— Paul Otchakovsky-Laurens

et comment nous voilà moins épais

Anne Portugal

On dit qu’il faut coucher pour réussir, et dans ce livre on couche beaucoup, on s’étend et on s’endort. Un ermite et son lion organisent jour après jour une courtoise colocation et se donnent du vous, du divertissement, et des ajustements ménagers. Un je furtif se glisse tour à tour dans chaque lit aimé de la littérature et de la peinture, il expérimente promiscuités, gênes et sidérations, et réalise qu’on y est plus souvent allongé mort que vivant. Un nous joyeux se livre à des activités de plein air, rafting, rando, piquenique, caravaning, il fait la sieste et compose des poèmes en short.

 

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La presse

ÇA FAIT LONGTEMPS que je lis Anne Portugal, depuis son Fichier, paru chez Chandeigne en 1992. Ça fait longtemps et, pour autant, je ne fais aucun progrès. Il existe bien des plaisirs de lecture. On peut s’installer dans un texte comme dans des charentaises, reprendre l’histoire où elle en était avec un soupir d’aise, retrouver un monde, pas trop inconnu, pas trop prévisible, qui nous réserve des lieux et des situations inattendus mais reconnaissables, on peut s’y sentir presque chez soi, et c’est un plaisir non négligeable. On peut aussi tenter de s’installer comme d’habitude et comprendre assez vite qu’on a pris place sur un siège éjectable (Bessette, Sarraute). Et, parfois, on peut savoir dès la première page qu’on n’est pas du tout chez soi, que le monde dans la langue s’est complètement déplacé, et qu’on ne sait pas lire, pas tourner les pages, pas lier les mots. Paradoxalement, cette sensation - ne pas savoir lire - fait partie de mes plus belles expériences de lecture (Danielewski, Russell Hoban). Avec Anne Portugal, je ne suis jamais déçue. Dès que le sens apparaît, elle le brouille, dès qu’une image fait surface, elle la coule ou la piège, elle l’inverse. Avec une précision et une économie redoutables. Les mots sont simples, les évocations immédiates, mais rien n’est correct et surtout pas l’usage.


Loin de l’ironie


Et comment nous voilà moins épais ne déroge pas. Le programme est clair, exposé en début de volume, le livre est fait de trois parties : un dialogue entre un ermite et un lion (shakespearien), une série de coucheries dans des lits (plutôt défaits) ou des pelouses ou des tombeaux de peintres et d’écrivains franchement connus, et, pour finir, quelques sorties en plein air. Le dialogue dialogue entre l’ermite, et le lion n’a vraiment rien d’anthropomorphique, on peut se rassurer tout de suite. On ne sait pas qui, du lion (très courtois) ou de l’ermite est le plus parti dans ce désert qui ressemble parfois à un grand magasin avec publicités et produits innovants. Ils sont gentils entre eux, ils prévoient de voyager et de rentrer en voiture ensemble, peut-être en 4 x 4. Ce début déroutant parsemé d’objets design et de langue commerciale et technique fait penser à du Cadiot, sans les séductions de la narration. Et c’est bien, à mon sens, l’affaire d’Anne Portugal, d’écrire avec toutes les ruses connues, tous les appels du pied, les références, les miroirs aux alouettes et les représentations communes, de les lancer dans la tête du lecteur, de les amorcer sans jamais poursuivre. De glisser là-dedans et de bien déraper. Que ces séductions court-circuitées ne soient pas une violence faite au lecteur, c’est déjà une magie, mais qu’en plus, grâce à ces sauts, ces embrouilles et ces accélérations conceptuelles, il se dégage quelque chose comme une douceur, beaucoup de malice, c’est clairement du charme. Avec Anne Portugal, on est loin de l’ironie qui est toujours sérieuse, loin de la pose, la phrase travaille la théorie, pas l’inverse, et le groupe cultivé qui va battre la campagne avec elle ne se prend pas pour la fine fleur : « Groupe nous exposons notre temps dont nous discutons et les films autrement tiens ta base et dansant venons de constater l’orientation de ce panneau un raccourci et sommes sortis prendre l’air à quoi il ressemblait le maintien que nous commentons d’un café devant la gare nous comme ce qui est dit passons à peu près. »


Céline Minard, Le Monde des Livres, 20 octobre 2017



Anne Portugal : Dans les draps du poème (et comment nous voilà moins épais)


« La vie est le noyau poétique des poèmes ; pourtant, plus le poète s’efforce de transposer telle quelle l’unité de vie en unité artistique, plus il se révèle un bousilleur » déclare avec autant de férocité que de lucidité aguerries Walter Benjamin à propos d’Hölderlin afin de dire de la poésie cette irrémédiable tension, toujours relancée, toujours désirée qui consiste à vouloir trouver depuis le poème la formule d’une vie - la chance inouïe d’une vie vivante. Peut-être faudrait-il confier ces quelques mots énergiques de Benjamin qui montrent combien la poésie doit apprivoiser et versifier autant que libérer le vivant comme escorte lumineuse à la lecture du splendide et comment nous voilà moins épais, nouveau recueil poétique d’Anne Portugal, paru ces jours-ci chez P.O.L.


De fait, dans les trois régulières et neuves parties qui constituent les trois mouvements profonds d’et comment nous voilà moins épais, Anne Portugal entend faire du Poème le lieu de ce que le Poème ne sait accueillir, entend trouver la Vie au-delà du poème, là où précisément, il s’agit de trouver un point nul - entre la vie et le verbe, depuis l’un, depuis l’autre. Car Anne Portugal ne veut pas bousiller la vie. Anne Portugal ne veut pas bousiller la poésie. Anne Portugal entend, depuis le Poème, trouver cet instant et cet espace où l’unité artistique saura ce que faire accueil du vivant, pourra en susciter l’instinct : Anne Portugal entend saisir l’instinct poétique du monde, en susciter comme elle le dit « la promenade instinctive ». Le Poème ne doit pas être prisonnier du poème : il doit devenir une forme sans cesse informelle, sans cesse plus libre que tout vers pour venir chercher l’instant d’abandon par où, depuis le verbe, la vie se laisserait apercevoir depuis un effleurement, depuis ce qui affleure sans devoir sombrer dans la rigidité d’un verbe trop haut, sans devoir être figé. Il faut moins d’épaisseur, il faut être moins épais - il faut trouver cet instant d’être où bousiller le poème, c’est rendre la vie qui ne serait pas encore bousillée. Le poème se veut de moins d’épaisseur : il entre dans un démaigrir. Il lui faut trouver le chant de la défaisance poétique qui donnera du noyau du poème le noyau le plus clair même si le plus ténu, fragile, impensé d’existence.


La suite sur Diacritik.com par Johan Faerber, le 15 mai 2017

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Anne Portugal, et comment nous voilà moins épais, Anne Portugal avril 2017