologie à s’interroger sur l’identité d’un objet en questionnant la valeur et le nombre de ses attributs. On remarque cependant que l’une et l’autre ne se laissent distinguer que jusqu’à un certain point du texte au-delà duquel on entre dans une zone où les expériences sur la langue deviennent indiscernables des expériences sur les choses, la zone des « nuées », « poussées » et autres « nappes » dont Christophe Tarkos parle dans Le signe = (P.O.L, 1999, p. 28 et suivantes), zone dans laquelle, écrit-il, « les mots sont inutilisables », où « le sens vient exploser ». Ces termes ont l’air de relever de l’ordre des choses, mais il prend soin de préciser que ces nappes sont aussi des « durées de parlé », des « petits bouts de parlé », des « expressions » et que ces « expressions » ou « tirades » sont des « boulettes », des « poches d’eau », des « tas ». Une « nuée » est donc autant du côté de la langue que des choses. Elle est un état de langue qui est aussi un état de choses. Dans une « nuée », état de langue = état de choses. Mais cet état, il n’est pas donné, il faut le fabriquer. Impossible de se donner d’un coup le sens du « lait ». Il faut d’abord rendre le mot inutilisable, c’est-à-dire détruire sa signification. Il faut ensuite construire la « poussée » qu’est le « lait » et la « nappe » lactifiante qui en résulte. Il faut enfin faire sentir le sens de cette « poussée-nappe », produire le sentiment du lait, le « sentiment de maintenant » écrit-il dans Le signe = car c’est toujours maintenant qu’une « nappe » est construite et sentie.



Ontologie et rhétorique sont donc des moyens pour fabriquer ces « états » où langue et choses cessent d’être discernables. C’est pourquoi il n’y a pas à proprement parler de rhétorique ni d’ontologie tarkosienne, mais un usage indéfiniment varié et inventif de la rhétorique et de l’ontologie (je devrais dire des ontologies tant diverses sont celles
auxquelles il a recours).



Il semble pourtant bien qu’il y ait chez Christophe Tarkos un discours sur l’être. N’écrit-il pas dans Le signe = (p. 32) : « Pâte-mot est la substance », autrement dit l’essence de tout ce qui EST? Une « compote » ou un « sac » de mots, d’expressions, de parlé, de pensées, de sensations, de sentiments et de choses, mais à ce point collés les uns aux autres, englués les uns dans les autres qu’on ne peut qu’artificiellement les distinguer. Je répondrais qu’il s’agit moins là d’un discours que d’un postulat méthodologique sans lequel les états qu’il fabrique dans ces textes seraient inappréhendables (et donc sans effets). « Pâte-mot » ne peut en effet être décrite dans la mesure où on ne peut le faire que du dedans - ou depuis ses « bords ». Elle doit être vécue — sentie — pour être pensée. C’est donc toujours localement, depuis un certain point en elle ou sur ses « bords », qu’on l’appréhende. C’est pourquoi on n’en aura jamais fini avec « pâte-mot », qu’il faudra toujours recommencer le processus qui mène à la « nuée » et que celle-ci sera à chaque fois
différente parce que chaque processus est singulier, non itérable. Ce qui n’empêche nullement de dire la vérité. « Avec la pâte et la poussée on peut dire la vérité » (Le signe =, p. 36). Dire la vérité, c’est faire un avec la pâte, c’est fabriquer une poussée qui rende indiscernable chose et langue, c’est faire corps avec le mouvement qui indiscerne chose et langue. Une expérience dont on ne peut rien conclure sinon qu’elle est possible puisqu’elle a eu lieu. C’est la grande leçon tarkosienne : on peut dire la vérité et la dire ne nous apprend rien mais instille en nous le désir de la redire autrement. Ad libitum.



BASTIEN GALLET, CAHIER CRITIQUE DE POESIE, 2015