— Paul Otchakovsky-Laurens

Discorde

Jacques Dupin

Ce livre rassemble les textes de Jacques Dupin demeurés dispersés, parus en revue ou en éditions limitées, parfois envoyés à des amis, et ses tout derniers écrits.
Tout au long de sa vie d’écrivain, Jacques Dupin avait coutume de publier ses poèmes en revue, puis de les reprendre dans des ouvrages à tirage restreint, accompagnés d’interventions d’artistes amis, avant de les regrouper enfin dans les recueils qu’il destinait à ses éditeurs principaux : Gallimard de 1963 à 1982 puis P.O.L. à partir de 1986. Certains toutefois n’ont pas trouvé l’ensemble qui les aurait accueillis, ou n’y ont été...

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La presse

Dernier démantèlement


DISCORDE, PREMIER ET DERNIER LIVRE POSTHUME DE JACQUES DUPIN, RASSEMBLE SES QUINZE DERNIÈRES ANNÉES DE POÉSIE. SA RAGE EST INTACTE.



Commençons par la citation qui ouvre son autoportrait (Amuse gueule, 2003) « Si on écrit après, après c’est tout sauf ça » Les mots sont d’Henri Michaux. Ils dessinent le leitmotiv profond qui conduisit Dupin à toujours s’interdire d’écrire dans l’« après » Mais après quoi? C’est justement l’unique et seule question qu’il donna à l’horizon d’un barrage que sa vie s’employa à démanteler à coups de barre à mine, d’outils venus des casseurs de pierres, rafistolés par des bagnards et des pauvres hères. Des outils aux tacts infimes, à la musique rauque et claire, traçant des lignes dont les linéaments s’enfoncent autant dans le sol antique des présocratiques que dans celui de l’écran plat contemporain. Discorde n’échappe pas à la règle, bien que cet ultime livre, qui s’ouvre sur une lettre passionnée (1948) adressée à Rene Char, suit un ordre chronologique de parution que l’auteur aurait peut être bouleversé. Ainsi dessine-t-il un corpus projeté, mais qui respecte néanmoins les états de publication (en revue, en tirage limite) qui s’échelonnèrent sur les quinze dernières années, si l’on excepte la reprise de Cendrier du voyage (1950), ainsi que de poèmes parus (de 1949 à 78) en revue ou adresses, mais jamais repris par l’auteur lui même de son vivant. II faut préciser que Jacques Dupin, qui ne cessait de trouver dans les revues les occasions de tester la solitude de ses poèmes, était coutumier du collage ou du montage : un tercet, un quatrain, un seul vers, une infime variation entre trois mots, se retrouvent parfois insérés dans une autre séquence de poème. Façon de l’endurer, mais surtout de travailler sur la force de ses variations, de traquer la pugnacite de ses coups ici et là, revenus dessiner ses propres entailles.
Dans La nuit se découvre (2012), il écrit que « dans cet envers de la mort/ou je respire, et gronde//bondis chamane la chèvre/derrière les lauriers rouges/Vie grande la douleur/bifurque/à main gauche s’evade//se dissout dans la forêt/ou commencent/ le tout et le rien » C’est son pari, le bond de l’idiotie revenu au geste inedit d’armer la culasse, entre le tout à perdre et le rien à gagner, le bloc du dedans fracasse, le dehors rayonne jusqu’à aveugler. Le poème de Dupin, c’est Orion aveugle cherchant le soleil, la connaissance par les gouffres, mêle à l’inédit du devenir. Le vieux non dum latin, le rien encore, est toujours mise par un devant être qui interdit l’après-coup. Les ultimes poèmes donnés, arrachés au mutisme grâce à la complicité épistolaire et amicale de Francis Cohen, en sont les traces clignotantes reconnaissables, un autoportrait tacite, à l’exemple de ces vers bouleversants « Récit de rêve à la dérive, et/son adéquation à la dérive du/ politique et de l’institution. Ta/robe violette de cobalt, ta culotte noir/d’ivoire, je les tords, j’y fais des/noeuds pour m’y pendre ».



Emmanuel Laugier, Le matricule des anges, mai 2017.




Vers à soi


Discorde rassemble les textes - jusqu’alors dispersés - du poète Jacques Dupin. Sublime !



Comment parler de poésie en des temps si dramatiquement antipoétiques ? Comment évoquer les poètes alors qu’ils ne sont pas - ou si peu - lus ? « Absente, la poésie l’a toujours été. L’absence est son lieu, son séjour, son lot », écrit Jacques Dupin (1927-2012) dans Eclisse, texte magnifique dans lequel il s’interroge sur la patente et nécessaire marginalité de la parole poétique dans l’espace public. « Irradiation dans le corps obscur », « déflagration invisible », la poésie ne peut avoir lieu que « dans le sous-sol de la langue », « éconduite, égarée, perdue de vue », maintenue loin des regards, du vacarme et des lois inquisitrices du marketing. Le lecteur, cet « inconnu derrière le masque », accepte le frottement imprévisible des images, laisse s’ouvrir en lui le pas de côté, l’écart qui « nous chasse, et nous prend la gorge ».
Apre et physique, violente et audacieuse, la poésie de Jacques Dupin est l’une des plus importantes du siècle dernier. Contemporaine de Philippe Jaccottet et d’Yves Bonnefoy, elle s’imprime dans un corps à corps avec la matière, primaire et première - celle du moi, celle du corps (« je supplie/les mots de me secourir »), celle d’un paysage dévasté où émergent la roche, les eaux ruisselantes, les feuillages brillants, les mouches qui scintillent et qui crissent. Marquée par le bouleversement de la guerre (« une cascade de catastrophes »), elle est bâtie sur l’écartèlement de la tradition (« On ne peut édifier que sur des ruines »). Comme le résume François Bon, elle dit « l’acceptation d’un monde où les surfaces sont plus dures, les limites plus violentes, les mobilités plus rapides » (Ce qui gronde dans le sous-sol, 2002).
Paru au début de l’été, Discorde est une parfaite introduction pour qui souhaiterait entrer dans l’oeuvre intense et abrupte du grand « laboureur de la langue » : se déployant selon un ordre chronologique, le recueil traverse I’existence entière du poète, du lyrisme touffu de sa jeunesse (Cendrier du voyage) jusqu’à l’épure déchirante des derniers vers, composés dans l’angoissé voisinage de la mort où « rien n’écrit ».



Estelle Lenartowicz, Lire, septembre 2017.