— Paul Otchakovsky-Laurens

Que faire des classes moyennes ?

Nathalie Quintane

En 1697, John Locke avait trouvé plein de bonnes idées pour occuper les pauvres. Il les résumait dans un bref exposé : « Que faire des pauvres ? » Aujourd’hui, réduits à une foule semi-clandestine ou noyés dans la Méditerranée, les pauvres ne semblent plus être une question. D’après Nathalie Quintane, le véritable problème des sociétés modernes, ce sont les classes moyennes. Nourri par une foultitude de documentation récente disponible virtuellement ou sur du papier, adossé aux meilleurs auteurs, parfois abondamment cités (Nietzsche, Debord, Ballard, aussi bien que Lojkine, Huelin ou Brustier), Que faire des classes...

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Traductions

Allemagne : Matthes & Seitz | Danemark : Antipyrine

La presse

CLASSES MOYENNES,
LES LIMITES D’UN MYTHE


Nathalie Quintane analyse de l’intérieur les clichés d’un milieu social dont le modèle a du plomb dans l’aile.



En 1975, chez Jacques Chancel, le cinéaste et dialoguiste Michel Audiard dit qu’il aime les Français moyens parce qu’il en est un, que pour cette raison les intellectuels ne l’aiment pas, phénomène dont il semble jouir. Il dit aussi qu’il est «manant et fier de l’être». On entend sa gouaille de titi au comptoir. Il a commencé par être soudeur. C’est un ouvrier qui a réussi. Son public, ce sont les classes moyennes, sorties de l’usine ou des champs pour emplir les bureaux. On est à l’époque de leur apothéose. C’est le moment de Radioscopie et d’Apostrophes, des Quatre Saisons et du microsillon, de la société de consommation et des grandes vacances pas chères, de la culture pour tous sinon pour chacun, de Claude Lelouch et du «bon temps» qu’on obtient en travaillant. Quarante ans après, les classes moyennes vivent des temps difficiles. Elles se disloquent et tout le monde leur tape dessus, les pauvres, les riches, les impôts, les banques, les écrivains, les artistes, et même, et surtout, leurs gosses, tous ceux qui en sortent et qui n’en feront plus partie. Nathalie Quintane en vient, elle aussi, comme ses lecteurs, comme nous, elle le dit et c’est d’abord pourquoi elle cogne dessus avec cette louvoyante et intime allégresse, «en pleine observation participante». Elle avait commencé à leur régler leur compte voilà deux ans, dans les Années 10 (La Fabrique), par un texte intitulé «le Suicide des classes moyennes». On lisait que «la folie ne menace pas les classes moyennes en temps d’austérité annoncée : la folie les constitue. C’est à cela qu’on les reconnaît.» Que faire des classes moyennes ? déambule dans cette folie.



Superstition



La décrue des classes moyennes est parfois interprétée comme une perte de démocratie, démocratie dont elles étaient une conséquence certes imparfaite, mais acceptable. Pour Quintane, c’est le contraire : les classes moyennes ont été (et restent) la troupe du grand mensonge économique, culturel, politique, celui qui a permis d’occulter la «question sociale» et que l’Occident ne cesse d’exporter. Comme dans les dessins animés, si votre doigt indique Zemmour, ou même Houellebecq, elle court dans l’autre direction. Son livre cherche à comprendre, «en partant moins de ce que sont les classes moyennes que de ce qu’on se raconte qu’elles sont, en quoi elles concourent (ou non) à l’état déplorable de la société tout entière et peut-être du monde, et comment y remédier rapidement». Mais le livre est plus drôle que ce programme énoncé chemin faisant. Voici par exemple le discours des classes moyennes sur l’école : «Si tu travailles à l’école, tu auras une bonne vie (réduit à partir des années 1980 à : tu auras un emploi) - soit à peu près l’équivalent de : si tu te grattes le coude, tu te moucheras plus vite, ou : si tu mets une grenouille sous la table, tu gagneras au Loto.» Les classes moyennes ont la superstition d’une réussite qui n’existe pas et des peurs qu’elle engendre : le contrat social qu’elles incarnent est bidon. Quintane joue comme au cabaret les tirades réflexes qui en découlent. Les classes moyennes sont motivées par l’expression «ce qu’il faut de courage» : «Ce qu’il faut de courage pour quitter la ville de son enfance, son quartier, son jardin, sa cité. Ce qu’il faut de courage pour faire un métier qu’on n’aime pas, dans une ville qu’on n’aime pas, puis dans une ville qu’il nous faudra aimer un peu plus. Ce qu’il faut de courage pour aller quémander pour l’enfant une autre école, un autre collège, un autre lycée encore, toujours aller quémander dans l’espoir d’un petit
mieux.»



Brutalité



Quand «ce qu’il faut de courage» ne marche plus, c’est «ça suffit» qui s’installe : «Ça suffit le travail, ça suffit les grèves, ça suffit les syndicats, ça suffit les politiques et ça suffit la politique, ça suffit les curés, ça suffit les plombiers, ça suffit les Polonais, ça suffit les Bulgares, ça suffit les Biélorusses, ça suffit les Roumains et puis ça suffit les Roms, ça suffit les Arabes, ah oui alors ça suffit les Arabes, ça suffit les Arabes nés en Arabie et ça suffit encore plus les Arabes nés en France, qu’ils aillent naître ailleurs, ou mieux : qu’ils ne naissent pas du tout.» Le livre est une débonnaire et agressive petite symphonie de musique concrète. Il accueille et mélange les tonalités et registres du bovarysme social, ses illusions, ses déceptions, ses ressentiments, son arsenic. Ce n’est ni un essai ni un pamphlet : sa mayonnaise est huilée par l’autobiographie, une soudaine et familière brutalité pour bien marquer qu’ici, on ne nous la fait pas, l’argent c’est d’abord du pognon. L’auteure a bien de la colère. Cette colère passe par l’oreille et par le jeu. Le résultat est finalement une preuve de la générosité, volontaire ou pas, des classes moyennes : elles ont engendré de beaux ingrats, de subtils meurtriers comme Quintane, qui le sait et le dit : «Par tout ce qui précède, je pense appartenir à la classe moyenne, et par conséquent ce texte est, d’une certaine manière, un produit de la classe moyenne. Il a d’ailleurs quelque chose de plastronnant - un mot qui conviendrait pour en décrire la majeure partie, jusqu’ici, est qu’il plastronne, au sens où il gonfle un peu le torse, peut-être pour se protéger la poitrine.» Bref, il est d’extrême gauche. Les moments où elle nous permet de l’oublier, par exemple lorsqu’elle parle d’une grand-mère, sont les plus sensibles.



Philippe Lançon, Libération Next, 2 novembre 2016




l’ennemi intérieur



Et si la montée des populismes dans le monde était due aux classes moyennes? Nathalie Quintane s’interroge dans un drôle d’essai qui tombe juste.



Le Brexit, I’élection de Trump, la montée de I’extrême droite en Europe... Et si tout était de la faute des classes moyennes ? Mais alors, qu’en faire ? C est I’une des questions que pose Nathalie Quintane dans un drôle de petit livre qui comme tous ses textes précédents (dès Chaussure en 1997), s’annonce comme une tentative d’épuisement d’un sujet... épuisant, puisqu il s’agit de la classe moyenne, que seul peut-être un Michel Houellebecq a si bien su mettre en scène dans ses romans. Une classe aux contours parfois flous mais une classe aujourd’hui majoritaire souvent issue du milieu ouvrier, et qui aurait eu I’illusion d avoir évolué socialement grâce à la possibilité d’acquérir certains objets de consommation - "A partir du milieu du XIXe siècle l’achat de l’armoire à glace signe I’entrée dans la classe moyenne c’est-à- dire qu’on achète une armoire à glace pour entrer dans la classe moyenne."
Aujourd’hui, ne serait-elle pas I’une des premières victimes d’une paupérisation galopante et, dès lors très rapide à pencher dangereusement du côté du populisme ? Dès qu’elles se sentiraient menacées par toutes formes d’augmentation d’impôts, etc, "(...) les classes moyennes sont les seuls véritables ennemis de la démocratie. Or ce sont des ennemis qui s’identifient comme amis de la démocratie ils sont d’autant plus dangereux. Car ils mettent leur supposée insuffisante montée - qui n’est que leur trop réelle descente - dans le sablier de la répartition des classes sur le compte de la démocratie, ils en accusent la démocratie (non plus seulement le gouvernement!, c’est à cause de la démocratie qu’ ils n’ont plus assez de pognon (...) »




Nathalie Quintane ne se place pas au-dessus de cette classe moyenne : elle en vient, elle y est toujours ; comme la plupart d’entre nous qu’ on appartienne à une classe moyenne inférieure ou supérieure. Son propos sort de la théorie, voire de sa tentation rhétorique quand elle le nourrit de son expérience personnelle. Quand elle épingle, par exemple les petits riens qui font tout et vous indiquent la séparation entre votre classe sociale et les autres étudiante, elle est invitée chez les parents d’une amie parisienne à prendre le thé - Plus tard, comme j’avais fait des études, la plupart buvaient du thé, et non du café ou café coupe de chicorée.
Quintane conclut qu’ elle n’a pas vraiment répondu a la question du titre plutôt à celle du devenir de la classe moyenne Le grand ciment social ce n’est pas seulement le ressentiment qui ne fait pas grand-chose : c’est le ressentiment passé à lacte, ou en passe de passer à l’acte qui est ce que nous voyons de plus en plus avoir lieu sous nos yeux ». La vengeance. Pas vraiment rassurant


Nelly Kaprielian, les Inrockuptibles, 29 novembre 2016




La sociologie est un sport de combat



Possédez-vous une armoire à glace ? Quand vous allez au musée, claquez-vous trois fois le prix du billet dans un mug sérigraphié ? Avez-vous déjà dit à un enfant qu’il fallait travailler à l’école pour obtenir un bon métier? Dans l’affirmative, il y a des chances que vous apparteniez à la vaste et molle entité de la «classe moyenne», ce gloubi-boulga socio-économique que l’on accuse de tous les maux : apathie, consumérisme, mauvais goût, racisme et j’en passe. Nathalie Quintane, elle, ne lui passe rien. Dans « Chaussure », « Tomates » ou « Crâne chaud », sa poétique se mêlait déjà de politique, mais les temps étant ce qu’ils sont, madame la marquise, ça ne semblait plus lui suffire. Ponctué d’autobiographie, bourré de colère, de questions et de drôlerie, avec sa manière méthodique de tout mélanger, «Que faire des classes moyennes?» est un essai excitant et excité, véritable antidote à l’avalanche actuelle de livres politiques tiédasses. Et si elle précise que la visée de son texte n’est pas de rigoler, difficile de résister à ce numéro de professeur Foldingue, ou elle déploie les modèles en bouteille, en sablier ou en montgolfière, les salaires médians, Guy Debord, Barbara Cartland et les pavillons de banlieue. Pour arriver à une définition à la fois biscornue et lumineuse, comme à peu près tout ce qui sort de sa cervelle haut perchée : la classe moyenne ne veut pas l’être. Que peut donc revendiquer/accomplir/ transmettre une classe qui se nie elle-même ? Une littérature engagée mais pas tarte, c’est possible : Nathalie Quintane est en train de la réinventer •


Marguerite Baux, ELLE, 25 novembre 2016





Nous est un autre
Crise identitaire, thème et variations



Auteurs de fictions en tous genres, Nathalie Quintane et Tristan Garcia s’adonnent en ce mois de novembre à une réflexion vivifiante sur nos pirouettes identitaires en général et celles des classes moyennes en particulier.



En 1697, le philosophe John Locke présentait un rapport au ministère du Commerce et des Colonies, en réponse à l’épineuse question Que faire des pauvres? - plus précisément, comment les mettre au travail, selon quelles méthodes et quels moyens. Trois siècles et des poussières plus tard, Nathalie Quintane publie chez P.O.L. un savoureux petit livre - mi-essai, mi-pamphlet - intitulé Que faire des classes moyennes?. Elle en profite pour rappeler que la valeur travail pose cette équivalence «que je suis mon métier, et que sans mon métier je suis rien. Je travaille à Roquefort dans une boîte et je dis nous quand je parle de moi; je suis entrepreneur, agent de surface, comptable, secrétaire, juriste, magasinier, et je dis nous quand je parle de moi. Mais ce nous, ce n’est pas moi et ce n’est pas nous. Ce "nous", c’est la boîte».
En même temps, comme s’il fallait expliquer cette schizophrénie socioculturelle, paraît chez Grasset un essai consacré par Tristan Garcia au «nous» comme à «une superposition de calques, de plans transparents de notre imaginaire», sur lesquels nous nous efforçons de découper la réalité sociale en tranches, en classes, en races, en espèces, en générations, pour nous y situer, coûte que coûte. «Nous», estime l’auteur de La Meilleure Part des hommes, c’est «une manifestation dynamique de la subjectivité animale et humaine, par quoi il manque toujours quelque chose à ce que nous sommes. Pourquoi? Parce que le nous est trop large, ou parce qu’il est trop étroit, parce qu’il est déséquilibré par la domination, parce qu’il ne fait pas justice aux vivants en englobant les morts, ou parce qu’il ne fait pas justice aux morts en se réglant sur les vivants seulement». En attendant que justice soit faite, revenons à «nos» moutons identitaires...
Qu’est-ce donc qu’une «classe moyenne»? Quelles illusions et renoncements cache cette étiquette dont «nous» acceptons, bon an mal an, qu’elle nous soit collée sur le dos?


La sociologie, rappelle Nathalie Quintane, n’a pas lésiné sur les métaphores pour donner forme et âme à une réalité des plus volatiles : ainsi, au modèle «en montgolfière» (avec une modeste base populaire qui s’évase progressivement pour arriver à un maximum de grosseur aux deux tiers, puis rétrécit progressivement par en haut, figurant le groupe restreint des classes aisées) aurait succédé, vers la fin des années 1970, le modèle «en sablier» (où la base devient protubérante, s’évase au premier tiers puis se resserre étroitement, pour s’écarter à nouveau par en haut sans excès), suivi à son tour par les modèles «armoire à glace» ou «morceau de sucre trempé dans un café», dont on vous laisse deviner la teneur...
On peut, certes, à l’aide d’une batterie de chiffres («entre 70% et 150% du salaire médian») et de stéréotypes («On n’additionne pas des carottes avec des yachts», «imaginez le mariage d’un plombier et d’une oto-rhino-laryngologiste»), formuler l’idée qu’on se fait de la classe moyenne: «une classe flottante, indécise, mijorée, et tous les adjectifs que nous verrons plus loin». Nathalie Quintane, on l’aura compris, a décidé de traiter le sujet avec sarcasme.
Né d’un humour rageur, Que faire des classes moyennes? est rédigé «en pleine observation participante» par une narratrice qui appartient elle-même à la susdite catégorie et n’hésite pas à le clamer. Comme tout le monde, ou presque, elle se sera offert un livret A, des cadres sur les murs, un ordinateur portable, des vins «médaille d’or au concours d’Orange», des vacances au soleil et tutti quanti. A quoi bon? «Chaque achat est encore obscurément le droit de péage qu’on verse pour se dégager d’une origine sociale toujours trop basse, quand on est de la classe moyenne. Toujours trop basse par rapport à quoi? Par rapport à ceux qui gagnent ce qu’il nous faudrait trois cent soixante-six ans pour gagner, nous. Toutes les tablettes, tous les 4x4, tous les Mac, ne suffiront pas à laver ces petites mains». Tout compte fait, l’idée même de publier pareil livre dans une maison aussi exclusive et huppée que P.O.L ne fait que confirmer, ironiquement, cette singularité «qui signe l’appartenance à la classe moyenne: une séparation stricte entre ce que nous vivons et ce que nous racontons»…


Corina Ciocarli, Le jeudi, 30 novembre 2016




Rencontre



Les classes moyenens, entre déni et ressentiment


QUE FAIRE des classes moyennes ? est un livre terrible et hilarant, qui pose toutes les questions que « nous », classes moyennes, évitons soigneusement, mais que les élections (celle de Trump, par exemple) résolvent dans la colère. Car ce qui caractérise les classes moyennes, explique Nathalie Quintane, c’est « une séparation stricte entre ce que nous vivons et ce que nous racontons ». Ainsi persistons-nous à croire que nos enfants, s’ils travaillent à l’école, auront « une bonne vie» ou même seulement un emploi, alors que la réalité prouve le contraire. Car «quand l’organisation sociale, dans son ensemble, se fixe pour but de chiffrer les coûts et bénéfices, eh bien l’école chiffre les coûts et bénéfices comme tout le monde». En ethnologue de l’absurde, l’écrivaine enquête sur notre déni et notre ressentiment. A force de frustration, les membres des classes moyennes finissent par vouloir «punir le réel», écrit-elle, voire à incriminer la démocratie, qu’ils estiment responsable de leur manque à jouir structurel: «Ils ne veulent pas finir clochards, et cette peur, ils l’ont pour ainsi dire vaporisée à l’ensemble du corps social, excepté les clochards. » Alors que faire ? Supprimer les classes moyennes ? Inutile : elles s’en chargent toutes seules, électrisées qu’elles sont par la pulsion de mort. Mais nous rendre l’élan et la force, peut-être, de ne plus tout changer «pour que rien ne change» - ou pire, comme aujourd’hui, pour que tout reparte en arrière.


Eric Loret, Le monde des livres, 2 décembre 2016

Vidéolecture


Nathalie Quintane, Que faire des classes moyennes ?, Nathalie Quintane, Que faire des classes moyennes ? octobre 2016

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