— Paul Otchakovsky-Laurens

Grand Cirque Déglingue

Traduction de Louise Boudonnat

Marco Lodoli

Grand Cirque Déglingue est un récit de l’éternelle enfance, avec des personnages proches des Vitelloni qui traînent leur douce folie, et plus exactement leur adolescence attardée, dans une ville où tout est déjà tracé. Mais, heureusement, il y a Sara qui enchante ce monde gris, Sara qui par sa seule présence ou absence suffit à maintenir l’espoir et les rêves.
On est en hiver à la veille de Noël, et nos trois personnages, trois « arnarchorêveurs » décident de voler l’Enfant-Jésus de sa crèche : Nous le libérons de son destin et nous l’envoyons jouer avec les autres, ce morveux. S’ensuit une errance...

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La presse

Comédie du Livre


APARTE. II faut rêver


« CE SONT DES RÉVOLUTIONNAIRES sans armes. D’incorrigibles indignés. Et, surtout, des pieds nickelés de la rébellion. Ruggero, Mariano et Rocco ont 30 ans ou quasi. Le premier est enseignant, malgré lui, dans l’école privée où le deuxième est encore étudiant et le dernier, gardien. Les trois amis rêvent d’un monde moins étriqué et moins laid que celui qui leur est promis. Se revendiquant anarchistes, ils imaginent « une societé nouvelle, (...) propre, pure, noble » et, pour ce faire, dérobent les Enfants Jésus dans les crèches de Noel, afin de libérer le Christ de la croix à laquelle il est destiné. Chacun raconte à tour de rôle, candeur et rage mêlées, les efforts du trio pour briser les cadres d’une vie déjà toute tracée. Et chacun évoque son amour hors norme pour Sara, la soeur de Mariano, une jeune femme aussi belle qu’intelligente, dont l’absence les intrigue et les ronge. Un éloge sensible des marginaux. Dernier volet d’I Principianti (« Les débutants »), une trilogie de Marco Lodoli parue en Italie entre 1992 et 1994, Grand Cirque déglingue propose le portrait attachant et loufoque de ces grands adolescents qui refusent de se résoudre à vivre dans la réalité et la médiocrité. A travers les péripéties insensées, l’auteur des Promesses (POL, 2013) tisse un éloge sensible des marginaux, qu’il invite à contempler avec un regard neuf. Le «grand cirque» auquel travaillent les trois compères, un spectacle itinérant composé principalement d’éclopés, invite ainsi au réveil des consciences endormies par les habitudes. «Le monde offre une image tantôt cruelle tantôt enchanteresse. Et notre cirque voudrait rendre plus sensible cette image, la mettre à portée de main. (...) Nous portons probablement tous en nous d’étranges mutilations sans en avoir conscience. Nous devrions voir plus loin, oui, voir plus clairement mais nous avons deux petits yeux de taupe et un tunnel pour horizon », expose Ruggero à propos de ce cirque, une version humaniste de Freaks, de Ted Browning (1932). Alternant scènes grotesques et moments de pure poésie, le roman de Lodoli oseille en permanence entre l’expression de l’enthousiasme le plus fou et celle du plus profond désespoir. Rome et ses collines, subtile esquisse dessinée en toile de fond, ne sont pas pour rien dans ces ondulations des âmes, partagées entre euphorie et mélancolie. Bien et mal. Désir d’évasion et tentation du renoncement.



Ariane Singer, Le Monde Des Livres, 28 mai 2016



Au-dessus du pavé


A travers un roman et un recueil de chroniques, Marco Lodoli porte une fois encore un regard plein d’empathie, de douceur et de lucidité sur Rome, c’est-à-dire sur le monde et sur ceux qui cherchent à l’habiter.


Les familiers de l’oeuvre de Marco Lodoli retrouveront avec Nouvelles îles, guide vagabond de Rome et Grand Cirque Déglingue, tous deux traduits par Louise Boudonnat, la singularité d’une écriture dont le charme opère dans le temps de la lecture et se prolonge bien après. Les autres pourront pousser l’une ou l’autre de ces deux portes et entrer ainsi dans un univers dont on peut parier qu’ils auront le désir de s’y attarder longuement. Nouvelles îles fait suite à Iles, et comme lui est un recueil de chroniques précédemment parues dans le quotidien La Republica, conviant le lectueur à une (re)découverte de la cité. Ou mieux encore, à une réinvention du lien qu’il noue avec son lieu de vie. Chaque pas ouvre la possibilité d’un accomplissement, chaque espace parcouru est rendu à son unicité par l’attention du regard. L’auteur a une prédilection pour les espace sans charme apparent, enclavés dans le tissu urbain. "Nous les traversons prestament, une seconde et nous sommes déjà de l’autre côté, sans même avoir remarqué que nous nous trouvons dans une conque qui aurait pu accueillir la rondeur pure d’un instant."Mais"si la beauté s’offre à tous les coins de rue, à Rome comme ailleurs, ce sont les hommes qui en sont les îles admirables. Avec Grand Cirque Déglingue, initialement paru en 1993 en Italie, c’est plutôt un petit archipel que nous offre Marco Lodoli. Les protagonistes de ce roman sont en effet un trio de trentenaires incapables de rentrer dans le rang des adultes responsables. L’un est un professeur sans grand talent ; l’autre, redevenu tardivement élève, a échoué dans sa classe ; le troisième est le concierge de leur lycée et le théoricien du groupe anarchiste qu’ils ont fondé. Le récit de leurs exploits (parmi lesquels l’exfiltration de l’enfant-Jésus de la crèche de Saint-Pierre afin de l’arracher à son destin ou encore la création d’un cirque éphémère dont les artistes seront des estropiés et des marginaux de leur entourage) est narré à la première personne, par les voix entremêlées de Mariano, Ruggero et Rocco. Et à l’arrière-plan, le visage lumineux de Sara, dont l’absence les hante. Soeur du premier, aimée du deuxième, désirée par le troisième, elle est partie pour un voyage sans retour...

Marco Lodoli, le point commun le plus évident de ce recueil de chroniques et de ce roman est leur ancrage dans la ville de Rome, que partagent d’ailleurs tous vos ouvrages. Comment ces deux formes d’écriture coexistent-elles au sein de votre travail ?

J’ai l’impression que mes livres, tous autant qu’ils sont, sont reliés les uns aux autres, comme les petites pièces d’un puzzle : et peut-être qu’à la fin surgira l’image secrète vers laquelle - séparément, conjointement - ils tendent tous. Rome est un espace à la fois imaginaire et réel. C’est une ville qui en cache d’autres, et sous les milles histoires et les milles vagabondages, il y a la même inquiétude, la même espérance désespérée que cette ville, chaque ville, ma vie, chaque vie, aient un sens.

A bien des égards, les Isole, ces Iles qui sont à présent la matière de deux recueils, apparaissent comme les carnets de notes d’un infatigable arpenteur et découvreur de sa ville, Rome. Peut-on considérer qu’il s’agit d’une matière première de vos fictions ?

Leur point de départ est une sorte de déconcentration attentive, si je peux recourir à cet oxymore. Je ne cherche rien, j’erre et je regarde, et pendant ce temps, dans le vide intérieur qui se crée, des îles et des histoires apparaissent. C’est dans ce vide que la ville trouve sa beauté neuve et que les personnages de mes histoires trouvent un foyer.

Grand Cirque Déglingue appartient à votre première trilogie romanesque (Les Débutants) dont seuls deux volets avaient été publiés en français : Les Fainéants et Courir, mourir. Cette parution tardive, à distance des deux autres le fait-elle résonner différemment ?

Je ne crois pas que le temps passé puisse modifier le texte, sa connexion avec les autres, sa douceur. Ces trois anarchistes, je les sens encore vivants aujourd’hui : ils sont des pensées, des vilains matous, des saints bouffons, ils sont la part la plus belle de mon expérience d’homme et d’écrivain. Quelquefois je m’imagine être mort et aller en cachette voir un petit souvenir que ma ville et mes amis ont voulu me dédier, une rétrospective, un parcours parmi mes oeuvre. Eh bien, dans ce rêve demi-éveillé, j’imagine que le titre de cette modeste manifestation montée en mon honneur (mais vraiment modeste, une petite salle, vingt sièges, trois types qui parlent) serait justement Grand Cirque Déglingue, comme si ce titre représentait la totalité de mon travail éphémère.

Vos romans paraissent séparément avant d’être regroupés en triptyque. Les écrivez-vous dans cette optique, comme les élément d’un ensemble à venir ?

A vrai dire, chaque livre que j’écris est le dernier. Je pense que je n’aurai jamais plus l’énergie, la fantaisie, l’inspiration pour écrire un autre livre. Par conséquent, je n’ai jamais pensé entermes de trilogie. Mais ensuite il y a une part de moi - architectonique, tournée vers la Renaissance - qui veut ordonner tout cela : et alors les livres se regroupent, trois par trois, et maintenant ils sont neuf, mais j’ai déjà écrit un dixième, et je voudrais que tous les dix soient reliés en un volume, mon munument aux Romains qui cherchent l’absolu parmi les ruines, le grand périphérique de Rome et le néant. Ils cherchent, ils se perdent, ils sourient.

Livre après livre, vous avez façonné un univers à la fois ancré dans la réalité - au moins celle de la topographie romaine - et ouvert sur d’autres dimensions qui tiennent du fantastique, du merveilleux, du poétique. Tous vos textes romanesques comportent une part d’irrationnel, d’irréel. Sont-ils en cela imprégnés de votre propre perception des choses ?

Je suis d’extraction catholique. J’ai toujours été ému par la crèche : l’infini qui se projete dans un enfant. La mer dans le verre, le ciel dans la fenêtre. C’est ce que j’aime dans l’art, sa position entre le contingent et l’absolu. C’est un pont croulant, délabré. Au-dessus il y a l’abîme, au-dessus courent les nuages. Ce pont est la maison des artistes.

Ce faisant, vous questionnez le monde d’aujourd’hui, ses dérives, sa violence. Vous mettez en scène des personnages qui ne peuvent ou ne veulent s’y insérer. Le lecteur est ainsi invité à faire un pas de côté pour les rejoindre dans leur marge. A orienter différemment son regard...

Tous les hommes vivent dans la marge. Celui qui croit être au centre de l’histoire, de la vie, du monde est un imbécile. Nous devons tous mourir, par conséquent nous sommes tous des miséreux. J’ai connu beaucoup de gens, ils m’ont tous semblé en danger. J’écris aussi pour me rassurer, je me raconte des histoires qui m’aident à mieux respirer.

Vos personnages sont aussi des êtres qui n’ont pas rompu les liens avec leur enfance. Ils portent sur le monde le regard étonné de ceux qui n’ont pas réussi à intégrer à leur existence les concessions, les compromissions qu’impose le passage à l’âge adulte. est-ce encore une façon de rester dans la marge, celle qu’arpentent les fous, les chiens, les éclopés, celle où s’attardent les enfants ?

Le monde des adultes m’ennuie un peu. Je trouve leur raisonnement fatiguants et souvent inutiles, même si moi aussi j’ai grandi et m’efforce d’assumer mes responsabilités. Mais je ne veux pas renoncer à l’enchantement de l’enfance ni à la poussée métaphysique de l’adolescence, comme le font malheureusement beaucoup d’hommes adultes, ternes et pesants comme des rochers.

Vos livres ont une tonalité empreinte d’une douce mélancolie mais vos personnages et les situations qu’ils traversent tendent souvent vers le trivial et le burlesque. Tout cela est portée par une écriture éminemment poétique. Une poésie très visuelle, aussi, qui fait surgir des images de films de Buster Keaton, ou Federico Fellini. Cette filiation vous semble-t-elle pertinente ?

Je crois qu’il y a une sensibilité commune à une certaine famille d’artistes, qui va de l’Arioste à Collodi, de Buster Keaton à Fellini, et peut-être pouvons-nous aussi y ajouter King Crimson et même les Beatles. Nous avons en commun, avec toutes les différences de valeur, que la réalité ne se réduit pas à ce que nous voyons de nos yeux : il y a plus que cela, un double-fond, un autre ciel, un prolongement vers l’infini qui rend la vie quotidienne extrêmement poétique, y compris dans ses aspects les plus humbles.

Ainsi, dans vos Iles comme dans vos romans, vous évoquez très souvent des lieux ou des objets modestes : petite place, ruelle, vieil arbre, banc, terrain vague, oeuvre d’art mineure débusquée dans une chapelle... Cette Rome-là est plus importante pour vous que celle des guides touristiques et des livres d’art ?

Il est évident que Rome est un univers complet en expansion continue. J’aime certains lieux encore indéfinis, l’indéterminable m’apaise. C’est pour cela que je n’ai pas besoin de chanter la puissance du Colisée ou de Saint-Pierre, tout est déjà dans leur histoire. Je préfère me perdre dans les pénombres, les petites places, les zones d’incertitude. Léopardi a bien expliqué l’émotion que procure l’indéfini dont les confins sont labiles et qui se laisse pénétrer par l’infini.

Vous menez de front vos métiers d’écrivain et d’enseignant en lycée. Vous êtes très attaché à l’école, comme institution, comme lieu de vie, d’apprentissage et de transmission et aussi à celles et ceux qui y enseignent. En Italie, vous vous êtes beaucoup investi dans la réforme de l’école, qui, comme en France, provoque nécessairement beaucoup de remous, de contestation. Pourquoi l’écrivain et poète que vous êtes a-t-il fait ce choix ?


Je dirais que c’est par curiosité. J’ai voulu comprendre comment fonctionne un ministère, un lieu où se prennent des décisions qui concernent la collectivité. J’ai cherché à faire quelques propositions et elles ont été acceptées. Etre poète, vivre dans le tremblement de la vie ne signifie pas être hors du monde. Je voulais démontrer y compris à moi-même que l’on peut participer à la vie du pays sans être obligé de renier sa propre nature, son propre regard sur les choses. Nous pouvons tous être plus légers, cela aide à mieux vivre aussi la dimension sociale.

Propos recueillis et traduits par Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°173 mai 2016

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