— Paul Otchakovsky-Laurens

Planches

Rémi Froger

Ce livre raconte des séquences de la vie d’une personne quelconque. Je, tu, il. Des traces de ses parcours, des places et des jours qu’il a traversés. Ce qu’il a vu et ce qu’il n’a pas vu ; ce qu’il porte avec lui, ce qu’il a laissé, ce qui a filé devant lui. Celui qui écrit refait tout cela. Il scie en long dedans. Il fait des planches pour supporter, pour transporter. Des formes de planches. Sept fois dix. Il avance des propositions pour que ces événements, ces accidents, ces choses se lient, se lisent de nouveau ou que d’autres se produisent. Baraques, armoires, tables, albums, chariots, murs, planchers, coffrages, radeaux… Il s’en tient aux faits. Toutes sortes...

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La presse

Banc de montage


Avec Planches, Rémi Froger s’assoit encore une fois à la table de montage d’un film rêvé, bandes dessinées hypothétiques, arrêts sur images, abstractions des cadres. Une expérience vertigo.


Douzième livre de Rémi Froger, Planches décontenance au premier abord par la vitesse avec laquelle il enchaîne, sous la forme de doubles quintiles (2 x 5 vers ou phrase séparée d’un espace), puis de dizains, des bouts de phrases en apparence sans lien, jouant à nouer des données concrètes à de pures abstractions. Le chiffre dix (chaque série étant composée de dix poèmes), a sans doute une fonction signifiante, quand même il agit pour le lecteur comme un code crypté, que la quatrième de couverture ne dit pas ou prou : "des signes insistent" est-il écrit. Certes, des signes, le livre en est rempli, ils débordent et se répandent, clignotent, font pancartes, cartons, étiquettes, feux, police lumineuse sur un écran, tout cela en même temps. L’incipit du premier poème (appelons-le ainsi) appelle pourtant une piste : "il ouvre sur un mouvement photographique, la main sur le déclencheur/est une mai différente, les mots distancent l’image dans la phrase". La main d’écriture diffère du doigt photographique (du piqué), les mots ne font pas image comme l’image l’image. Bien. Puis tout s’enchaîne vite, "le monde se fissure de plus en plus, d’autres données surgissent" (un troisième vers), jusqu’au constat suivant : "le tissu noir plie l’origine"... Est-ce celui derrière lequel il faut placer l’oeil pour que le vieux draguerréotype tire le portrait d’une époque résolument nouvelle ?


Rémi Froger ne cesse de faire signe vers l’art des images : Passager : 12 proses vers Antonioni (D-Fiction, 2015), Transferts (Tarabuste, 2008), Chutes, essais, trafics (P.O.L, 2003) ou Des prises de vue (id., 2008). L’oeil-caméra, les appareils optiques multiples (jumelles, lunettes, zoom, etc.), les tirages, les révélateurs biochimiques, les fixateurs parfois, font impression dense sur le papier d’écriture de Froger. Il ne cesse de dire sa méthode en la superposant à des prélèvements de phrases venues d’on ne sait où - souvenirs flottants, bouts d’images vues, séries de perceptions, recadrages de cartes postales, bouts de livres d’histoire, parfois de polar, du Manchette extrait, réécrit et haché menu ?, etc. - : écrire "l’étrangeté par juxtaposition, savoir que "l’objet accidentel/ne s’aligne pas" dans les lignes (?), que ces mêmes "objets se désassemblent de la description", que "quand je pose une phrase au-dessus d’une autre phrase, celles du dessous/se plient et se déforment, il n’y pas de fin, je reprends". Cela ne cesse pas de croître, ici (p. 37) c’est une "triple contorsion des coïncidences ", "le verbe suivre enregistre des liaisons" mais "l’ensemble des phrases glisse". Synthèse possible : "il est question d’une vitesse/entre des ligaments fondus, "une sorte de défilé d’objets" dont "la bouche rapporte l’épisode", et le livre, conséquemment, "n’aura pas d’objet : il sera surface", avec des images "barre de fer", "images qui cassent un nouveau paragraphe" et "quelques phrases qui tourneraient sans aucun pivot". Le poète magicien trace sur un mur blanc, depuis un écran tendu d’images, ces trois mots : "Traduire, rapport, ellipse" (p. 63). Tout est là.


Mais l’affaire se complique. Il faut ajouter la question de la couleur. Elle se répand autant que les signes, autrement mais sûrement. Et quoi de plus fou que de peinturlurer les mots, et comment faire pour qu’ils disent le spectre chromatique, la luminosité de tel bleu ? "Pierrot le fou", gueule d’indien en bleu et rouge, dans le plan de Godard sait. L’image sait porter cette désinvolture. Mais les phrases, comment font-elles ? C’est l’autre pan de Planches (peintes, placardées d’affiches ?). Mais il accuse son penchant pour le monotype : un seul passage du rouleau, une seule image révélée aux couleurs données une fois pour toutes. Avec ça, faites un dizain et dites en quelques "phrases et copeaux" que "la description noircit" ou ceci : "il cherchait la couleur en même temps dans sa tête qu’il dit jaune". Etait-ce "le verbe matière dans les citrons amers" qui put la lui faire trouver ? Ou bien "la couleur s’allume (t-elle) en se soudant" ? Faut-il impérativement la dire ? Toutes ces questions, Rémi Froger les agence en plan de montage serré, d’où que ses phrases fassent des "filaments,/la fumée des feux de pneu", des rushs incandescents...


Emmanuel Laugier, Le matricule des anges, septembre 2016



Il y aurait des pages qui seraient des images, de « jeunes phrases cachées dans l’eau », et des pas de vis qui seraient des phrases possibles. En sept fois dix dizains d’une beauté singulière, « étrangeté par juxtaposition », Rémi Froger questionne l’écriture et nous dessine tout en tension, de manière floue, tremblotée ce qui pourrait être la vie ou une tranche de vie d’un je, d’un tu ou d’un il quelconque. Ces planches sont-elles bien réelles, débitées, sciées, vissées, assemblées en baraques, armoires, tables, albums, chariots, murs, planchers, coffrages, radeaux d’une vie qui va à la dérive ? « Le monde n’est pas avec nous ». « La page ou image est déchirée ». Ou bien, puisqu’on y parle souvent de photos, d’agrandissements, ne pourraient-elles être le décor d’un vieux film aux images saccadées où « les mots distancent l’image dans la phrase ». Alors, des trains, (« les trains de Shakespeare ») et des camions transportant des matériaux, de fruits et de légumes traverseraient le panorama. On verrait des outils dans les champs, des charrues. L’herbe laisserait apparaître la roche ; schiste, feldspath. Des tâches bleues, jaunes auraient marqué la pellicule. Froger habite son long poème : « Je suis un autre paragraphe ou bien cet homme, un train, ou rien ». Il met tout son corps pour l’écrire : « Les mots ne sont pas encore jusqu’aux muscles. La ligne écrase l’épaule. / L’épaule demande le vocabulaire. » « des signes insistent »


Jean-Jacques Bretou, Cahier critique de poésie, février 2017