— Paul Otchakovsky-Laurens

La Nostalgie

Mircea Cartarescu

Roman total divisé en cinq nouvelles indépendantes que relient de nombreux échos et souterrains, La Nostalgie s’ouvre sur l’histoire du « Roulettiste » – pauvre bougre devenu malgré lui le champion d’un club secret de roulette russe (nouvelle censurée par les autorités communistes roumaines lors de la première édition du livre, en 1989) – et s’achève sur le fantastique épanouissement de « l’Architecte », individu lambda devenu le sujet d’une immense révélation musicale (via le klaxon de sa voiture) et peu à peu absorbé, happé dans l’ivresse de la création,...

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La presse

Ecrit avant la chute de Ceausescu, ce roman de Mircea Cartarescu n’a pas perdu sa férocité subversive



Initiation à la liberté intérieure



Deux adolescents vont faire l’amour pour la première fois. Mais la jeune fille refuse que cela ait lieu dans sa chambre et entraîne le garçon le long d’un couloir, qui bientôt deviendra une sorte de sentier souterrain, de marécage, antre effrayant, aux murs suintants et mous. Quelques marches, encore une porte ; le couple débouche dans le Musée d’histoire naturelle de Bucarest. Des animaux morts les regarderont s’aimer, acte à son tour magique, qui emportera les amants et le livre entier décidément bien loin de ce qui se passe, d’habitude, dans les chambres d’adolescents, comme dans les romans qui les évoquent, surtout sous la bannière de la nostalgie. Car La Nostalgie, s’il porte son titre à merveille, en bouleverse le sens de fond en comble ; le passé n’y est pas ce pays éloigné passé n y est pas ce pays éloigné qu’il serait doux de retrouver, il est le levier qui nous propulse de ce monde dans tous les autres, le rêve éveillé où le temps se courbe, où ce que j’ai été dévore ce que je suis. L’identité devient un cristal ébréché qui se brise, explosion scintillante dont Mircea Cartarescu fait la forme de ce roman lui-même en éclats, à la fois paysage dévasté et bombe à fragmentation l’ayant dévasté, libérant au passage une énergie extraordinaire, qui donne au lecteur le sentiment constant que tout, en permanence, y est possible. Telle était sans doute, au demeurant, sa fonction principale quand Mircea Cartarescu (né en 1956) l’a écrit, à la fin des années 1980, sous une dictature qui, précisément, rendait tout impossible. Il fut publié une première fois, sous le titre Le Rêve (Visul), en 1989, quelques mois avant la chute de Ceausescu, dans une version tronquée par la censure ; puis repris en 1993 dans sa version intégrale, qui était demeurée inédite en France jusqu’à aujourd’hui et la belle traduction qu’en donne Nicolas Cavaillès. L’imaginaire, dans la littérature de la Roumanie communiste, était l’instrument privilégié de la dissidence, de la résistance aussi bien au réalisme soviétique officiel qu’à la répression du droit pour chacun d’être, dans toutes les dimensions que ces mots recouvrent, un être humain. Ce qu’un semblable roman devait rendre à nouveau possible avait à voir avec l’étrangeté de la vie, sa singularité absolue, promesse dont, près de trente ans après la chute de la dictature, l’accomplissement stupéfie encore. L’oppresseur est tombé, mais le désir de libération qu’attisé chaque page transcende les contingences historiques, et devient force littéraire pure, universellement féroce et subversive. Les cinq histoires sans rapport immédiat qui composent La Nostalgie multiplient, comme autant d’étapes de l’initiation à la liberté intérieure, les glissements, les métamorphoses, les embardées vers l’inconnu. Le livre s’ouvre ainsi sur l’histoire d’un champion de roulette russe. Galvanisé par la chance, ou le désir de mourir, il ajoute une balle à chaque partie, et finit par jouer avec un barillet plein. L’adolescent du Musée d’histoire naturelle aura du mal, lui aussi, à persister dans son être après la cérémonie occulte qu’est, chez Mircea Cartarescu, l’acte sexuel. Ce qui lui arrive est trop saisissant pour être défloré ici. On pourra se contenter de citer la manière dont, inversant La Métamorphose de Kafka, il résume lui-même son aventure : « Après une nuit de sommeil agité, un monstrueux insecte se réveilla transformé en l’auteur de ces lignes. » Portée par cet axiome, la partie qui lui est consacrée, au centre du livre, accomplit une autre opération magique : celle qui permet à l’ensemble de trouver une unité - dans la ligne de fuite de son éparpillement même, magnétisé par un unique pôle invisible. Chaque protagoniste de chaque histoire, jusqu’à la jeune femme partie à la recherche de la vérité ultime à travers un monde peuplé de géants, de monstres invisibles, de tatouages qui, s’animant, deviennent une « chronique vivante des mondes passés, présents et futurs » ; et au musicien qui bouleverse l’ordre du cosmos en jouant sur son synthétiseur; chacun, au bout du compte, se transforme en permanence en tous les autres. Ou, si l’on veut, en chaque homme, en cet individu indéfinissable dont la liberté fondamentale est dès lors d’échapper aux rôles que toute société, fût-elle libre, voudrait lui faire jouer, et de bénir le chaos, le désordre irréparable du monde, qui l’emportera. Et le fera renaître, devenu chaos lui-même; humain donc, intégralement, comme il arrive qu’on désespère de l’être longtemps après que les tyrans sont morts.


Florent Georgesco, Le Monde des Livres, 10 mars 2017