— Paul Otchakovsky-Laurens

On sait l’autre

Édith Azam

On sait : l’autre. On sait qu’il va venir. Il arrive toujours. Il nous tient par les yeux, nous oppresse. Il contamine notre espace, veut nous réduire à petit feu. On sait qu’il est en bas, là, derrière le mur. C’est à devenir dingue. C’est à devenir : on devient. Presque… Mais non, on ne le laissera pas faire, on ne veut pas finir si vite. Alors on se concentre, on se concentre puis on l’attend, l’autre, le pied ferme. On ne veut pas céder à la panique. On court vers la salle de bains se rincer le visage, puis on relève la tête et soudain, le reflet dans la glace, nous dit droit dans les yeux : On : c’est l’autre…

 

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La presse

L’autre, miroir sans tain



Un narrateur dont on ignore tout sinon que, enfermé dans sa maison, il entend venir « l’autre » - ses pas sur le gravier. Un long poème en prose porté par une langue haletante, qui est aussi une histoire de mise à mort sans possibilité de retour, sauf peut-être par l’intermédiaire de la littérature. Le deuxième livre d’Edith Azam, après Décembre m’a ciguë (POL, 2013), est aussi puissant que singulier.



Il est encore question de mise à mort dans le texte d’Edith Azam, On sait l’autre, mais, cette fois, sans retour possible. On ne sait rien du narrateur sinon qu’il est chez lui lorsqu’il entend des pas sur le gravier. Ce qui pourrait, au départ, être vécu comme le simple désagrément d’une visite inopportune va petit à petit se muer en un malaise profond. Ici, l’autre n’est jamais vécu que comme une menace, un danger. Et pour cause : il vole, viole, tue. Il nous dépossède de nous-mêmes, cherche à nous infiltrer pour se substituer à nous et nous manipuler, et finalement nous tuer. Ainsi, la maison dans laquelle c’est réfugié le narrateur, et que l’autre cherche à forcer, semble n’être qu’une métaphore de son intimité, de sa propre « intériorité ». Ici, non seulement l’autre ne nous révèle pas à nous-mêmes, il n’est pas condition de notre existence, mais il est au contraire négation de celle-ci, puisque sa présence induit nécessairement notre disparition. Il veut nous faire la peau, l’autre, mais pas seulement. Il veut faire la peau du langage. Parce que c’est bien là que se retranche la vie pour Edith Azam, dans les mots, qui ne sont jamais, chez elle, une abstraction – ils sont solides en bouche, les mots, ils sont faits de chair, ils saignent, même, pour nous, quand l’autre essaye de nous atteindre, ils s’offrent en sacrifice. Porté par une langue intense mais toujours maîtrisée (on notera en particulier un usage très judicieux du double point), le long poème en prose d’Edith Azam se mue ainsi en un hymne puissant à la littérature.



Avril Ventura, Le Monde, 13 juin 2014


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